Nicolas-Victor Duquénelle (1807-1883) est un antiquaire rémois du XIXe siècle. Cet exemplaire, extrait du mémoire de Romain Jeangirard soutenu en 2010, présente l'antiquaire au XIXe siècle, entre tradition et modernité. D'autres suivront et seront publiés sur le blog consacré : nicolas-victor.duquenelle.over-blog.com
1. UNIVERSITE DE REIMS CHAMPAGNE-ARDENNE
U.F.R Lettres et Sciences Humaines
Master « Sociétés, Espaces, Temps »
Mention « Histoire de l’art »
Spécialité « Histoire de l’art et de la culture »
Année universitaire 2009-2010
MEMOIRE DE MASTER II
présenté par
Romain JEANGIRARD
le 23 juin 2010
NICOLAS-VICTOR DUQUENELLE
OU L’ANTIQUAIRE ACCOMPLI
(1842-1883)
Sous la direction de :
Madame Marie-Claude Genet-Delacroix (Université de Reims)
Madame Frédérique Desbuissons (Université de Reims)
3. VI. « LES COMBATS DE SA VIE » : L’ARC GALLO-
ROMAIN DE LA PORTE MARS ET LA MOSAIQUE
DES PROMENADES
Au XVIIIe siècle, Pompéi avait redécouvert ses vestiges. Le siècle suivant, Reims retrouve une
partie de son passé. Enterrées, la porte Mars et la mosaïque des promenades réapparaissent après
des siècles d’oubli.
La conservation de la porte Mars et de la mosaïque des promenades de Reims a mobilisé divers
acteurs, locaux et nationaux, publics et privés. L’échange de la correspondance entre les
institutions, les administrations et les particuliers illustre un combat pour la préservation du passé au
long-cours, de 1842 à 1866 473.
L’engagement de l’antiquaire pour la porte de Mars intervient notamment à trois reprises durant ces
vingt-quatre années : en 1844, soit deux ans après son adhésion à l’Académie de Reims, en 1853 et
en 1861, lors du congrès archéologique tenu à Reims.
La réappropriation de ce patrimoine fait débat. Il donne lieu à des arguments contradictoires de
défense et de propositions d’aménagement, et met en opposition les divers acteurs.
Un historique du site s’impose. La porte Mars fut construite au IIIe siècle avant Jésus-Christ. Elle
est incluse au sein des remparts du château archiépiscopal de Braine, ce site est abandonné durant la
guerre de Cent ans, et une nouvelle porte, du même nom, s’y substitue au XIIIe siècle. En 1677, un
registre du conseil de ville atteste de la visibilité de la partie supérieure de l’édifice, et les premiers
travaux de consolidation sont effectués. Ce n’est qu’au XIXe siècle qu’interviennent les premiers
travaux de restauration, limités. En 1834, l’architecte Brunette en appelle au ministre de l’Intérieur.
En 1840, le monument est classé Monument historique. Finalement, quatre ans plus tard, en 1844,
tous les acteurs se mettent d’accord sur un projet, qui prévoit de dégager la partie septentrionale de
la porte, et sur un financement. Mais l’exercice de pressions met à mal l’aboutissement du projet 474.
La mosaïque des promenades, quant à elle, est découverte lors d’un abaissement de terrain en
novembre 1860. A deux mètres en contrebas, elle est d’une parfaite conservation, présente des
compartiments géométriques carrés avec des bordures polychromes et figure des guerriers et des
chevaux. Dès cet instant, les érudits locaux, la critique et la presse reconnaissent en elle un « témoin
de la splendeur des premiers âges de la cité » ainsi son axialité avec le porte de Mars, et appelle la
473
M.A.P., 81/051/237 : Correspondance ; travaux, financements, rapports (1844-1988) ; Annexe 13.
474
LEFEVRE, François, « La Porte de Mars à Reims ». In : La Porte Mars de Reims. Reims : Groupe d’Etudes
Archéologiques de Champagne-Ardenne, 1980, p. 1-18.
123
4. mairie de Reims à l’effort de conservation 475. Ledit état est un élément important de la démarche de
conservation car il figure dans la plupart des publications et des catalogues se rapportant aux pièces
archéologiques recueillies.
Les arguments de défense de ce patrimoine
La conservation du patrimoine rémois est initiée par une stratégie de défense du
patrimoine historique, d’autant qu’il aurait existé un immobilisme local appelant à la vigilance des
érudits, historiens et archéologues locaux. Justifiant la nécessité d’une survivance du monument et
de son intérêt historique, les acteurs mobilisés pour sa protection argumentent et échangent leurs
points de vue 476.
Le premier contemporain de l’antiquaire à en appeler à l’intervention est Narcisse Brunette.
Dans sa lettre du 13 octobre 1842 à la commission centrale d’archéologie de la Marne, l’architecte
rappelle l’histoire de la porte et son usage, ainsi que son architecture. Dans cette lettre, il envisage
clairement un recours au ministre de l’Intérieur. Solliciter une autorité publique supérieure traduit
une crainte d’immobilisme local, notamment du point de vue financier. L’appareil étatique, pour
être plus efficace, est déconcentré. Ainsi, le préfet est délégué par le ministre compétent pour
exercer son autorité ou être entretenu des faits locaux. Le 8 janvier 1844, le préfet de la Marne
adresse une lettre au ministre de l’Intérieur et l’entretient de l’arc de triomphe de Reims. Il rappelle,
à cet effet, l’intérêt historique et artistique de ce monument, et écrit qu’il s’agit du « seul monument
qui reste de la domination romaine dans la ville de Reims ». Il ajoute qu’ « après l’arc d’Auguste à
Rimini, c’était le monument triomphal le plus important élevé par les Romains ; et, d’après ce qu’il
en reste aujourd’hui, tout doit porter à croire que c’était un des plus riches sur le rapport de
l’ornementation ». Ce serviteur de l’Etat rapporte au monument les valeurs de l’ancienneté, du
prestige, de l’universalité du dénominateur romain et de la richesse artistique.
Correspondant marnais officiel, Edouard de Barthélémy écrit au ministre de l’Instruction publique
et des cultes le 14 juin 1853. Evoquant la porte Mars, il écrit que ce monument intéresse au plus
haut point l’archéologie nationale et qu’il est l’un « des monuments les plus intéressants de cette
époque encore debout dans notre province ». Cet intérêt national justifie d’ailleurs l’inscription de
l’édifice à la liste des Monuments historiques. Le correspondant s’inquiète du désintéressement de
475
A.M.C.R., 2S 18 : Mosaïque des Promenades, Courrier de Champagne du 3 novembre 1860 ; Annexe 15.
476
Les correspondances évoquées se rapportent au fonds de la Médiathèque de l’architecture et du patrimoine indiqué
en note de bas de page antérieure, et sont présentées en annexe 12, chronologiquement.
124
5. l’administration municipale qui considère le monument inutile. Ce passage montre le souci de
conservation d’un monument rare mais conservé, qu’il convient de protéger.
L’intérêt du site réside en sa situation géographique. Un objet individuel prend place dans un
espace collectif. L’antiquaire abonde en ce sens lorsqu’il fait devant l’Académie et par une
communication, le 14 décembre 1860, une proposition sur la mosaïque des promenades 477. Il
expose qu’une organisation opérationnelle permettrait de nouvelles découvertes dans les
promenades. Ainsi propose-t-il la nomination d’une commission, chargée de la direction et de la
surveillance des fouilles. Dès lors, l’Académie de Reims reçoit à ce titre une subvention de trois-
cent francs de la Société française pour la conservation des monuments, sous l’égide d’Arcisse de
Caumont, et applicable uniquement à des fouilles aux environs de la mosaïque. Cet acte témoigne
de l’intérêt de la mosaïque des promenades et de son environnement auprès des sociétés savantes
nationales, ce que confirme la clause spatiale qui est un outil de contrôle du fonds versé. Dans cette
communication, Duquénelle met en opposition la municipalité, soucieuse de modernité et
gestionnaire de l’immédiat, et l’archéologie, défricheuse et gardienne du passé ; ce qui veut dire que
l’action archéologie consiste en la fouille, au recueil et à la conservation. A cet effet, l’antiquaire
propose une souscription et sollicite le maire. L’antiquaire en expose les conditions : une
souscription libre, l’affectation unique aux fouilles des promenades, la déposition publique des
objets trouvés, la réalisation d’un catalogue offert à tout souscripteur dont le don est égal ou
supérieur à dix francs. Ces conditions reflètent auprès du public sollicité la liberté et la
responsabilité qui est la leur à l’égard du passé ; la garantie d’une affectation unique et honnête et
l’assurance du maintien des objets exhumés dans l’espace public et non son transfert dans la
collection privée ; mais aussi un encouragement au don par l’offre de la publication, qui répond à
une demande culturelle de l’élite nobiliaire et bourgeoise, mais aussi de ceux qui appartiennent à la
méritocratie sociale, système qui émerge à la seconde moitié du XIXe siècle. Comme d’autres, à la
fin de sa communication, il dénonce l’inertie locale et souhaite que la ville se préoccupe de ses
vestiges, à l’instar d’une phrase qu’il a entendu : « votre ville ne fait rien pour l’archéologie ».
Duquénelle fait partie de cette commission chargée des fouilles des promenades. La municipalité
reprend les clauses soumises par l’antiquaire mais rajoute un article : la commission sera placée
sous la direction de l’architecte de la ville. Cet ajout démontre la volonté municipale de surveiller et
de contrôler les actes de la Société académique. Il équilibre d’une certaine façon le rapport de force,
477
DUQUENELLE, Nicolas-Victor, « Proposition faite par M. Duquénelle, membre titulaire, dans la séance du 14
décembre 1860, au sujet de la mosaïque ». Travaux de l’Académie impériale de Reims, 1860-1861, vol. 33, n°2, p. 207-
211.
125
6. sans doute volontairement, puisque la rivalité entre les historiens, les archéologues et les
architectes, est bien connue.
Au-delà de l’environnement direct de l’objet archéologique, la question de son assise locale
est posée. Dans son édition du 10 novembre 1860, le Courrier de Champagne relate l’envoi par le
ministre d’Etat d’un fonctionnaire chargé de dessiner la mosaïque. L’opinion publique et les acteurs
locaux, publics ou privés, s’inquiètent d’un déplacement de ce vestige vers un musée de la capitale.
Cet article ajoute par ailleurs que le maire entend la garder, mais il s’agit d’une parole officieuse
reprise. La conservation archéologique présente un triple enjeu : la survivance exacte, la survivance
locale ou le transfert national. L’idéal muséal réside dans la transcendance des institutions de tous
échelons dans leur particularité. Néanmoins, des dissensions et des sources de conflit existent. Les
musées provinciaux peuvent se révéler comme des emblèmes de la diversité des territoires ou
comme des symboles de l’identité locale ; ils peuvent aussi s’afficher comme des lieux de résistance
au centralisme parisien, renforcé et revigoré au XIXe siècle 478.
Cette question est posée lors du congrès archéologique de 1861, tenu à Reims. Cette manifestation
savante permet à Nicolas-Victor Duquénelle et à Charles Loriquet de disposer d’une puissance
tribunitienne et oratorienne, du moins au niveau local. Ces deux membres de l’Académie impériale
de Reims s’affrontent sur ce dilemme, et présentent à cet effet chacun un mémoire, dont les points
de vue sont en contradiction 479. Duquénelle, s’exprimant en premier, plaide pour la conservation de
la mosaïque des promenades à sa place et non un déplacement, réfutant la position unanime d’un
transfert aux musées nationaux. Il présente d’abord l’intérêt de l’emplacement qui risque de
disparaître par une banalisation si le monument est déplacé. Pour la légitimation de son discours, il
se place dans la perspective des initiatives gouvernementales de topographie et de géographie des
Gaules, et fait du monument un outil indispensable de leur réalisation et de leur aboutissement.
L’antiquaire évoque ensuite l’axialité de la porte Mars et de la mosaïque des promenades, qu’il
justifie ainsi : « la mosaïque de la promenade, par sa proximité de l’arc de triomphe gallo-romain,
en est l’accompagnement obligé ». Reconnaissant leur non-rapport immédiat, il souligne cependant
leur complémentarité, exprimée par le souvenir de la puissance du peuple romain, la hardiesse des
monuments et l’habileté des artistes. Justifiant ce choix, l’antiquaire utilise le dispositif comparatif
et argue du cas de mosaïques de Pau, conservées sur place. Il reconnaît toutefois les dégradations
naturelles – intempéries, gelées – et humaines – ce qu’il appelle la rapacité des visiteurs –. Il milite
en ce sens pour la construction d’un abri solide et durable. Pour achever sa démonstration,
478
GEORGEL, Chantal (dir.), « Le musée et les musées, un projet pour le XIXe siècle). In : La jeunesse des musées,
catalogue de l’exposition de Paris, musée d’Orsay, 7 février-8 mai 1994. Paris : Réunion des Musées Nationaux, 1994,
p. 18.
479
Annexe 14.
126
7. l’antiquaire appose les contradictions du projet en concurrence : la proposition du musée est
intéressante mais incertaine, étant entendu qu’il n’existe toujours pas de musée archéologique à
Reims et les difficultés techniques du découpage et du déplacement de la mosaïque. Il évoque enfin
le panel financier, sans doute pour mettre son propos en cohérence avec l’orientation municipale. Il
juge sa proposition, à cet effet, plus économique. Enfin, il se place dans la position majoritaire des
élites culturelles en opposition avec la puissance publique locale. Il demande dans cette perspective
une décharge de la responsabilité municipale par le Comité des monuments historiques.
Puis vient le tour de Charles Loriquet, qui oppose à ces premiers arguments son mémoire. Il
réplique notamment par les dépenses de fonctionnement qu’engendrerait le système suggéré par
l’antiquaire, comme le chauffage ou le gardiennage, puis par la difficulté d’accès pour les visiteurs
de gagner les promenades, espace « boueux » selon son expression durant la période hivernale. A
cet effet, Charles Loriquet milite pour l’installation de la mosaïque dans un musée, provisoire puis
définitif.
Pour autant, il ne s’agit pas d’un affrontement de personnes mais de conceptions. André Chastel,
exposant la notion du patrimonium, évoque un héritage dans l’espace ; et, plus loin, il indique que
les légendes, la mémoire et la langue sont les composantes du patrimoine 480. Or, il existe une
mémoire du lieu ou une mémoire de l’objet dans son rapport au lieu. L’antiquaire privilégie l’intérêt
historique du site, la mosaïque devant être la partie d’un environnement et l’environnement marqué
par la mosaïque, qui exalte le souvenir de l’objet mais aussi d’un lieu.
Chantal Georgel évoque le musée comme un projet pour le XIXe siècle 481. Loriquet, lui, est dans
une perspective touristique. Il estime le musée comme porteur d’un message universel et comme
devant être le cœur de la cité. Enfin, il pense le musée comme un temple du passé, c'est-à-dire
comme le lieu de recueil qui réunit toutes les pièces archéologiques sans exhaustivité et qui, ainsi,
peuvent être perçues ; et attirer habitants de Reims et touristes de France, d’Europe et d’ailleurs.
Ainsi, l’espace muséal est une vitrine de la mémoire locale, ce que Françoise Cachin appelle le rôle
d’identification 482. L’intérêt du déplacement de la mosaïque réside pour lui en la présentation d’une
exposition permanente intégrant cette pièce archéologique. Dans le fond, Charles Loriquet se
retrouve dans cette perception universaliste du musée, évoquée par Philippe de Chennevrières 483 en
1852 : « Un musée est devenu l’ornement nécessaire de toute ville qui se respecte, et les étrangers
qui visitent pourraient se demander s’il existe un Hôtel-de-Ville sans musée. Cette pullulation
rapide des collections d’art dans nos provinces est à coup sûr un des plus singuliers phénomènes de
480
CHASTEL, André, « La notion de patrimoine ». In : NORA, Pierre (dir.), Op.cit, 1997, p. 1433.
481
GEORGEL, Chantal (dir.), « Le musée et les musées, un projet pour le XIXe siècle). In : op.cit, 1994, p. 15.
482
CACHIN, Françoise, « Préface ». In : GEORGEL, Chantal (dir.), op.cit, 1994, p. 13.
483
GEORGEL, Chantal (dir.), « Le musée et les musées, un projet pour le XIXe siècle). In : Ibid., p. 15-17.
127
8. ces temps-ci ». Par ce mémoire, ainsi, Loriquet exprimerait sa crainte, dans l’actualité du XIXe
siècle rémois, de la dispersion des collections publiques, et de la rupture d’unicité du patrimoine
historique et archéologique promise par le musée ; il exprimerait également la menace, par le choix
de privilégier l’intérêt historique du site, l’éclatement de l’abrégé de l’universel que constitue le
musée.
Finalement, le mémoire de Duquénelle obtient gain de cause auprès des congressistes après un vote,
et les résolutions du congrès reprennent ses objections. Cette position s’explique sans doute du fait
qu’il a été rappelé précédemment en séance que la municipalité avait eu l’intention de détruire la
porte Mars vers 1855 et la remplacer par un jardin pour harmoniser et embellir l’espace urbain. Une
intervention avait été proposée par le Comité des monuments historiques à condition que la mairie
participe pour vingt-cinq mille à trente-mille francs. Des membres du Congrès se déplacent pour
visiter l’arc et la mosaïque des promenades. Ils ont pu ainsi constater leur axialité, citée par
l’antiquaire dans son mémoire 484.
Charles Loriquet, présentant son ouvrage sur la mosaïque, publié en 1862, à l’un de ses pairs,
concluait son propos ainsi : « Trouvera-t-on mauvais que j’en aie consacré quelques unes (quelques
pages) à l’examen de la question de savoir si l’endroit où elle a été a trouvée ou la déplacer. J’ai
obéi [encore], en le faisant, à des nécessites locales ; la question avait été très vivement débattue
dans le public rémois, je ne pouvais me taire à son sujet, placé comme je le suis à côté d’une
administration, qui, portée à sacrifier l’archéologie [et que je sais] assez intelligente [cependant]
pour reconnaître son devoir (et) pour le remplir dans la circonstance présente 485 ». Ainsi, la question
de la survivance locale des souvenirs du passé est posée, et mieux encore, celle du maintien d’un
objet archéologique à son emplacement originel. Charles Loriquet dénonce cependant
l’immobilisme municipal pour l’archéologie mais aussi l’enthousiasme réel suscité après cette
découverte auprès de l’opinion publique, d’ordinaire peu soucieuse des découvertes. En effet, bien
d’autres textes indiquent l’exaltation qui a suivi la découverte de la mosaïque des promenades. Cet
élément expliquerait la responsabilité particulière et immédiate du conseil municipal de Reims dans
un objectif électoral 486 et de popularité, tout comme l’attachement partisan du maire Edouard Werlé
au régime impérial, et dont le haut représentant, Napoléon III, est féru d’archéologie.
L’antiquaire explicite l’intérêt de l’objet dans sa dimension archéologique et du site dans sa
dimension historique et artistique. Il justifie les risques de dégradation qui seraient engendrés par un
484
Congrès archéologique, séances générales tenues à Reims, à L’Aigle, à Dives et à Bordeaux en 1861, 1862, p. 11-
56, p. 74-86.
485
A.M.C.R., 2S 1 : Correspondance diverse (1806-1882), Notes.
486
Et ce, bien que l’élection municipale soit alors au suffrage censitaire.
128
9. déplacement de la pièce archéologique telle qu’envisagée dans les essais concurrentiels en présent,
qui s’opposent à la mission de conservation.
Le point de vue de l’intérêt est une première étape, qui signe le constat et un état des lieux.
L’antiquaire, dans un second temps, propose des aménagements ou réfute des propositions
effectives n’allant pas dans le sens, selon lui, de l’archéologie.
Les propositions d’aménagement
Les deux monuments sont l’objet, dans leurs projets d’aménagements respectifs, de
tensions diverses.
Pour la porte Mars de Reims, les propositions d’aménagement exaltent les dissensions entre
le corps archéologique et celui des architectes. Le premier projet émane de Narcisse Brunette, qui
en fait part à la commission centrale d’archéologie de la Marne. Il soumet un projet de
consolidation et de couverture provisoire du plafond, dont le devis établit la dépense à vingt cinq
mille francs, ainsi qu’un projet de rotonde pour recueillir les objets antiques ici déposés, à la charge
de la caisse municipale à hauteur de huit-mille francs. Finalement, un devis estimatif pour des
travaux de consolidation est dressé en juillet 1843, d’une somme de neuf mille huit cent francs et
quatre vingt seize centimes, et qui comprend une reconstruction en sous-œuvre du piédroit de l’arc
de Léda et le recouvrement en asphalte 487 du monument. Le financement est conclu sous forme
tripartite en février 1844. La mairie de Reims prend en charge trois mille francs, le Conseil général
de la Marne deux mille francs, et la commission des Monuments historiques par le ministère de
l’Intérieur prend à ses frais cinq milles francs en deux ans, dont deux mille francs pour l’année
1844. Le but en est de dégager la porte de l’appui des remparts, dont le projet est de les détruire. Il
s’agit donc de l’isolation d’un monument d’un ensemble construit, afin de le conserver. Les travaux
sont engagés en juillet, après adjudication. Ils se terminent le premier octobre 1844.
Les méthodes et les principes de restauration, tout comme le financement sont en débat.
Eugène Courmeaux présente devant l’Académie de Reims la pensée de l’antiquaire, absent en
séance. Ce dernier combat la méthode et le principe d’architecture qui président à la restauration de
l’arc de triomphe gallo-romain en 1844, estimant qu’ils donnent lieu à une dénaturation et à des
mutilations du monument. Les méthodes de restauration sont en effet en débat au XIXe siècle. Les
architectes plaident plutôt pour la magnificence du monument alors que les archéologues et les
historiens militent pour un strict respect historique et artistique, sous le rapport du temps. Dans cette
487
Mélange de bitume et de granulats.
129
10. perspective, l’antiquaire fait appel au comité d’archéologie. Il demande l’isolation de la porte Mars
en dégageant les deux faces, une limitation de la restauration à de simples travaux qui respecte
l’empreinte du temps et la construction d’une barrière d’enceinte contre les profanations.
Louis Paris, membre du comité d’archéologie, réagit à cette intervention. Il réclame l’examen de
cette question, et se trouve dans la même perspective de Duquénelle, à savoir l’exhaustivité des
travaux à une consolidation du monument.
Le vice-président du comité d’archéologie reconnaît toutefois le zèle de Narcisse Brunette, qui a
restauré la basilique de Saint Remi en 1843, et argue du fait que le style est un marqueur de la ruine
historique 488.
Le vœu de Duquénelle est entendu et repris par la municipalité. Le conseil municipal de Reims,
régulièrement réuni en séance le 11 janvier 1845, délibère pour la fermeture de l’accès au
monument à cause de la malveillance après les travaux récemment achevés, par une barrière
d’enceinte. D’après un devis en bonne et due forme, et après l’avoir acté, le conseil municipal porte
la somme de 639,28 francs au budget additionnel de 1845, chapitre des dépenses extraordinaires 489.
Dans le culte moderne des monuments, Aloïs Riegl évoque les valeurs des monuments. Rapportée à
cette réflexion, la porte Mars a détenu deux valeurs. Le monument se rapportait à la valeur
d’ancienneté à l’époque moderne, puisqu’il était à l’abandon et enclavé et que sa dégradation
naturelle prévalait à sa disparition. Au XIXe siècle, le monument redécouvert détient une valeur
historique et dont l’intérêt est perçu seulement par les élites et les initiés. Le concept de la valeur
historique réside dans la représentation du monument à une époque, témoignant de son évolution
dans l’activité humaine ; et, afin de les transmettre aux générations suivantes, le monument est
maintenant dans son état. On veille simplement à ce qu’il ne subisse aucune dégradation sans pour
autant le restaurer dans sa représentation antique 490. Nicolas-Victor Duquénelle se retrouve dans
cette valeur, alors que Narcisse Brunette, par son projet, exalte la troisième valeur, commémorative,
dont l’immortalité monumental est le pivot. Ainsi, le cas concret et les valeurs théoriques
expliquent cette confrontation entre les archéologues et les architectes. L’antiquaire souhaite une
réhabilitation ; l’architecte, lui, préfère une restauration.
En 1853, les travaux de modernisation de la ville et l’isolation du monument justifient une
nouvelle intervention sur le monument, encore enclavé dans une masse de terre qui recouvre trois
de ses faces. Le 9 août, l’architecte des Monuments historiques Labrouste est chargé de proposer un
projet de restauration par le ministre d’Etat. L’allocation est importante puisqu’elle est de vingt
488
COURMEAUX, Eugène, « Lecture de Monsieur Duquénelle. – Restauration de l'Arc de Triomphe de la porte
Mars ». Séances et travaux de l'Académie de Reims, 5 juillet 1844-7 mars 1845, vol. 1, p. 143-144.
489
A.M.C.R., 1D 17 : Séance du 11 janvier 1845. Barrière d’enceinte au devant de l’arc de triomphe antique.
490
RIEGL, Alois, BOULET, Jacques (éd.), op.cit, 2003, p. 75-90.
130
11. mille francs. Selon une lettre du maire de Reims, en date du 1er juillet 1853, cet engagement n’a pas
donné suite.
La situation semble être alarmante, puisqu’en 1856, l’architecte municipal interpelle le ministre
d’Etat sur l’urgence des travaux de réparation. Le 20 décembre 1857, Millet soumet un devis de
vingt deux mille quatre cent quatre vingt dix huit francs et quatre vingt onze centimes alors que le
ministère d’Etat, après consultation de la Commission des Monuments historiques, s’est engagé à
l’apport d’une allocation de huit mille huit cent francs, dès le mois de juin. Dans un rapport de
1858, Millet fait l’état des travaux. Les contreforts sont presque achevés, la voûte centrale est
complétée par des moellons 491. Le devis est cependant dépassé de mille sept cent vingt neuf francs
et trente deux centimes, et cette somme supplémentaire est prise en charge par la Commission des
Monuments historiques. Des groupes de pression, existent, dès lors. En 1859, les travaux sont
suspendus à la demande du maire alors qu’ils avaient été ralentis en 1844 par l’opinion, les
historiens et les archéologiques pour une menace de déformation du monument. La motivation
municipale réside en la gêne de circulation. L’arc triomphal gallo-romain est alors en saillie de trois
mètres sur la route de Laon, c'est-à-dire qu’il est surélevé. Un avant-projet sur l’aménagement des
alentours présente un devis de soixante dix neuf mille quatre cent quatre vingt quatorze francs et
soixante seize centimes. Contrairement aux travaux précédents, le chantier est durablement
implanté pour la consolidation de la porte Mars, de 1853 à 1859.
La mosaïque des promenades, elle, fait l’objet de tensions entre les élites de l’académisme
local et la municipalité. La commission archéologique de l’Académie de Reims s’était réunie et
avait préparé un rapport, que Charles Loriquet restitue lors du congrès archéologique de 1861. Cette
commission avait donné lieu à une divergence de points de vue, et à un partage entre une minorité,
représentée au congrès par Loriquet, et une majorité, représentée par Duquénelle. L’Académie de
Reims, cependant, avait reconnu son impuissance quant à la décision, n’ayant pas l’autorité pour
cela, et s’en était remise au Congrès. Ce dernier abonde dans le sens de l’antiquaire rémois, c'est-à-
dire la préservation de la mosaïque sur place. Cette décision fut respectée. Elle relève cependant
d’un aspect provisoire, puisqu’elle « est abritée sous une baraque en bois dont les vitres brisées et la
couverture en bois permettent à la pluie de pénétrer dans le sol sur lequel pose la mosaïque, de le
détremper et d’amener la désagrégation des cubes », selon les dires de Duquénelle dans sa lettre au
ministre d’Etat du 25 décembre 1862 492. Dans cette même lettre, l’antiquaire ajoute « que la
mosaïque est à plus d’un mètre du sol en contrebas, et que la surface seule est à découvert,
l’encaissement dans lequel elle est placée, est donc une très fâcheuse condition ». Alors que la
491
Pierres, taillées partiellement ou totalement, maniables par l’homme.
492
Annexe 15
131
12. décision d’une construction solide et durable, sur les lieux mêmes de la mosaïque, avait été actée, sa
réalisation est bien plus éphémère. Elle est finalement remise en cause trois décennies plus tard.
Le volontarisme politique émane tantôt d’un souci réel ou d’un intérêt, tantôt des groupes de
pression. En séance de délibération du 8 juillet 1878 493, le maire de Reims avise son Conseil du
souhait exprimé par le congrès d’architectes réuni à Reims de visiter les monuments rémois. Une
demande a ainsi été adressée à la municipalité pour le déblaiement de la mosaïque des promenades.
Le maire propose la construction d’un abri provisoire de sept cent francs, résolution adoptée par le
conseil municipal. Cette décision, cependant, est destinée à être provisoire. En 1883 494, un
conseiller municipal, Larive, évoque le mauvais goût esthétique de la baraque en planches abritant
la mosaïque dans son environnement immédiat et sa proximité avec la porte Mars. Et le maire, qui
avait pourtant était le proposant, répond que cette question préoccupe son administration mais que
des objections président à son empêchement. A cet effet, il propose de recouvrir provisoirement la
mosaïque des promenades pour empêcher sa dégradation. La décision politique, de nature
culturelle, est actée dans l’immédiateté et répond au souci extérieur des acteurs publics et privés,
mais sans aucune réflexion cependant sur le moyen terme et le long terme.
En revanche, certaines décisions politiques en matière patrimoniale abondent dans le sens d’un
projet et d’une étude à long terme. Le conseil municipal de Reims se réunit en séance délibérative le
10 novembre 1884 495. Après six mois de travail, une commission qui avait été nommée le 4 juin de
cette année et présidée par le conseiller Leclere conclut dans son rapport à la translation de la
mosaïque des promenades, dans une salle de l’Hôtel-de-Ville contiguë au musée. Elle rappelle les
projets qui avaient soumis aux instances de décision depuis sa découverte : sa conservation sur
place sous un abri solide et non provisoire, ou son transfert dans un vaste musée ; soit
respectivement les mémoires de Duquénelle et de Loriquet. En relativisant, cette décision est
justifiée par un souci économique, puisque la commission conclut que ces deux projets amèneraient
l’administration municipale à de lourds sacrifices financiers. Pour légitimer cette décision, la
commission écarte tout danger technique, proposant la translation de la mosaïque par panneaux
ajustés et installés sur le plancher de l’Hôtel-de-Ville ; elle exclut tout danger fonctionnel,
promettant une protection de la pièce archéologique par une bordure en forme de plinthe et d’une
barrière avec supports ; elle prend enfin à témoin l’opinion publique pour appuyer l’autorité de cette
décision, appelant à la perception de la mosaïque par tous, alors que le public en avait été privé, et
493
A.M.C.R., 1D 34 : Séance du 8 juillet 1878. Mosaïque des promenades. – Abri.
494
A.M.C.R., 1D 38 : Séance du 10 août 1883. Propositions et interpellations.
495
A.M.C.R., 1D 39 : Séance du 10 novembre 1884. Conservation de la mosaïque des promenades.
132
13. justifie la conclusion de ce rapport par le souci de l’environnement par la nécessaire disparition de
la baraque en bois qui protégeait la mosaïque sur les promenades pour leur rendre toute leur beauté.
Cette remise en cause de conservation de la mosaïque des promenades avait dû en effet alerter
quelques acteurs culturels privés. La municipalité, pour passer outre, en appelle à la démocratie et
au souci populaire pour légitimer et acter son autorité. Il convient cependant de relativiser en
soulignant l’aspect désormais définitif du musée. La mosaïque rejoint d’ailleurs effectivement les
collections publiques de l’Hôtel-de-Ville en 1885 496.
Dans les deux cas, l’antiquaire milite pour la valeur historique du monument. L’antiquaire
contribue à une conservation du monument, et à la préservation de sa cohérence historique. Sa
communication à l’Académie en 1844 signe par l’écrit le détournement de la réhabilitation
monumentale par Narcisse Brunette et le retour à un objectif de consolidation ; de même que son
mémoire sur la mosaïque des promenades plaide pour un maintien de la pièce archéologique,
inscrite dans un sol ou dans un endroit qui construit sa lecture historique, sur place. Par la pratique
écrite, l’antiquaire anticipe sa postérité et signe son engagement social au cœur de la cité, ce que
l’on appellera l’antiquaire-citoyen. Les propositions d’aménagement de l’antiquaire montrent sa
préférence à la réhabilitation plutôt qu’à la restauration ; et marquent donc sa volonté d’une juste
transmission des monuments du passé, dans leur authenticité et leur historicité.
L’appel à Prosper Mérimée et au ministre d’Etat
Cette volonté souffre d’appuis, soit par vision contradictoire, soit par impuissance.
L’antiquaire, dans sa recherche, en appelle à l’autorité supérieure. Ces appels se situent à deux
moments particulièrement importants puisqu’ils trouvent un écho national sur une problématique
locale de réhabilitation et de la sauvegarde des vestiges antiques se pose.
Nicolas-Victor Duquénelle fait parvenir une première missive au président du Comité des
Monuments historiques le 19 mai 1853 497. La ville de Reims projette alors une modernisation de la
ville, qui isole le monument. Cette isolation est d’ailleurs unanimement reconnue, que ce soit par le
sous-préfet rémois dans sa lettre au ministre d’Etat du premier avril 1853, ou par l’antiquaire
Duquénelle dans sa lettre antérieurement citée. Si le constat est partagé, les éventuelles
conséquences, quant à elles, ne le sont pas, puisque le sous-préfet explique que cette isolation ne
496
DEMAISON, Louis, JADART, Henri, Archives, bibliothèque et musée de la ville de Reims. Reims : Matot, 1907, p.
50.
497
Annexe 16.
133
14. porte pas atteinte au monument, alors que Duquénelle y voit un danger et demande de fait une
consolidation. Or, par le dispositif étatique inventé par François Guizot d’inspection générale puis
de commission des Monuments historiques, la porte de Mars est classée, et ce depuis une tournée
provinciale de Prosper Mérimée en 1840 498 ; et tout projet concernant un Monument historique doit
faire l’objet d’une consultation et d’un avis du Comité des Monuments historiques. Son classement
trouve une réponse dans sa valeur historique et sa valeur artistique qui constituent son intérêt
national 499, mais il s’inscrit aussi dans une volonté de sauvegarde des monuments en danger qui
trouve d’ailleurs un écho dans la loi du 5 mai 1841 relative à l’expropriation pour cause d’utilité
publique. Le tableau de synthèse présentant la correspondance administrative conservée à la
Médiathèque de l’architecture et du patrimoine au sujet de la porte de Mars, et au titre de son statut,
n’évoque aucune missive émanant de la mairie de Reims. D’une certaine façon, l’antiquaire, par
cette missive, transgresse le pouvoir local officiel et s’en fait un représentant officieux.
L’isolation du monument, très précisément, s’explique par la démolition des remparts de la ville qui
le soutiennent alors en partie. Pour cela, l’antiquaire craint pour la disparition ou la déperdition du
monument, c'est-à-dire la perte de son caractère antique. Sans doute pour appuyer son propos sur le
respect dû aux monuments, et à celui-ci particulièrement, Duquénelle rapporte le monument à une
filiation, constituée d’une part de l’héritage des transmissions passées et d’autre part de la
nécessaire transmission du passé et du monument à la postérité. L’antiquaire déplore l’altération et
la dégradation du monument, ainsi que son présumé de solidité causé par son enclavement partiel
sur trois de ses faces, qui constitue le rempart. Duquénelle est dans un discours au fond très
idéologique, qui consiste à dire que la modernité tue le passé. Il évoque en effet l’enveloppe
conservatrice que constitue ce rempart, qui, par souci de moderniser la ville, est en phase de
destruction.
L’antiquaire, dans cette lettre est dans l’alerte, et souhaite un activisme marqué de l’autorité
supérieure, évoquant la consolidation indispensable du monument. Duquénelle se trouve aussi dans
la dénonciation et dans l’altérité. Après la crainte de la destruction, il évoque la menace structurelle
des projets de consolidation et de conservation présentés par l’administration municipale et son
architecte pour le monument, qu’il rapproche des travaux entrepris en 1844 et qu’il avait vivement
critiqué, y voyant une reconstruction davantage qu’une restauration. Il insiste, de ce fait, sur le
respect du monument et de sa valeur historique. L’antiquaire se trouve dans une position médiane et
se pose comme son défenseur, arguant du fait que les habitants de Reims rapportent la porte Mars,
498
M.A.P., 80/012/18 : Préparation des listes des immeubles classés parmi les Monuments historiques (1833-1899).
499
M.A.P., 80/012/20 : Liste des édifices classés de 1840, 1862 (avec note, circulaires et rapports au ministre sur le
service des Monuments historiques présentés au nom de la commission des Monuments historiques par Vitet et
Mérimée.
134
15. inconsciemment à un culte d’ancienneté puisqu’il écrit que ces derniers « seraient peu sensibles à la
destruction du monument » alors que le rapport du monument au culte commémoratif, c'est-à-dire
sa reconstruction complète, compte des partisans.
Après cette dénonciation dans la méthode de conservation utilisée et actée par la municipalité,
l’antiquaire rappelle le Comité des Monuments historiques à son rôle de sauvegarde. Sa missive
trouve sa justification, puisqu’il acte de l’aptitude unique du comité des Monuments historiques à
avoir « le droit de préparer et de diriger les travaux entrepris pour les monuments classés ». Sa
missive trouve également sa légitimation, puisqu’il se présente comme un allié bienveillant du
Comité. La légitimation de l’antiquaire comme correspondant, bien qu’officieux, trouve un écho par
cette missive puisqu’il évoque un probable appel de l’autorité municipale à l’autorité supérieure
pour avis, qui n’a pas eu lieu. Duquénelle, poursuivant son propos, met en concurrence le camp
qu’il compose avec le Comité des Monuments historiques et qui respecte le monument, et celui
représenté par l’administration locale et son architecte, responsable de la défiguration du monument
et de sa reconstruction qui lui ôte tout son caractère antique.
Cette missive se justifie enfin par la puissance et l’impulsion. L’antiquaire note l’existence d’un
comité d’archéologie à Reims, mais il doit reconnaît son influence très insuffisante. Cette tentative
d’impulsion associative locale n’est pas la première à connaître l’impuissance, puisque Louis Paris
avait créé en 1845 la Société française pour la conservation des monuments rémois dans la lignée
de la société nationale d’Arcisse de Caumont, inaugurée en présence de Duquénelle, qui disposa
d’une existence effective durant neuf mois ainsi que d’une organisation très éphémère 500. Le
déterminisme local, ainsi, même fortement incarné et implanté, est impuissant. Au contraire, attribut
de la puissance administrative et étatique relative aux Monuments historiques, le comité national est
appelé par l’antiquaire à éviter la destruction ou la reconstruction monumentale et est sommé d’agit
promptement.
Cette lettre trouve un écho, puisque Prosper Mérimée répond à l’antiquaire en date du 5 juin.
Le 17 juin suivant 501, l’antiquaire fait parvenir à l’inspecteur général des Monuments historiques
une deuxième missive. Duquénelle évoque le respect du monument par la municipalité dû à un avis
préfectoral. Les préfets constituent au XIXe siècle un corps de hauts fonctionnaires très actifs dans
l’organisation de la sauvegarde du patrimoine, car ils sont les médiateurs entre le pouvoir central et
500
JADART, Henri, « Louis Paris, ancien bibliothécaire de Reims, membre fondateur de l’Académie de Reims (1802-
1887) : son caractère, sa vie, ses œuvres ». Travaux de l’Académie nationale de Reims, 1887-1888, vol. 83, t. 1, p. 107-
138.
501
Annexe 16.
135
16. les provinces, que ce soit les sociétés savantes ou les administrations 502. Or, le Comité des
Monuments historiques est une instance consultative rattachée au ministère d’Etat qui envoie ses
injonctions aux préfets afin qu’elles soient transmises aux collectivités. On peut dès lors penser que
la missive de l’antiquaire a trouvé un très large écho auprès des instances supérieures, puisque seule
existe la correspondance réciproque entre ministre d’Etat et préfet de la Marne entre mars et avril
1853 puis la note du correspondant local des Monuments historiques Edouard de Barthélémy
postérieure à sa première missive.
L’antiquaire, dans sa seconde missive, craint davantage pour la conservation de la porte Mars que
pour son respect, évoquant l’arrivée de « la mauvaise saison » et des pluies qui risquent une
infiltration du monument. Très explicitement dans cette seconde lettre, l’antiquaire dénonce
l’immobilisme municipal et l’explique par une conservation monumentale qui va à l’encontre de ses
projets politiques. Il écrit : « […] je ne pense pas qu’elle (la mairie) réclame activement
l’intervention du comité des Monuments historiques, car l’arc de triomphe, par sa position,
contrarie les plans d’alignement et de nivellement adoptés pour ce quartier de la ville. Elle ne fera
rien (nous le pensons du moins) pour en provoquer la destruction, mais elle se consolerait aisément
d’un accident qui la débarrasserait d’un monument inutile selon les uns, et malencontreux selon les
autres ». L’antiquaire fait porter à la municipalité la responsabilité directe, bien que masquée, de
cette menace de conservation. C’est sans doute de cette information que provient cette désormais
célèbre phrase de Mérimée dans sa lettre à Ludovic Vitet : « Je suis l’affaire de Reims qui est grave.
Le conseil m[unicip]al, qui est parfaitement champenois, voudrait bien qu’il tombât, mais n’ose le
démolir » 503. Cette crainte municipale, si elle existe, s’explique par le statut du monument et la
mission de sauvegarde dévolue à la Commission des Monuments historiques. L’antiquaire réitère la
mise en opposition du passé et la modernité, du point de vue municipal. Duquénelle se donne une
importance non négligeable dans cette lettre puisqu’il se pose comme le porte-parole désigné par les
amis de l’antiquité rémoise. Il demande à cette fin la prompte arrivée de la commission chargée de
veiller à la conservation de la porte Mars. Dans cette perspective collective, l’antiquaire se place
comme un acteur social et politique de la ville, dès lors que son engagement n’est pas dans
l’individualisme et qu’il participe à l’espace public ; et dans le souci de l’intérêt commun.
Ces deux lettres, indéniablement, trouvent une suite et des conséquences. En effet, le 9 août 1853, le
ministre d’Etat charge un architecte des Monuments historiques, Henri Labrouste, de préparer un
projet de restauration et propose pour ce programme une allocation de vingt-mille francs.
502
BERCE, Françoise, Des Monuments historiques au Patrimoine du XVIIIe siècle à nos jours ou "Les égarements du
cœur et de l'esprit". Paris : Flammarion, 2000, p. 7-50.
503
MERIMEE, Prosper, PARTURIER, Maurice (éd.), Lettres de Mérimée à Ludovic Vitet, éd. par Maurice Parturier.
Paris : éditions du Comité des Travaux Historiques et Scientifiques, 1998, p. 112.
136
17. Labrouste, selon Arlette Auduc, fait partie des architectes romantiques, porteur d’une vision
architecturale rationaliste 504. Le ministre, qui a sans doute consulté le comité des Monuments
historiques, répond par cette mesure à l’une des craintes de Duquénelle, qui portait sur les méthodes
et les principes de l’architecte de la ville. La nomination d’un architecte des Monuments historiques
est un gage de responsabilité pour le respect des monuments du passé, et il marque un déclin de
l’autorité municipale. Cet acte, de fait, renforce l’antiquaire. Cependant, une phrase désormais
célèbre de Prosper Mérimée pourrait laisser penser que la conservation de la porte Mars à Reims
trouve réponse auprès de la veuve Clicquot : « D’un autre côté, nous détachons M[onsieu]r le
Marquis de Pastoret à Madame Clicquot qui est reine de Reims et qui a mis à la Mairie son premier
commis. On nous dit que si elle daigne dire un mot l’arc est sauvé » 505. La lecture de ce passage
peut laisser à supposer en un soutien financier privé, puisque le comité des Monuments historiques
porte sa participation à vingt mille francs alors qu’il s’agit, comme l’écrit Mérimée, d’une « affaire
de 30.000 à 40.000 fr[ancs] ; elle laisse surtout à supposer de l’influence exercée par Barbe-Nicole
Ponsardin-Clicquot sur celui qui l’a secondé dans son entreprise et qui est devenu le maire de
Reims : Edouard Werlé. Cette seconde hypothèse est plus probable que la première, entendu
qu’aucun financement supplémentaire n’intervient pour le projet de restauration. Le projet
cependant n’aboutit qu’en 1858, avec le concours des Monuments historiques, comme les
paiements des frais de mission et déplacement dus à l’architecte Millet en attestent, pour les
exercices de 1856 et 1857 506.
En décembre 1862 507, l’antiquaire s’adresse au ministre d’Etat. Ce changement
d’interlocuteur s’explique par le poids décisionnel exercé par l’homme d’Etat, et particulièrement
sur le plan des Monuments historiques puisqu’il en est le président assumé ; mais aussi du fait d’un
propos consacré pour moitié seulement par Duquénelle à la conservation d’un Monument
historique. Rappelant le volontarisme et la détermination marqués du régime impérial pour
l’archéologie antique et sa conservation, il fait appel à son interlocuteur et dresse un constat sur
l’état, qu’il qualifie de déplorable, de la porte Mars et de la mosaïque des promenades.
Il alerte l’autorité supérieure sur le danger encouru par l’arc gallo-romain, en raison de deux causes
que sont l’établissement d’un jardin en pente qui pourrait miner les fondations, et l’accumulation de
l’infiltration d’eaux dans les cavités du monument en raison d’un défaut de nivellement de la partie
supérieure de l’édifice. Il demande à cet effet une couverture pour abriter la partie supérieure.
504
AUDUC, Arlette, Quand les monuments construisaient la Nation : le service des monuments historiques de 1830 à
1940, coll. Travaux et documents. Paris : Comité d’Histoire du ministère de la culture, 2008, p. 98.
505
MERIMEE, Prosper, PARTURIER, Maurice (éd.), op.cit, 1998, p. 113.
506
C.A.R.A.N., F/70 226 : Services des monuments historiques : traitements, frais de voyage, subventions pour travaux
(1856) ; F/70 227 : Services des monuments historiques : traitements, frais de voyage, subventions pour travaux (1857).
507
Annexe 16.
137
18. Duquénelle poursuit et interpelle le ministre sur la mosaïque des promenades. Il évoque la
construction en bois très sommaire, alors qu’il avait milité pour une construction solide et durable,
qui ne protège aucunement la mosaïque, la détrempe et désagrège ses cubes, d’autant plus que ce
vestige est contrebas. Il rappelle à cet effet l’attention qui avait été portée à cette mosaïque lors du
congrès archéologique, et dénonce l’immobilisme municipal depuis les deux ans écoulés pour
raisons financières et pour cause d’un débat, encore existant, sur le mode de conversation. Le Petit
Journal, d’ailleurs, relate le désaccord qui existe entre la municipalité qui préférerait transposer la
mosaïque au musée, et les hommes de science, qui préféreraient la laisser sur place. Le quotidien
évoque également Duquénelle en des termes élogieux, puisque l’antiquaire réclamerait avec
insistance une ouverture au public 508. L’antiquaire demande l’appui du président du Comité des
Monuments historiques pour que cette question reçoive une réponse, par consultation, de l’autorité
supérieure. Il appelle à cet effet à une subvention extraordinaire du ministre d’Etat qui marquerait
la volonté conservatrice de la mosaïque rémois, dans le même élan que l’impulsion donnée à
l’archéologie nationale. Cet appel de l’antiquaire marque une transgression des souvenirs locaux au
sein de l’archéologie nationale. Il trouve d’une certaine façon un écho puisque le ministre d’Etat
adresse une lettre au préfet lui demandant des renseignements sur les projets municipaux concernant
la porte Mars. Ce dernier y répond le 10 février 1863, rapportant la parole du maire qui doute que le
conseil municipal accepte de débloquer des fonds supplémentaires pour les deux monuments et
demande un projet de restauration préalable. On ne peut donc évoquer, en tout cas en 1862 et 1863,
un immobilisme municipal, mais plutôt un manque budgétaire patent. Le 21 septembre 1863, le
ministre de la Maison de l’empereur donne avis d’allocation de dix mille francs au préfet pour la
couverture de la porte Mars en faveur de la caisse municipale. Le maire de Reims acte cette
heureuse participation du comité des Monuments historiques le 26 janvier 1864 et alerte le sous-
préfet de l’accélération de l’état de ruine de l’édifice dû aux pluies et aux gelées, le priant de
reléguer cette information à l’autorité supérieure.
Les conflits entre le comité des Monuments historiques et les municipalités trouvent un premier
élément de réponse dans les dissensions entre l’échelon local et l’échelon national, entre le
jacobinisme de l’Etat-Nation et l’affirmation du localisme. Par ailleurs, les dotations du Comité des
Monuments historiques sont pour les municipalités un moyen de se retirer ou de minimiser leur plan
de financement. Une session du conseil municipal de Reims appuie cet élément, puisque
l’administration municipale rappelle le 14 août 1843 509 que la responsabilité de la porte Mars ne
peut lui incomber à elle seule, étant entendue que le vestige est un Monument historique. Les
508
A.M.C.R, 2S 18 : Mosaïque des promenades.
509
A.M.C.R., 1D 15 : Séance du 14 août 1843. Consolidation de l’Arc de triomphe romain.
138
19. municipalités parviennent même à imposer leurs conditions. Lors de cette même séance, le conseil
municipal accepte d’intégrer le dispositif de financement tripartite à condition qu’aucun crédit
supplémentaire ne soit délivré et que le surplus éventuel des travaux soit crédité soir par l’Etat soit
par le Conseil général de la Marne ; ce dont la mairie rend acte en date du 21 août 1844 510. Ces
conflits, surtout, trouvent leur réponse dans les lacunes de l’arsenal législatif, et donc dans les
limites de la commission des Monuments historiques, qui souffre d’une légitimité malgré l’appui
ministériel et de moyens juridiques et financiers 511.
L’antiquaire ne bénéficie sans doute d’aucune influence dans les sphères du pouvoir. Il
n’émet lui-même d’ailleurs que des propositions répondant davantage à des principes comme
l’intérêt historique du monument, qu’à l’avancement concret des travaux et la teneur du projet de
restauration. Il détient cependant un rôle d’alerte inaliénable, qui le dote d’une stature d’antiquaire-
citoyen ou de citoyen-veilleur de l’antiquité. Il reprend d’ailleurs la posture d’alarme de Victor
Hugo dans la guerre aux démolisseurs en 1832. Il se situe dans la même perspective que l’écrivain,
c'est-à-dire l’appel à l’opinion ou à l’Etat contre la municipalité, et la dénonciation de l’intérêt
économique contre l’intérêt historique et culturel 512. Cette posture, sans doute, en fait un acteur
politique de la cité, quoique non politisé.
Les lettres de l’antiquaire, par ailleurs, ont une portée relative à la position contextuelle de la
commission des Monuments historiques, en 1853 et 1862. Service en construction sous la
Monarchie de juillet, il se dote d’une administration et s’institutionnalise progressivement sous le
second Empire 513, porteur d’une vision beaucoup plus centralisatrice.
Il existe sans doute pour l’antiquaire un intérêt personnel à ces appels, quoique peu nombreux et
irréguliers, à l’autorité supérieure. Outre la notoriété ou la représentation, Nicolas-Victor
Duquénelle est en recherche constante d’intégration, comme la précédente partie l’a montrée, dans
les cercles locaux, régionaux et nationaux. Dans sa lettre au président du Comité des Monuments
historiques du 19 mai 1853, l’antiquaire introduit son propos en rappelant qu’il n’a aucune relation
avec l’institution. Il ne dispose en effet d’aucune mission officielle au sein de ce comité, n’étant
même pas correspondant local. L’antiquaire poursuit en signalant ce qu’il appelle son devoir
d’alerte sur les risques de destruction de la porte Mars. Duquénelle habille ici une posture
providentielle de l’infatigable ami de l’antiquité qui exerce une veille citoyenne, et une alerte à la
puissance publique. Il espère ainsi, peut-être, être invité à rejoindre le comité des Monuments
510
A.M.C.R., 1D 16 : Séance du 21 août 1844. Arc de triomphe antique. Emploi du boni sur l’adjudication des travaux
de consolidation.
511
AUDUC, Arlette, op.cit, 2008, p. 117-144.
512
AUDUC, Arlette, Quand les monuments construisaient la Nation : le service des monuments historiques de 1830 à
1940, coll. Travaux et documents. Paris : Comité d’Histoire du ministère de la culture, 2008, p. 29.
513
Ibid., p. 73-95.
139
20. historiques, pour service rendu à la Nation puisque le Monument historique en est un symbole, à sa
ville puisque le vestige suscite le regard des curieux, et à l’antiquité enfin, dont il se considère
comme en étant le défenseur. Arlette Auduc, évoquant les relations du service des Monuments
historiques avec la province, rapporte le rôle d’information des correspondants sous la monarchie
de Juillet, héritiers des intendants d’Ancien Régime. Elle relativise cependant leur rôle sous le
second Empire, qui consulte davantage les architectes par méfiance des érudits locaux. Leur
nomination équivaut davantage à une distinction honorifique 514. Il est aussi à supposer que ces
lettres d’alerte de l’antiquaire soient un appel à la responsabilité étatique à propos de la porte Mars ;
lequel édifice, par son classement, engage l’autorité supérieure à un devoir de sauvegarde. Les
tensions entre les sociétés savantes et l’Etat sont croissantes, par dénonciation d’insuffisance
étatique et de méconnaissance des dossiers due à l’éloignement et au parisianisme 515. L’antiquaire,
d’ailleurs, dans ses lettres, décline point par point les informations qu’il détient sur les projets
passés, qu’il juge comme des erreurs, et les programmes en présence.
De plus, cet appel connaît une postérité puisque Charles Givelet, Henri Jadart et Louis Demaison 516
rappellent dans leur ouvrage, plus de dix ans après la mort de l’antiquaire, que ce dernier fit appel à
Mérimée pour la conservation de la porte Mars. L’antiquaire est de fait autant dans la recherche de
l’intérêt particulier que de l’intérêt collectif. Encore une fois, il est à la croisée des chemins entre
l’engagement public et l’intéressement privé.
Cette figure de l’antiquaire-citoyen confirme son ancrage et sa volonté d’intervenir au sein de
l’espace public.
514
Ibid., p. 104-107.
515
Ibid., p. 113-114.
516
GIVELET, Charles, JADART, Henri, DEMAISON, Louis, « Le musée lapidaire rémois, dans la Chapelle basse de
l’Archevêché (1865-1895) ». Travaux de l’Académie nationale de Reims, 1893-1894, vol. 95, t. 1, p. 183-282.
140