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La Lecture en Couleurs de Caleb Gattegno
Suzanne Lachaise
(Exposé donné dans le cadre des journées de "Neuropsychologie appliquée à la
communication" organisées par le Département d’Audiophonologie de la Faculté de
Médecine et de Pharmacie de Besançon)
Préambule
Je dispose d’une petite heure pour vous parler de la Lecture en Couleurs. Or pour une
information à peu près complète (et non pas pour une formation) un stage de 12 heures
minimum, et la plupart du temps de 20 heures, est nécessaire. Je dois donc choisir ce qui est
susceptible de vous donner une idée correcte, bien que très incomplète, des fondements et des
contenus de cette conception particulière. Vous aurez donc peu d’exemples d’exercices dans
cet exposé, et vous devrez me croire sur parole quant à l’efficacité de tel ou tel, ou jeter le
bébé avec l’eau du bain !… C’est votre droit et mon but n’est pas de vous convertir mais de
vous faire connaître l’existence de la pensée et de l’œuvre de Monsieur Gattegno que j’espère
trahir le moins possible, mais cela, lui seul pourrait le dire (et il ne le fera pas car il est décédé
en juillet 1988.)
J’ai renoncé la plupart du temps à mettre entre guillemets les citations de l’auteur, veuillez
considérer que je tente de rapporter sa pensée telle que je l’ai intégrée à ce jour.
Historique
Créée en 1957, à l’occasion d’une mission de C. Gattegno en Ethiopie comme conseiller
technique de l'U.N.E.S.C.O. pour tenter de résoudre les problèmes de l’analphabétisme dans
ce pays, la Lecture en Couleurs est une approche fondée sur une connaissance intérieure des
fonctionnements intrinsèques des êtres humains et sur une vue intégratrice, "multi-points-de-
vue" du champ d’expérience considéré, ici la lecture. Les réponses proposées dans cette
approche ont toutes été engendrées par la nécessité de résoudre des problèmes d’apprentissage
- techniques, vécus, en situation d’enseignement - et non par une réflexion théorique sur la
lecture.
Les pouvoirs de l'apprenti-lecteur
Le premier terme est le rôle dévolu à la personne qui apprend parce que chacun de nous est
doté d’un équipement performant et qu’il vaut mieux travailler avec lui que sans ! Chaque
élève arrive avec son expérience, avec son intuition, son intelligence, sa créativité, son
aptitude à engendrer des images mentales et à agir sur elles, à créer des structures mentales, à
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prévoir, à utiliser sa volonté, son bon sens, sa curiosité et son besoin d’apprendre, à employer
ses perceptions, ses capacités d’action, son aptitude à changer de point de vue, à faire des
transferts, à généraliser, à formuler, à accentuer certains aspects tout en ignorant
volontairement les autres (c’est-à-dire à abstraire), à se donner des critères de vérité, à
suspendre son jugement, à mobiliser son affectivité et à utiliser ce qu’il sait déjà faire pour
affronter sans cesse l’inconnu, etc...
Reconnaissant tous ces pouvoirs à l’œuvre chez les enfants au berceau, nous ne pouvons
guère les nier à nos élèves, enfants ou adultes, même s’ils n’en ont déjà plus l’usage spontané
et conscient - l’un des rôles du maître étant alors de donner des exercices propres à réactiver
ces pouvoirs. L’observation attentive des très jeunes enfants avec l’éclairage mis par Gattegno
nous fait découvrir que le jeu est l’activité la plus sérieuse qu’ils fassent. Donc, un autre point
d’appui est de donner au travail la forme de jeux au sens de défis à relever, cela permet entre
autres choses de ne plus chercher en vain comment "motiver" nos élèves, ils se motivent tout
seuls au contact de ces défis et l’entraide pour résoudre le problème prévaut alors sur la
compétition : ce n’est pas une idée mais un fait d’expérience.
Le deuxième terme est la lecture elle-même, ce qui fait sa spécificité, son histoire et ses
caractéristiques. Monsieur Gattegno est mathématicien de formation et comme tel, son regard
a été orienté vers des aspects qui avaient échappé aux précédents initiateurs de méthodes ou
de conceptions pédagogiques. Le principe d’économie, la notion de transfert, la conscience de
la dimension algébrique des langues parlées lui viennent de ce regard particulier, et je vous
rappelle que cela se passait en 1957.
De plus, il a eu à traiter simultanément le problème de la lecture dans de nombreuses langues,
très différentes les unes des autres, comme le hindi, l'amharique (langue vernaculaire de
l’Ethiopie), l’arabe, l'hébreu, des langues européennes (espagnol, anglais, français). De cette
diversité est née l’idée des langues arbitraires pour le tout début de l’apprentissage, afin de
traiter ce qui est universel, donc humain, avant ce qui est spécifique de telle ou telle langue,
donc culturel.
Les pré-requis à l’apprentissage de la lecture tel qu’il est décrit ici, sont d’être voyant et
d’avoir appris à parler sa langue maternelle. « La conquête du langage parlé est de loin plus
difficile que celle de la lecture... » Or, la plupart des analphabètes parlent leur langue aussi
bien que de nombreux "lettrés" (au sens de "alphabétisés"). S’ils sont non-lecteurs, ou bien ils
n’ont pas eu l’occasion d’apprendre à lire (comme c’est encore le cas dans de nombreux
pays), ou bien leurs professeurs n’ont pas su créer les conditions favorables à leur
apprentissage. « Apprendre à lire est très facile, il suffit de transférer les pouvoirs acquis lors
de l’apprentissage du langage parlé à sa nouvelle forme qui est le langage écrit. »
Il ne s’agit pas de conditionnement mais d’un ensemble de fonctionnements mis en oeuvre par
la personne qui apprend pour répondre aux défis particuliers de cet apprentissage.
Monsieur Gattegno a cherché à rendre directement perceptibles des composantes de la langue
écrite et les relations entre langue parlée et langue écrite. La couleur est l’un des moyens qu’il
a trouvés pour cela, et celui qui donne son nom à l’ensemble du matériel conçu pour les
apprentis-lecteurs.
Je dirai encore un mot de la compréhension et de la mémoire avant de décrire plus avant cette
approche. La compréhension ne s’enseigne pas avec la lecture, les enfants l’acquièrent dans le
langage parlé et la transfèrent au langage écrit.
Quant à la mémoire, elle peut jouer un rôle minuscule dans l’apprentissage de la lecture si on
est vigilant : en amharique, il existe 241 signes, leur apprentissage par mémorisation dans
l’enseignement traditionnel prend 18 mois. Mais si, au lieu d’essayer de faire retenir
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successivement ces 241 formes, on s’aperçoit qu’il existe des formes élémentaires et une loi
de composition, alors plutôt que s’adresser à la seule mémoire, on s’adressera désormais à
l’intelligence et à l'initiative des élèves.
C’est ce travail qu’a fait C. Gattegno pour cette langue en redécouvrant la loi de composition
et en la rendant perceptible avec des couleurs (les consonnes et les voyelles ont des signes
propres, tandis que les syllabes directes sont un signe dont la partie du haut rappelle la
consonne correspondante et la partie du bas, la voyelle associée, donc si la consonne pour "b"
est vert foncé et la voyelle pour "a" blanche, le signe pour "ba" est vert en haut et blanc en
bas. Le Fidel (tableaux d'orthographe). Percevant cette similitude de couleur et la permanence
de l’information, je peux, comme apprenti, réinventer autant de fois que j’en ai besoin la
forme propre de chaque syllabe si j’ai mémorisé le minimum indispensable. Par la pratique, la
rétention s’installe et si je retiens, c’est pour toujours, tandis que je peux oublier ce que je
tente de mémoriser. (De même que j’ai retenu et non pas mémorisé ma langue).
Entre parenthèses, cette différence entre mémoire et rétention éclaire pourquoi les leçons de
vocabulaire traditionnelles ne permettent pas aux élèves d’augmenter leur bagage
linguistique...
L’algèbre
Dans toutes les langues parlées, on a utilisé un nombre fini de sons et de tons pour engendrer
un nombre infini de mots et d’expressions (en français il n’y a que 33 sons - ou 34 ?) mais
personne ne sait combien il y a de mots français et on n’a pas besoin de le savoir car on
continue à en créer sans cesse parce que le nombre de combinaisons possibles de ces 33 sons
est sinon infini du moins suffisamment grand pour qu’on ne les utilise jamais toutes... C’est
l’algèbre qui permet de faire cela, et l’algèbre n’appartient pas à la langue, ni à la lecture, elle
est un fonctionnement propre à l’esprit humain; le langage étant une création humaine, on
peut y trouver une utilisation de ce pouvoir. Quelques exemples : "lune" n’a qu’un son de plus
que "une", "malle" et "lame" sont inverses l’un de l’autre, on peut obtenir "lia" à partir de "la"
par insertion d’un son, "poule" devient "roule" ou "pâle" ou "pousse" par substitutions.
L’algèbre dont il est question ici n’est pas tout à fait celle que l’on apprend à l’école mais
l’algèbre fonctionnelle que les bébés expérimentent dans leur berceau à l’insu de leurs
parents, bien contents qu’ils soient si sages et drôles quand ils s’amusent ainsi !
Cette algèbre nous permet de comprendre un autre aspect des apprentissages mis en
circulation par Gattegno : faire beaucoup avec peu. Un autre rôle du maître est de réduire
autant que possible le "peu" (à mémoriser, à connaître, à maîtriser) et à ne pas limiter le
"beaucoup" à sa propre vision. Si je trouve qu’il y a trois solutions possibles à un problème, il
n’est pas exclu que mes élèves en trouvent davantage. Pour une langue donnée, tous les
possibles n’ont pas été retenus, mais ils sont tous concevables, aussi travaillerons-nous
d’abord dans le concevable et notre jugement, comme élèves, nous permettra d’extraire de cet
ensemble - que nous créons comme nos ancêtres ont créé notre langue - ce qui est conforme à
notre langue. Ceci donne le sens de la relativité : je prends conscience de mes pouvoirs
créatifs et de mon droit à les utiliser mais, dans le même temps, je peux savoir que je n’ai pas
le pouvoir de changer la langue de mon milieu car elle existait avant moi et je vais me
soumettre par compréhension et non par conditionnement. D’autre part, cette connaissance
intime de la création linguistique m’ouvre au fait que ma langue n’est qu’un des possibles et
me prépare à accepter ce que d’autres ont fait dans ce domaine et ceci est un des aspects d’une
éducation de terrien plutôt que de Français.
Nous n’avons pas besoin de faire cela longtemps, mais c’est à faire au début de
l’apprentissage.
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Les conventions de la lecture comme bases dans l'apprentissage
Historiquement, toutes les langues ont été créées, améliorées, transformées au plan oral bien
avant d’être fixées dans une forme écrite. Ceux de nos ancêtres qui se sont donné le problème
de cette transcription ont tous eu à résoudre le même genre de difficultés. Les réponses qu’ils
ont trouvées démontrent la créativité humaine et un inventaire des possibles dans le champ
d’investigation défini par les données du problème.
Ainsi, tous ont dû tenir compte du fait que transcrire exige un support matériel, donc une
organisation spatiale, et tous ont organisé l’écrit sur une ligne droite (de gauche à droite, ou
de droite à gauche ou de haut en bas, mais toujours sur une ligne). S’ils l’ont tous fait, dans
toutes les civilisations connues, c’est que le langage parlé est dans le temps avec un début,
une suite et une fin, et le temps est irréversible et que seule la ligne droite permet de restituer
cet ordre et cette irréversibilité une fois que l’on a décidé du point de départ (on dit
maintenant que le déroulement temporel et l’ordre linéaire sont "des espaces
homéomorphiques"). Le fait d’enseigner ceci dès la première séance et de le maintenir
comme l’un des fondements de cet apprentissage permettra, entre autres choses, d’éviter
l’apparition des dyslexies.
Une seconde convention est due au fait que notre support n’étant pas non plus infini, à un
certain moment, on atteint le bord de la page. Où aller ensuite? Pour le français, nous
décrivons l’espace de haut en bas après l’avoir décrit de gauche à droite.
La troisième convention est qu'à chaque son reconnu comme différent doit être associé au
moins un signe différent. Le turc, l’espagnol, l’italien, le japonais sont presque phonétiques, le
français beaucoup moins, c’est pourquoi nous aurons à résoudre le problème des orthographes
équivalentes, une partie du matériel de la Lecture en Couleurs est consacrée à cela
La quatrième convention est que nous mettons un espace entre les mots écrits alors qu’il n’y a
pas de blanc quand nous parlons. Il n’y a pas d’espace en thaïlandais écrit.
Enfin, les mots s’écrivent sur la ligne (et quelques lettres la franchissent).
Ces conventions font l’objet de ce que Gattegno appelle le niveau zéro, L0, parce qu’il étudie
des caractéristiques du français mais sans la limitation du vocabulaire français. Ce travail
prend 4 ou 5 séances, rarement plus, et se fait avec 5 voyelles présentées chacune dans une
seule orthographe mais avec la couleur qui lui est associée.
Avec la seule voyelle "a" on peut déjà explorer la correspondance son-signe, la linéarité et
l'irréversibilité, la séparation entre les "mots" ou les pseudo-mots que l’on peut construire
avec si peu de matériaux et donc une charge pratiquement nulle sur la mémoire. Dès que l’on
introduit une deuxième voyelle, disons "u", la combinatoire devient beaucoup plus perceptible
et permet des jeux algébriques que les enfants apprécient beaucoup : il est difficile de les
arrêter quand le jeu est lancé !
L’introduction de 3 autres voyelles permet de s’assurer que l’on maîtrise les techniques déjà
mises en place, de faire des transferts et d’utiliser toutes les opérations algébriques qui
fonctionnent dans la langue, l’addition et sa forme particulière, l’insertion, le renversement et
la substitution.
Arrivés à ce stade, les enfants ont "étudié", expérimenté et maîtrisé les fondements de ce que
demande la lecture du français et le professeur a eu l’opportunité de se rendre compte des
problèmes particuliers qui pourraient se poser à l’un ou l’autre et de les traiter avant que la
signification, l’orthographe et la pression sociale n’interfèrent dans l’apprentissage. Les
enfants n’ont pas le sentiment de savoir lire, ils jouent avec les sons et leurs représentations
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écrites et, ce faisant, ils créent les structures mentales adaptées à l’univers dans lequel ils
entrent.
Que ce travail ait été mené à bien en une ½ heure ou en 4 heures (c’est au maître de juger), les
enfants sont désormais prêts à entrer dans la deuxième phase, L1, qui demande de tenir
compte progressivement du français, et qui voit l’introduction des consonnes, non pas comme
sons uniques mais comme modificateurs des voyelles : ce que les enfants ont à extraire c’est
comment tel nouveau signe coloré affecte la voyelle qui l’accompagne, s’ils le font, ils
peuvent transférer cette modification aux autres voyelles connues et ils ont à leur disposition
un fonctionnement nouveau. C’est ce fonctionnement qui est transférable tandis que la
manière dont chaque consonne affecte les voyelles est arbitraire tant qu’elle n’a pas été
rencontrée (ou extraite de leur propre initiative).
A ce niveau, se mettent en place les briques de la lecture que sont d’une part les voyelles
seules, d’autre part les syllabes. Le fait de ne pas introduire les consonnes par leur son isolé
fait que les enfants n’ânonnent pas et lisent directement des ensembles sur lesquels ils peuvent
opérer comme en L0 et engendrer des productions complexes et le plus souvent, françaises.
Décider si une production est française ou non fait partie du travail à ce niveau, les élèves
ayant pouvoir de décision au niveau oral, et le maître au niveau écrit.
Dès que l’on engendre des mots français, on peut faire avec eux ce qui se faisait avec les
voyelles, puis avec les "briques", c’est-à-dire faire des propositions correctes selon les critères
de la langue. La compréhension devient indissociable de l’acte de lire, et ceci, dès le 2° ou le
3° jour.
Dans le matériel, le premier tableau de mots et le premier livret de lecture sont au niveau L1 ;
pour l’explorer, il faut seulement 4 consonnes en plus des 5 voyelles déjà à disposition mais
aussi des orthographes multiples pour les sons utilisés. Nous sommes depuis le début avec la
complexité de la langue mais dans un univers restreint pour que la mémorisation ne soit pas
un obstacle et que la rétention se fasse par la pratique active et des allers-retours permanents
entre ce qui se dit et ce qui s’écrit.
A la fin de cette étape, les enfants ont acquis la maîtrise de la technique de lecture : lecture
fluide à débit normal, sans ânonner, avec l’intonation. De plus, la plupart est capable de faire
preuve d’initiatives et d’aborder la suite de l’apprentissage en demandant de l’aide seulement
pour ce qui est arbitraire - c’est-à-dire les couleurs nouvelles pour les signes nouveaux -
encore qu’ils puissent souvent déduire ceci de l’observation des tableaux.
L’étape suivante, L2, n’est qu’une extension et permet de pratiquer tous les sons du français
tandis qu’au cours de la dernière étape, L3, ils vont rencontrer tous les signes (toutes les
orthographes possibles pour chaque son).
Tout ceci se fait au moyen d’exercices dont le but est de conduire aux prises de conscience
nécessitées par l’apprentissage. Le choix des exercices dépend de ce qui peut être abordé
maintenant sur la base de ce qui est déjà dominé, du degré d’autonomie et de responsabilité
des élèves et de la façon dont ils abordent leurs apprentissages, de ce qui est pour l’un ou
l’autre un déclencheur de son activité ou le déclic qu’il suffit de mettre en route pour que les
souvenirs des situations explorées émergent, entraînant à leur suite les critères de certitude en
même temps que les charges affectives et parfois émotionnelles qui les ont engendrés dans
des circonstances particulières : c’est le son qu’a trouvé Julie ; c’est quand nous avons fait
telle chose que Nicolas a dit : « Ah! » en saisissant enfin de quoi il s’agissait et que tout le
monde a ri parce que les autres avaient trouvé depuis un moment déjà.
Je termine cet exposé parce que j’arrive au bout du temps qui m’est imparti et non parce qu’il
n’y a plus rien à dire. J’espère vous avoir fait pressentir la richesse et l’importance du travail