2. GRAND ANGLE4
VENDREDI 6 MAI 2016LE MATIN
TRAQUE AU PLAS TIQUE DU LÉMAN
PROPRETÉ Une association ramasse et
compte les déchets sur les plages. Son but:
faire réfléchir les pollueurs et les politiques.
D
e loin, la plage du port
de La Tour-de-Peilz
(VD) semble propre. Et
puis Roger Erismann se
baisse et ramasse. Des
mégots, du Sagex, des morceaux
de plastique non identifiés. Par
centaines. «Quand on s’approche,
on se rend compte que c’est dé-
gueulasse. Il y a plein de choses qui
n’ont rien à faire là», lâche cet
Américain de 48 ans qui a grandi
en Valais. Avec sa femme, Shan-
non, géologue de formation, il a
fondé l’association Plages Propres
en novembre dernier. «Ramasser
les déchets, c’est bien, mais ce qui
nous intéresse vraiment, c’est
d’avoir des données statistiques
pours’éloignerducôtéémotionnel
qui fait dire: «C’est sale!» reprend
Roger.
Tout en parlant, lui, sa femme et
leur fils Gabrial, venu leur donner
un coup de main, inspectent cha-
cun des graviers de la plage avec
attention. «Le but, c’est de tout
récupérer, même le plus petit bout
de plastique. Ensuite, on les trie et
on les compte sur cette bâche»,
explique Shannon en désignant le
carré vert qui se remplit peu à peu.
Les objets seront ensuite classifiés
selon 131 catégories. Etonnament,
leur taille n’a pas d’importance.
«Petit ou grand, c’est pareil. Cela
veut dire que quelqu’un a jeté ce
déchet», assure Roger.
Celui qui est statisticien de for-
mation est très à cheval sur la ma-
nièredontlesdéchetssontcatégo-
risés. «Pour que les données
soient exploitables, il faut qu’on
respecte un certain protocole»,
La famille Erismann
en action dans le port
de La TourdePeilz.
GRAND ANGLE 5
VENDREDI 6 MAI 2016 LE MATIN
TRAQUE AU PLAS TIQUE DU LÉMANprécise-t-il. Si l’association re-
cherche des volontaires, il faut que
ces derniers fassent preuve d’une
certaine rigueur et soient prêts à se
former. En attendant, la petite
équipe agit avec ses moyens sur la
Riviera. «On
nettoie
une demi-douzaine de plages no-
tamment à Vevey et à Montreux,
environ une fois par semaine cha-
cune», souligne Roger.
«Savoir dans quoi
on se baigne»
Fautedesoutien,luietsafemmese
débrouillent pour le moment
seuls. «Combien on a in-
vesti depuis le début?
Beaucoup trop. Le ma-
tériel, l’application,
le site, les T-shirts,
les déplacements,
on paie tout nous-
mêmes», sou-
rit-il. Mais leur motivation est des
plus évidentes. «C’est chez nous
ici, non? On veut savoir dans quoi
on se baigne», affirme-t-il. Shan-
non abonde: «Aujourd’hui, il est
devenu difficile pour nous d’aller
au bord du lac et de ne rien ramas-
ser. Mais, quand on a fini, on peut
étendre notre linge tranquille-
ment», appuie-t-elle.
Intéressée, une dame s’appro-
che et les félicite. «Les gens qui
laissent tous leurs emballages par
terre n’ont aucun respect», re-
grette-t-elle. Quand elle s’éloi-
gne, Roger attrape un morceau de
Sagex sur le sol: «Elle met la faute
sur ceux qui viennent au bord du
lac, mais en réalité la plupart des
déchetsnesontpasjetésici.LeSa-
gex, c’est un quart de ce qu’on
trouve», détaille-t-il. Il se penche
de nouveau et récupère deux petits
bâtonnets bleus. «Vous savez ce
que c’est? Des cotons-tiges. Vous
croyez vraiment que les gens vien-
nent à la plage se curer les
oreilles?» lance-t-il. Comme
beaucoup d’autres déchets, ces
cotons-tiges ont été jetés dans les
WC.
570 déchetsont été ramassés en moins d’une heure
par les trois membres de l’association
Plages Propres sur la petite plage du port
de La TourdePeilz (VD). Parmi eux, il y avait
86 cotonstiges.
COMBAT POUR DES PLAGES PROPRES
SUITE EN PAGES 6-7
3. GRAND ANGLE6
VENDREDI 6 MAI 2016LE MATIN
Enfin, après une bonne heure de
travail, le ramassage se termine.
La famille s’agenouille près de son
butin. Gabrial dégaine son smart-
phone et lance l’appli-
cation spécialement
développée pour le
projet. Ensemble, ils
décomptent le nombre
de déchets. 570 au to-
tal.
Jérôme Christen,
conseiller municipal
chargé de l’espace pu-
blic, à Vevey, salue
l’action de Plages Pro-
pres: «Toutes ces ini-
tiatives sont utiles et
doivent être soute-
nues. Heureusement
qu’elles existent»,
souligne-t-il. Il admet
aisément que ramasser
de si petits déchets est
impossible pour ses
équipes.«Noseffectifs
sont extrêmement res-
treints. Plus c’est gros, plus c’est
facile à repérer et à récupérer.
Mais ce qui est si petit, c’est juste
inimaginable pour nous», recon-
naît le conseiller municipal.
Asesyeux,lesactionsmontrant
ce qu’on trouve dans le lac ou sur
ses rives sont très importantes.
«Dès le moment où cela devient
visible, les gens en parlent autour
d’eux et prennent conscience.
Avec un peu de chance, on va pou-
voir faire rougir le responsable»,
espère-t-il. Selon lui, sur ce sujet,
la sensibilisation doit être marte-
lée sans relâche. «Mais, à un mo-
mentdonné,ilfautaussidessanc-
tions. C’est pour cela que les em-
ployés de notre voirie
sont assermentés pour
pouvoir mettre des
amendes», détaille-
t-il tout en précisant
que ce n’est pas leur
rôle premier.
«L’enjeu
est de taille»
De son côté, Audrey
Klein, secrétaire géné-
rale de la Commission
internationale pour la
protection des eaux du
Léman (CIPEL), rap-
pelle que plusieurs as-
sociations autour du
lac sont déjà actives à
ce sujet depuis de
nombreuses années:
«Heureusement
qu’elles sont présen-
tes, nous avons besoin de leur tra-
vail sur le terrain», salue-t-elle. A
ses yeux, les campagnes de ra-
massage des déchets démontrent
à quel point il est nécessaire de
continuer la sensibilisation.
«Avec plus d’un million d’habi-
tants autour du lac, l’enjeu est de
taille. Il faut continuer à convain-
cre la population d’avoir des com-
portements respectueux de l’en-
vironnement», souligne-t-elle.
Pourtant, la secrétaire générale de
la CIPEL assure que l’état du Lé-
man s’améliore depuis plusieurs
années. «Aujourd’hui, l’attention
porte sur de nouveaux polluants,
comme les pesticides et les médi-
caments qui ne se voient pas à
l’œil nu mais qui sont surveillés de
près par la CIPEL», détaille
Audrey Klein.
Dans les mois à venir, Roger
Erismann espère pouvoir mettre à
à la portée de tous un outil pour
vérifier soi-même la qualité de
l’eau du Léman. En attendant, il se
concentre sur les déchets: «Ils
n’ont rien à faire là. Je ne suis pas
d’accord avec cet arrangement
que certains font sur ce qui est to-
lérable», peste-t-il. A ses yeux,
chacun est responsable. «Nos
données doivent permettre de
mettre la pression sur les pol-
lueursetdesedemandersilesme-
sures prises pour lutter contre la
pollution sont suffisamment effi-
caces», martèle-t-il, tout en re-
pliant la bâche désormais débar-
rassée de ses déchets. Il lance un
dernier regard sur la plage. Et se
baissepourramasserun571emor-
ceau de plastique.
● TEXTES: FABIEN FEISSLI
fabien.feissli@lematin.ch
● PHOTOS: JEANGUY PYTHON
Toutes les informations sur les projets
de l’association: www.plagespropres.ch
86%des déchets ramassés
par l’équipe
de Plages Propres
sont du plastique.
3138
mégots
ont été retrouvés lors
des 48 ramassages
effectués depuis le mois
de novembre 2015.
24%Le Sagex est le déchet
le plus présent dans
le Léman. Il représente
un quart des ramassages
des bénévoles.
gIl faut se
demander si
les mesures prises
pour lutter contre
la pollution sont
suffisamment
efficaces»
Roger Erismann,
cofondateur de Plages Propres
RAMASSER Il faut avoir l’œil pour
dénicher les mégots et autres petits
bouts de plastique qui se cachent
entre les galets.
TRIER Les objets
retrouvés sont classifiés
selon leur catégorie.
Au total, il en existe 131.
100 tonnes repêchées
NETTOYAGE Les 21 et 22 mai,
«Net’Léman» fêtera sa 8e édition.
Depuis 2005, cette opération de
ramassage qui réunit un millier de
bénévoles à chaque fois, a récu
péré plus de 100 tonnes de dé
chets dans le Léman. «Douze sites
seront passés au peigne fin cette
année. En plus du nettoyage, nous
proposons différentes actions de
sensibilisation», explique Suzanne
MaderFeigenwinter, secrétaire
générale de l’association organisa
trice de l’événement. Objectif: en
courager le public à réduire sa pro
duction de déchets. «Nous propo
sons des solutions à la portée de
tous, telles que privilégier le «non
jetable», savoir réparer ou recy
cler.» ●
SUITE DES PAGES 4-5
GRAND ANGLE 7
VENDREDI 6 MAI 2016 LE MATIN
«Ce qu’on trouve sur les plages,
c’est ce qu’il y a au fond du lac»
L’EXPERT
NATHALIE CHÈVRE Ecotoxicologue et spécialiste de la qualité de l’eau à l’Université de Lausanne
● Que pensezvous du projet
lancé par Plages Propres?
C’est une manière intéressante
d’alerter les gens sur cette
problématique qui prend de plus
en plus d’importance. Pour nous
les chercheurs, c’est aussi un bon
indicateur pour voir si les modèles
prédictifs que nous développons
sont corroborés. Cela permet
également d’analyser si les
différentes campagnes de
sensibilisation ont un impact réel
sur le public ou pas.
● D’où vient toute cette
pollution sur les plages?
Il y a plusieurs sources. Cela vient
notamment des eaux usées des
habitations. Quand il pleut, le
surplus qui ne peut pas être géré
par les stations d’épuration est
déversé directement dans le lac.
Les cotonstiges, par exemple,
sont un très bon indicateur de ce
débordement.
● Justement, on a été étonné
du nombre de cotonstiges…
Oui, on retrouve aussi des bas
nylons, des lingettes
démaquillantes, des tampons
hygiéniques, des couches… Tout ce
que les gens jettent dans leurs
WC, en fait. Et, vous savez, il y a
encore beaucoup de gens qui le
font.
● Comment lutter làcontre?
La répression est difficile parce
que cela se passe dans l’intimité
des particuliers. Les stations
d’épuration vont être améliorées,
mais cela coûte cher et cela ne
suffira jamais à gérer tout le débit
d’eau en cas de fortes pluies. Le
seul moyen d’action, c’est la
sensibilisation du public et aussi
des industriels.
● Des industriels?
Oui. Par exemple, il y a quelque
chose de très à la mode en ce
moment, ce sont les billes en
plastique dans les cosmétiques.
Notamment pour faire des
peelings. Ces minuscules bouts de
plastique sont ensuite entraînés
par l’eau jusqu’au lac. Il devrait y
avoir une réflexion sur le sujet
avant la mise en vente du produit.
La difficulté, c’est qu’il nous faut
parfois plusieurs années avant de
réussir à identifier la source d’une
pollution.
● Et du côté du public?
Il y a déjà eu pas mal de
sensibilisation sur la
problématique. La vraie question,
c’est pourquoi les gens ne
prennent pas en compte cette
sensibilisation. Je pense qu’il y a
une difficulté pour certains à faire
le lien entre ce qu’on jette dans
nos WC ou dans la rue et le
Léman. Les gens ont tendance à
penser que cela disparaît.
● Qu’estce qu’il est important
de rappeler?
Cela va sembler évident, mais ne
jetez rien au lac de manière
directe. Ne jetez rien non plus
dans vos toilettes. Ni par terre ou
dans les grilles d’égouts. Si on
prend l’exemple des mégots, la
pluie les entraîne ensuite jusqu’au
Léman. Il y a une connexion
directe entre nos villes et le lac.
● Parmi les solutions, vous ne
parlez pas du nettoyage?
La solution, ce n’est pas d’aller
nettoyer. La solution, c’est que la
pollution n’arrive plus. Si l’on
nettoie uniquement, cela
déresponsabilise les gens. Sans
compter que c’est un travail
considérable pour les communes,
qui ont des contraintes de
moyens. Au final, le problème est
pour le lac en général. Ce qu’on
retrouve sur les plages, c’est ce
qu’il y a au fond. ●
Yvain Genevay
COMPTER Sur son
smartphone, Gabrial
introduit les quantités
de déchets retrouvés.
COMBAT POUR DES PLAGES PROPRES