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Renaud MIGNEREY
Renaud Mignerey
Mémoire de fin d’études
Sous la direction de David Ferré
Strate Collège – Sèvres - 2014 –
REMERCIEMENTS
À tous ceux qui m’ont apporté leur soutien, et qui m’ont aidé jusqu’à
l’aboutissement de ce mémoire. À tout le corps professoral de Strate
Collège avec qui j’ai pu échanger sur ma thématique et qui m’a
fourni à maintes reprises les ressources nécessaires à l’élaboration
du texte qui va suivre. À David Ferré, qui a été mon tuteur et qui
m’a accompagné tout au long de la rédaction de ce mémoire.
À tous ceux qui ont pris la peine de répondre à mes questions et
qui ont constitué les apports indispensables à la conduite de mes
recherches, aboutissant sur ce mémoire.
Merci.

2 /141
AVANT-PROPOS
À la question « Qu’est-ce que l’authentique ? », aucune des réponses
apportées ne m’a semblé éloquente. Quelques notions ressortent
plus souvent, l’authenticité étant alors associée à l’artisanat, le
vrai, la valeur d’estime…1 Le terme «  authentique  » n’a pas de
sémantisme arrêté, et sa définition dépend de son utilisateur, ainsi
que du contexte dans lequel ce dernier l’emploie. On peut alors
répertorier autant d’explications quant au sens du mot que de
personnes tentant de le définir.
On tendra à généraliser en induisant que l’authenticité objective
suppose que l’objet étudié est d’origine, et non pas une imitation.
Cette définition, effective depuis le XIIIième siècle, a été reformulée au
cours de l’histoire afin de mieux correspondre aux idéaux propres à
chaque ère. Ainsi, d’autres définitions précisent que l’authenticité
d’un objet dépend de son ancrage dans sa véritable origine  :
l’authentique est ce dont l’origine est indubitable2. Les idées de
sincérité et d’honnêteté sont par ailleurs évoquées : l’authentique
est ce qui dit la vérité3, ce qui est vrai et indiscutable4, d’une totale
sincérité et dont la vérité ne peut être contestée. De fait, l’objet
authentique est non seulement l’original -ancré dans son origine-,
mais aussi sincère et honnête5. Le point de vue philosophique prône
également ces concepts de bonne foi et de véracité6.
De manière peut-être plus actuelle, on considèrera que l’authenticité
dépend des besoins de la société en terme de tradition et d’origine –même
si ceux-ci sont inventés-7, du milieu culturel et de sa propre interprétation
de l’histoire8. Il existe de multiples vécus d’authenticité en fonction des
définitions, expériences et interprétations, ce qui fait que celle-ci n’est
pas une caractéristique stable. Aujourd’hui, les consommateurs sont
incontestablement en quête d’authenticité, mais probablement davantage
en quête d’authenticité constructive, symbolique, qu’objective.
1 Informations issues d’une enquête réalisée auprès de 118 personnes, ayant
répondu à la question « Qu’est-ce que l’authentique représente ? »
2 Dictionnaire Encyclopédique 1997
3 Dictionnaire du Français 1999
4 Dictionnaire Historique de la Langue Française 1998
5 Dictionnaire Méthodique du Français Actuel, 1989
6 Aristote, La sincérité est une chose noble et digne d’éloge, (384-322 av J-C)
7 Hobsbawm et Ranger, L’invention de la tradition, Editions Amsterdam, 2003, p27
8 Bruner, Jérome, Pourquoi racontons-nous des histoires, Retz, 2010, p52

3 /141
4 /141

La valeur de l’authentique est finalement relative à son contexte
temporel  : la notion semble évoluer avec le temps pour aboutir
sur de nouvelles considérations, faisant émerger de nouvelles
problématiques liées au caractère intrinsèque de la notion de
progrès. Alors que l’authenticité évoquait communément des
valeurs passées telles que la tradition ou encore un savoir faire
ancestral, le progrès est synonyme d’évolution et de technicité.
Ces termes entretiennent une relation temporelle paradoxale  ;
considérés au premier abord comme très éloignés, voire opposés,
ils se construisent l’un l’autre. Lorsque l’environnement change,
c’est l’époque, le contexte, l’état d’esprit des gens, qui rendent
impossible la perception de l’authenticité de manière égale sur
chaque période donnée. Cette dernière est intimement liée au
temps, sa valeur perçue variant selon lui. Alors que l’authentique
représentait il y a peu un savoir matériel ou intellectuel, il est
aujourd’hui devenu l’apanage des grandes marques, dont les biens
et services tendent à faire l’objet d’une quête d’authenticité afin de
pallier la perte de repères, de sens et d’identité. Peut-on considérer
ce bouleversement de considérations comme «  un progrès  »  ?
Toujours en lien avec la thématique du sens, nous constatons qu’il
est difficile de faire un rapprochement entre l’empreinte d’un objet
personnel et celle d’un produit issu d’une fabrication à la chaîne, et
tiré à plusieurs milliers d’exemplaires.
La tension qu’induit le rapprochement de ces termes nous amène
à questionner l’authenticité dans le contexte contemporain qu’est
celui du progrès, soulevant alors de nouvelles introspections.
L‘authenticité peut-elle être une condition du progrès ?
Ce mémoire fait donc état d’un raisonnement personnel mais
objectif, étayé par de nombreux apports littéraires portant sur les
thèmes liés de l’authenticité et du progrès. Ces apports restent un
soutien à toutes idées et représentations partiales, permettant de
définir un cadre de recherche clair, spontané, factuel, sincère et
sans artifice. En d’autres termes, authentique.
Dans un premier temps, nous porterons notre regard sur l’évolution
de la définition de l’authenticité, en lien avec les bouleversements
industriels, sociologiques et cultuels, notre passé faisant figure de
référent face aux évolutions connues et à celles à venir.
Après avoir contextualisé le terme «authenticité» dans l’ère
contemporaine, nous nous attacherons à définir les répercussions
qu’il a engendrées, tant sur un domaine physique que psychologique,
ainsi que l’importance du jugement subjectif porté sur la notion. Les
apports de cette analyse nous permettront finalement de déterminer
les nouvelles considérations que l’on porte sur l’authentique, et les
différentes finalités attribuées à celle-ci.

5 /141
6 /141

Sommaire
7 /141
1]

2]

LA (R)ÉVOLUTION EST EN MARCHE

11

LES MÉCANISMES DE L’ILLUSION

49

A] Une courte histoire du progrès		

12

A] L’’authenticité fantasmée		

50

a) Introduction Historique du progrès		
b) Le progrès comme idéologie		
8 /141Le progrès est-il un mythe?		
c)

12
18
23

a) Les attentes personnelles		
b) Une volonté de singularisation		
c) La théâtralité de l’illusion		

50
53
56

B] L’authenticité à l’ère du numérique 	
et du consumérisme

25

B] La valeur du jugement		

60

a) La fiabilité de l’opinion/ de l’oeil		
b) Une perception faussé			
c) Le jugement à l’origine de l’erreur		

60
62
65

C] Les raisons du faux			

70

a) Les nouvelles techniques de reproductibilité	
b) L’authenticité à l’épreuve de la modernité	
c) Le nouveau rapport aux objets		

25
29
33

C] Le vécu comme référence actuelle	

37

a) Les madeleines actuelles		
b) Transmission, conservation		
c) Fétiche, relique et oeuvre d’art		

37
39
43

a) Développement de l’artificiel et du contrefait	
b) La rationnalisation de l’existant		
c) La transparence exigée			

70
72
75
3]

4]

LES ABOUTISSEMENTS DE L
’IMITATION
A] Critique de l’imitation			
a) La rareté comme vecteur d’imitation	
b) L’authenticité, valeur constitutive de l’art	
c) Un substitut au vrai			

B] Réhabilitation de l’imitation		

80
80
82
87

91

a) Imiter est le propre de l’homme		
91
b) L’expérience touristique			
95
c) «Nous n’avons vraiment pas les mêmes valeurs!»	 99

C] La tendance de l’authenticité		
a) Où est passé l’aura de l’objet		
b) Les incertitudes liées au futur		
c) L’authentique pour donner un sens		

79

CONCLUSION		

115

BIBLIOGRAPHIE	

120

9 /141

GLOSSAIRE		

125

CRÉDITS IMAGES	

127

ANNEXES		

128

102
102
105
109
10 /141

Chapitre un
1]
LA (R)ÉVOLUTION
EST EN MARCHE
11 /141

A] Une courte histoire du progrès

a) Introduction Historique du progrès		
b) Le progrès comme idéologie			
c) Le progrès est-il un mythe?			

12
18
23

B] L’authenticité à l’ère du numérique
et du consumérisme

a) Les nouvelles techniques de reproductibilité	 25
b) L’authenticité à l’épreuve de la modernité	 29
c) Le nouveau rapport aux objets			
33

C] Le vécu comme référence actuelle
a) Les madeleines actuelles				
b) Transmission, conservation			
c) Fétiche, relique et oeuvre d’art			

37
39
43
(A)
UNE COURTE HISTOIRE DU PROGRÈS
« Le progrès, c’est marcher de l’avant et c’est un déséquilibre. » (Jeanne
Quéheillard). Retracer l’histoire du progrès, de la création du silex
jusqu’aux OGM, permet de définir l’origine des raisons qui nous poussent à
métamorphoser radicalement nos relations d’homme à homme, d’homme
à objet -ou encore d’objet à objet-. L’authentique, que l’on oppose au
progrès, trouve son sens dans le contexte temporel dans lequel il s’intègre.
En cela, les deux notions sont temporellement liées : car le progrès d’hier
est souvent l’authentique d’aujourd’hui.

	
a) Introduction historique du progrès
		
• D’où venons-nous ? Que sommes-nous ?

12 /141

L’évolution –dans son sens global- peut être présentée comme une
suite d’événements, de révolutions, de découvertes ou d’essais
qui, considérés individuellement ne peuvent pas être qualifiés de
progrès à proprement parler tant le terme est relatif et sujet à
interprétation.
« Le groupement de ces découvertes forme cependant une multiplicité
d’avancées convergentes donnant un contenu à la notion de progrès qui
doit être pensée de façon plurielle »9.
Force est de constater que nous sommes restés bloqués sur la
même vision du progrès depuis la révolution industrielle (milieu
du XIXème siècle). Cela fait 200 ans que notre volonté d’évolution
ne se rattache qu’à la modification et au perfectionnement des
machines, dans un même esprit, celui de l’optimisation et de
l’innovation matérielle. Traiter de l’histoire du progrès de manière
plus profonde et dresser un bilan concis des évènements qui ont
marqué l’histoire de l’humanité permet de mieux appréhender les
perspectives d’avenir de l’ère actuelle.
9

Liebniz, Monadologie, Poche, 1998, p203
Nous désignerons l’adoption/création de l’outil par l’homme comme
premier progrès (pré)historique. Le chasseur perfectionne ses
armes, qui lui permettent par la suite de développer de nouvelles
techniques, plus rentables. Ronald Wright considère que le progrès
ne réside non pas dans l’objet et sa technicité, mais plus dans le
bénéfice qu’en retire son utilisateur. Si on se reporte à l’exemple du
chasseur de l’âge de pierre (environ -6000 av J.C), cela se traduirait
ainsi  : celui qui a compris comment tuer un mammouth à l’aide
d’outils a réalisé une avancée. Celui qui comprend comment en tuer
deux d’un coup réalise un progrès10. Il faut cependant nuancer le
propos, puisque celui qui a compris comment tuer 200 mammouths
en un coup -en les attirant dans un ravin- est allé trop loin. Nous
pouvons déjà interpréter les enjeux et effets du progrès sur la
société… Mais nous y reviendrons plus tard.
La découverte néolithique que représente l’agriculture mit fin à l’ère
de la chasse comme unique mode de vie. Elle marqua les prémices
de la civilisation actuelle, les entreprises indépendantes fusionnant
en un système entier et cohérent.
Mais le progrès qu’affiche une société civilisée n’est pas un idéal
en soi  : les cirques romains, les sacrifices aztèques, les bûchers
de l’inquisition ou les camps nazis sont les œuvres de sociétés
civilisées, preuve que ces dernières ne sont pas garanties de progrès
moral. Cependant l’évolution, au vu de la population mondiale et
le chemin que prend l’humanité ne laisse aucun retour en arrière
envisageable.
Il s’est écoulé 13 siècles entre la chute de l’Empire romain et la
découverte de l’Amérique par Christophe Colomb, et pendant
lesquels la population mondiale a augmenté de 200 millions
d’habitants. À l’heure actuelle, 3 ans suffisent pour atteindre un
chiffre comparable. Une meilleure qualité de vie due aux différents
progrès historiques (remèdes contre la maladie, pasteurisation…)
explique en grande partie une telle croissance.
Si on examine la complexité croissante des civilisations, on notera
que vers les prémices de la période classique, les Mayas avaient bâti
10

Wright, Ronald., 2006, extrait de La fin du progrès, Naive, p114

13 /141
des palais aux enceintes closes et rendues accessibles uniquement
à la noblesse. On peut imaginer la déception de la population
voyant disparaître le contrat social qui les unissait avec la classe
dirigeante, perçue comme les médiateurs des dieux. Il est aisé de
faire le parallèle avec une situation contemporaine où les gens
qualifiés d’ordinaire et n’ayant pas accès à certaines institutions
ont vu leurs chefs d’États s’éloigner du peuple qu’ils étaient censés
représenter.

14 /141

Ce constat met fin aux grandes espérances des lumières ; que tous
ces progrès s’apparentent à un progrès intellectuel et moral. Ce
dernier consiste en des impératifs moraux indispensables mais
allant à contre-courant du désir humain, puisqu’ils ne servent les
intérêts de personne mais de tout le monde. La réforme suggérée
actuellement ne doit cependant pas prendre la forme d’un parti
antiaméricain, anticapitaliste et proécologique. Il s’agit plutôt de
passer d’une pensée à court terme à une pensée à long terme,
ou troquer les excès et l’imprudence contre la modération et la
précaution.
« L’homme est perfectible pour le meilleur, mais également pour le pire11 ».
L’illustration malheureuse de cette affirmation est l’empreinte
laissée sur terre par ceux qui consomment le plus  : la course
à la croissance nous laisse vivre dans l’illusion que notre vie est
synonyme d’amélioration. Mais si le niveau de consommation de
la Chine atteignait celui de l’Amérique, le monde serait incapable
de supporter un milliard d’hommes en plus (en 1970, les hommes
utilisaient 70% des capacités de production de la terre. Dès 1980,
il atteint 100%. En 1999, 125%12). Ces chiffres, bien qu’imprécis,
montrent une tendance évidente vers une récession prochaine.
Pour autant la culture elle-même est hostile à l’idée de limite ; pour
exemple, les Américains appartenant à la low-class, ne se voyant
pas comme un prolétariat exploité mais comme des millionnaires
11 Rousseau, Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les Hommes,
partie 1, p30
12 Chabot, Pascal., 2008, extrait de Après le progrès, Travaux pratiques, 128p
potentiellement dans l’embarras. La nature humaine, à l’époque
des technologies, est restée à l’âge de pierre. Notre capacité
à déterminer ou améliorer l’homme et l’univers est devenue
disproportionnée. D’où le constat intéressant de Jane Goodal  :
« Nous sommes soi-disant l’espèce la plus intellectuelle qui n’est jamais
existé, alors comment se fait-il que cet être si intellectuel détruise son seul
habitat ? » Nous compromettons l’avenir de nos propres congénères,
ce qui est contre-productif pour le développement de l’espèce. Si la
civilisation veut survivre, elle doit vivre des intérêts et non du capital
de la nature.
Notre meilleur avantage repose sur notre connaissance de
l’histoire  et notre possibilité de tirer parti de nos erreurs comme
d’un enseignement. En ce sens, le passé fait figure de référent.
Les «  recherches archéologiques  » concises précédemment
menées nous permettent de scruter l’avenir, en nous renseignant
sur ce que nous sommes, d’où nous venons, et là où nous sommes
le plus susceptibles d’aller.
	
		

• Où allons-nous ?

La civilisation actuelle exige le maximum de son environnement,
et hypothèque la nature pour continuer à progresser. Il n’est pas
nécessaire de pousser plus loin le constat pour saisir la précarité
d’un tel système. Le progrès engendré semble requérir plus de
progrès, et nous devons faire face à d’autres forces prodigieuses
(cybernétique, bio et nanotechnologies…), se développant de
manière accélérée et dont les conséquences sont imprévisibles.
Un sentiment de désenchantement a découlé de ces observations.
L’incertitude des valeurs et la confusion des idées remettent en
cause des sujets que l’on croyait établis ; le travail n’est plus une
occurrence sacrée, la famille se désagrège sous l’effet des tensions
sociales… Le temps libre a été augmenté par le progrès technique,
mais la plupart de ceux qui en disposent le gaspillent en récréations
passives. Le progrès dans l’habitat illustre ce fait, caractérisé par

15 /141
une dépendance qui entraîne un alanguissement de l’homme au lieu
de son épanouissement –même si cela n’est pas un cas généralisé-.
Finalement, le grand espoir du XXème siècle va se poursuivre au XXIème
siècle. Mais le progrès engendre parallèlement un bouleversement
moral et intellectuel, et les problématiques économiques, sociales,
politiques, scientifiques et culturelles de notre temps sont si
étroitement liées qu’il devient pratiquement impossible de prévoir
l’évolution globale de l’humanité dans les années à venir.
Une certitude demeure, celle de la nécessité de consommer moins,
ou mieux. Sans prôner le dénuement, l’homme –conditionné
pour vouloir toujours plus et mieux, et prisonnier de la culture du
matérialisme- doit prendre conscience qu’il est dès lors dans l’ère
des limites. On ne peut pas défendre des modèles inapplicables
universellement, puisque cela reviendrait à prouver que certains
ont davantage de droits que d’autres. Le problème n’est pas
technologique, il est éthique.
La notion de durabilité est à prendre avec des précautions, puisqu’on
l’apparente à l’idée de moins acquérir et de moins consommer  ;
en regard du progrès, cela fait penser à un mouvement de recul
ou une régression. L’humanité va donc devoir asseoir des valeurs
durables et solides pour ne pas être noyée par les bouleversements
qui l’affectent.
Certains points de vue caractérisent les grandes tendances
intellectuelles et populaires portant sur ces changements : dès
lors, ils appartiennent au domaine du subjectif, et par là même de
l’idéologie. Le prochain progrès sera-t-il celui du changement des
mentalités ?

17 /141
b) Le progrès comme idéologie
		
• Les croyances suscitées
« Marche ou crève ! » L’injonction bien connue est représentative
d’une des nombreuses idéologies que l’on rattache au progrès. Dans
une certaine mesure, nous nous attacherons aux deux courants de
pensée s’opposant dans leurs croyances et leurs perceptions du
futur.
Pour certains, la «  séduction du progrès  » est devenue une
«  pathologie idéologique  »  : les prodiges de l’industrie suscitant
admiration et crainte, la fascination exercée sur ceux qui y sont
sujets est palpable.
«Le passé est nécessairement inférieur au futur. Nous voulons qu’il soit ainsi. Voilà
comment nous renions la splendeur obsédante des siècles abolis et nous collaborons

18 /141

avec la mécanique victorieuse qui tient la terre dans son réseau de vitesse. […]
Avec nous commence le règne de l’homme aux racines coupées, l’homme multiplié,
qui se mêle au fer, se nourrit d’électricité et ne comprend plus la volupté du danger
et l’héroïsme quotidien. C’est vous dire combien nous méprisons la propagande
pour la défense de l’esthétique du paysage, ce stupide anachronisme. Affiches
multicolores sur la verdeur des prés, ponts de fer agrafant les collines, trains
chirurgiens perçant le ventre bleu des montagnes, tuyaux énormes des turbines,
nouveaux muscles de la terre, soyez loués par les poètes futuristes, car vous
détruisez la vieille sensiblerie maladive et roucoulante de la terre!»13

La foi dans le progrès est devenue pour quelques-uns quasiment
religieuse, fondamentaliste. Ceux-là se trouvent dans l’illusion que
l’évolution pourrait résoudre les problèmes qu’elle a elle-même
créés. On fera aisément le rapprochement avec certains mythes
religieux –qui ont par ailleurs causé la perte des civilisations qui
s’y rattachaient-. De manière plus rationnelle, Gandhi pensait que
tout progrès, qu’il soit d’ordre technique ou économique, était
indispensable mais devrait être mesuré en fonction du bénéfice
13 Marinetti , Filippo Tommaso., Extrait du manifeste Le futurisme, Ed l’âge
d’Homme, 1980, pp118-119
qu’en retirerait le plus pauvre des individus.
En 1603, Francis Bacon (peintre Brittanique et figure du Fauvisme)
avait exposé sa vision du futur et des progrès de la manière suivante :
«Prolonger la vie.
Rendre, à quelques degrés, la jeunesse.
Retarder le vieillissement.
Guérir des maladies réputées incurables. […]
Transplanter une espèce dans une autre.
Instruments de destruction, comme ceux de la guerre et le poison.[…]
Produire des aliments nouveaux à partir de substances qui ne sont pas actuellement
utilisées.
Fabriquer de nouveaux fils pour l’habillement ; et de nouveaux matériaux, à
l’instar du papier, du verre, etc.
Prédictions naturelles.
Illusions des sens»14

Le discours du théoricien est admirable de précision. Tel Jules
Vernes, Bacon a su anticiper l’avenir. Il est facile de faire un
parallèle avec les récentes découvertes en matière de médecine, en
particulier concernant le sida15.
D’autres écrivains éminents émettent un avis contraire  : Claude
Lévi-Strauss, contre le progressisme, invite au pessimisme,
particulièrement sur le progrès de modèle européen, parce qu’il lui
paraît n’avoir jamais conduit qu’à un appauvrissement spirituel et
culturel de l’humanité16.
Des auteurs ont en outre suggéré l’idée que le progrès était une
idole inventée de toutes pièces ; leur réaction était alors d’adopter
une démarche nihiliste (ou comment soigner le mal par le mal). Plus
réservé, Walter benjamin considère que le siècle ne va ni vers le bien
ni vers le mal, mais tend vers la médiocrité. Un thème d’actualité
revient finalement, celui des OGM : décrié –souvent sans fondement-,
14 Bacon, Francis, extrait de Merveilles naturelles, surtout celles qui sont destinées à
l’usage humain, 1603, chapitre Nouvelle Atlantide
15 Un patient nommé Timothy Brown, infecté par le VIH en 1995, est considéré
comme guéri grâce à une greffe de moelle osseuse.
16 Lévi-Strauss, Claude, Tristes tropiques, Plon, 1955, p49

19 /141
20 /150
l’homme du XIXème siècle s’est invité à la table des dieux par le
biais de la maîtrise biotechnologique. Ses détracteurs dénoncent,
au-delà des dangers potentiels de la découverte, l’imposture d’un
progrès scientifique présenté comme une amélioration globale de
l’humanité (les OGM sont, par exemple, exposés comme la seule
alternative de nutrition à l’échelle mondiale, mais ses opposants
appuient sur la part d’ombre de la découverte, à savoir les effets
encore inconnus sur le corps humain à long terme).
Mais la remise en question globale, quelle que soit l’origine de son
idéologie, amène à envisager de nouvelles solutions : ainsi Stephen
Hawking (physicien théoricien) affirme que, si nous abordons
une période dangereuse de notre histoire, notre code génétique
comporte toujours un instinct égoïste et agressif qui nous a permis
de survivre par le passé. Pour perpétuer l’espèce –et sous réserve
de ne pas provoquer de catastrophe dans les deux siècles à venirnotre seule chance de survie à long terme serait de ne pas nous
limiter à la terre, mais de nous déployer dans l’espace.

		

• Que reste-t-il du progrès ?

Les croyances progressistes ont révélé avec plus ou moins
d’exactitude un nouveau modèle de modernité, pourvu d’un système
social fragile et en quête d’équilibre nouveau. Mais ce que le progrès
avait de rassurant au siècle dernier ne s’applique plus à la situation
présente : nous nous trouvons aujourd’hui face à des problèmes et
enjeux qui nous dépassent. On pointe du doigt le progrès, promu
comme responsable de tous les maux récents de la société ;
Albert Einstein écrivait « La puissance déchaînée de l’atome a tout changé,
sauf nos modes de penser ». Ce témoignage met en exergue un point
fondamental : la nature humaine, comme indiqué précédemment,
n’a pas évolué au même rythme que la technique. Cette dernière
ne peut en aucun cas être laissée pour seule conséquence de la
dégradation environnementale, économique ou sociologique de
notre milieu de vie, puisque ces catastrophes découlent simplement

21 /141
de l’utilisation même que nous faisons de cette découverte. Pourtant,
la prégnance des nouvelles technologies, jointe à la perte de tout
idéal collectif, philosophique ou politique, a conduit à investir la
technique d’un excès de sens, philosophique ou même religieux17.
Les hommes sont de plus en plus à même d’agir comme des dieux.
Les avancées génétiques, les biotechnologies offrent la possibilité
de manipuler les espèces et influer sur le cours de l’évolution. Le
déclin des croyances traditionnelles au profit du progrès matériel
traduit une réorientation des valeurs morales ou culturelles de
l’homme.
Si l’on se réfère à l’avis des sondés18, la réponse spontanée la plus

22 /141

récurrente lorsqu’on aborde la vision de l’avenir évoque les nouvelles
technologies visibles dans le cinéma, dans les bandes dessinées et
les revues de science-fiction. La technique se manifeste comme
une des rares attentes possibles pour le futur. À la manière d’un
idéal par défaut, faute de mieux.
Ce qu’il reste du progrès, c’est un modèle de pensée binaire,
partagé entre crainte et espoir. Une «  défatalisation  » et une
« désutopisation » sont à mener en parallèle pour donner un avenir
au progrès.
La révolution de Marx19 est derrière nous. Les sociologues
s’interrogent dorénavant sur la qualité de l’existence, au-delà de
la quantité des acquis matériels. Toutefois, les questionnements
précédemment soulevés subsistent, et malgré les utopies
personnelles des fervents défenseurs du progrès, les incertitudes
demeurent et se renforcent au fil du temps.
D’où la question légitime de Umberto Eco, « Allait-on mieux quand ça
allait plus mal ? »20, qui interroge la nature réelle de cet imaginaire du
progrès, entre réalité et mythe.

17
18
19
20

Munier, Brigitte, Robots, Le mythe du Golem ou la peur des machines, Essais, 2011, p221
L’authenticité et le progrès, questionnaire en ligne envoyé le 20/09/2013 (122 réponses)
Marx, Karl, Misère de la philosophie, 1896, p75
Eco, Umberto, À reculons comme une écrevisse, Essais, 2006, p119
c) Le progrès est-il un mythe?

		

• Petite mythologie du progrès

Le mythe se définit comme « un unique horizon de compréhension du
monde dans les sociétés dites premières, mais subsiste dans les sociétés
complexes pour y jouer un rôle majeur : il coexiste entre la pensée
rationnelle abstraite, exprime tout un pan de l’expérience humaine
désavouée par le modèle conceptuel dominant »21. Réel ou imaginé, il
reste un agencement du passé prenant forme selon les aspirations de
la culture qu’il intègre. Il se différencie des utopies technologiques
antérieurement abordées puisqu’il est pourvu d’ambivalence, mais
s’y rattache dans le sens où l’utopie technologique –par exemplefut l’amorce de sa diffusion, matérialisant l’espoir d’une société
avant-gardiste.
La vocation de la culture populaire est de transmettre un
patrimoine mythique  ; celui du progrès fut activé dès la fin du
XIXème siècle, en réponse au thème de l’apocalypse écologique et
à l’appauvrissement de l’idéal du progrès comme l’entendaient
les lumières. Il accompagne le désenchantement de la prise de
conscience suivante  : la science ne peut pas assurer la direction
sociale et morale du genre humain. Plus implicitement, cela ramène
à dire que la peur ancienne et grandissante de ne plus trouver de
sens à la nature –environnementale et humaine- s’est ranimée.
À ce jour, on notera que cette angoisse de l’inexistence de l’âme et
d’un défaut de sens à la vie de l’homme s’est reportée sur la crainte
contemporaine de l’humanoïde, évoluant dans un milieu urbain et
pollué, comme si la technologie était responsable de la décrépitude
de notre milieu naturel. Avatar22 est l’une de ces fictions réagissant
aux versions démultipliées de cette apocalypse technologique, et
présentant le bonheur de la communion homme-nature comme
authentique.

21
22

Munier, Brigitte, Robots, Le mythe du Golem ou la peur des machines, Essais, 2011, p236
Avatar est un film de science fiction réalisé par James Cameron en 1999.

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• Démythification du progrès

Il n’y a en réalité pas de nouveaux mythes, et seulement des
réactivations d’anciennes fictions. Le progrès, lui, ne saurait être un
mythe, car la présente notion laisse supposer la foi en la disposition
de l’homme à créer un avenir meilleur. Nous nous trouvons dans un
cas où ce que l’on nomme mythe du progrès n’est que la résultante
de l’ajustement de l’homme aux contraintes qu’il a lui-même créé.
Le recours à l’imaginaire et les inquiétudes vis-à-vis des créations
robotiques ne sont que les témoignages d’un malaise éloquent,
et traduisent les aspirations de notre culture à un moment de son
histoire.
De manière positive ou négative, le progrès captive, nourrissant
tour à tour fantasmes et peurs. Son développement a entraîné
la création de divers scénarios, marqués par le côté cultuel de la
technique (on voit alors s’opérer un transfert de la sacralisation
de la religion vers la technique). Il marque une rupture avec une
tradition passée, ce qui va dans le sens de la pensée de Raymond
Aron, auteur des Désillusions du progrès  ; « Une société, vouée au
changement, ne se compare pas au passé, elle se mesure à ses ambitions.
Technique et futuriste, elle se condamne elle-même à l’insatisfaction ».
(B)
L’AUTHENTICITÉ À L’ÈRE DU
NUMÉRIQUE ET DU CONSUMÉRISME
Les bouleversements industriels sont la raison majeure des changements
matériels et moraux que nous connaissons aujourd’hui. Suscitant les
craintes et les hésitations précédemment évoquées, la nouvelle ère
technologique semble n’avoir aucun aboutissement défini, sinon celui de
l’optimisation perpétuelle des produits de consommation. L’émergence de
la standardisation et de la reproduction a annoncé le siècle des machines
-Deus ex machina- , duquel nous ne sommes jamais sortis.

	
a) Les nouvelles techniques de reproductibilité
		
• Des stades fondamentaux
Il est primordial de bien saisir l’importance des nouvelles techniques
de reproductibilité dans l’histoire du progrès, et leur impact sur les
créations nouvelles qui en découle. Walter Benjamin fut un des
premiers à identifier cet impact, notamment sur le monde de l’art23.
En exemple simple, un regard porté sur le passé nous fera constater
que l’invention de nouvelles techniques de reproductibilité s’est faite
progressivement et par intermittence, mais toujours avec fracas.
L’origine de la première technique de reproduction trouve son
fondement en Grèce, et consiste en deux procédés que sont la fonte
et l’empreinte. Mais la technique de reproductibilité qui marqua une
ère nouvelle fut celle de l’imprimerie, qui introduisit la possibilité de
la reproduction technique de l’écriture. C’est la lithographie qui, par
la suite, permit la reproduction de dessins (invention supplantée
quelques années plus tard par la photographie). La galvanoplastie
(XIXème siècle) permit finalement la reproduction équivalente d’objets
de tout type, et de là débuta l’ère de la modernité.
Il n’est pas nécessaire d’aller plus en détail dans l’histoire de la
23 Benjamin, Walter, L’oeuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique : Version de 1939, folio, 2007, p42

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reproductibilité technique pour saisir les enjeux marquants de
chacune des découvertes de ce domaine. En plus de modifier
profondément nos rapports aux objets, elle obtient même une place
dans les procédés artistiques (c’est le cas de la majeure partie
des travaux de Warhol, ou plus simplement de la technique de
photographie). Mais ce que l’on considèrera comme des avancées
majeures ont eu un impact non négligeable sur la perception de
l’authentique ; l’abondance et la standardisation des objets ont eu
raison du statut de l’original et du principe d’unicité (selon lequel
toute création réalisée à un exemplaire pourrait être considérée
comme authentique). Tout ce qui relève de l’authenticité est censé
échapper à la reproduction. Le problème est qu’actuellement, rares
sont les choses passant au travers de cette dernière.
L’artisanat, processus de création authentique, fait donc face aux
nouveaux process industriels ; nous sommes ici en droit de nous
demander comment perpétuer l’authentique dans un contexte de
modernité.

		

• Les nouvelles problématiques de la reproductibilité

«Les progrès en technologie ont conduit à la vulgarité, à la reproduction
par procédés mécaniques et la presse rotative ont rendu possible la
multiplication indéfinie des écrits et des images »24.
L’abondance a des conséquences dans le milieu de l’art, de la photo
et du cinéma, la reproductibilité technique attaquant l’authenticité
à la racine et instituant des « degrés d’authenticité ». Elle aboutit
également à un vacillement de la tradition et de la chose transmise.
Celle-ci implique par ailleurs l’accès à la création (artistique ou
non) à une nouvelle échelle  ; là où il y a un siècle, seule la classe
supérieure avait accès à l’écriture et à la publication de contenu, c’est
aujourd’hui la quasi-intégralité d’un ensemble de personnes qui y a
droit. La conséquence directe de cette popularisation est la création
d’une masse informationnelle dans laquelle il est très difficile de
distinguer le vrai du faux, le bon du mauvais, l’authentique et la copie.
24

Huxley, Aldous, Le meilleur des mondes, Pocket, 2002, p260

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En rapport avec les problématiques écologiques actuelles, c’est
le même principe de production à outrance qui pose problème.
Nous ne cherchons plus à (re)produire des objets parfaits, mais
des produits se rapprochant plus de l’état de « jouets distractifs »
et subissant les affres de l’obsolescence programmée. Ce concept
laisse entrevoir les pires travers de l’industrie de consommation,
obligeant l’acheteur à renouveler son matériel dans un temps défini
par le fabricant. Ce fait est prouvé par les imprimantes, classe
d’objets sujette à l’obsolescence programmée et représentative
par excellence de la notion de gaspillage. Un simple «reset» de
la machine permet de la garder 4 à 5 fois plus de temps. Mais les
consommateurs, non informés d’une manipulation qui reste malgré
tout technique, préfèrent la considérer comme inutile et racheter un
nouveau modèle -qui présentera à son tour les mêmes symptômes
une fois la date de garantie légale dépassée. La réparer? Les tarifs
pratiqués avoisinent le prix de l’objet neuf, ce qui rend la manœuvre
financièrement inenvisageable. Mais la situation est plus complexe
encore : si le consommateur en vient à renouveler son matériel,
ce n’est pas par absolue nécessité mais souvent par attrait de la
nouveauté (renouvellement cyclique des biens de consommation
«jetables»25.
Plus récemment, la démocratisation de l’impression 3D a soulevé
de nouvelles problématiques liées à son utilisation : là où certains
se cantonnaient à créer eux-mêmes leur service à thé par le biais
de ce procédé, un utilisateur’ a tenté –avec succès- de fabriquer
une arme. Celle-ci ne présentait bien évidemment aucun numéro
de série ou autres éléments indispensables26 permettant son
25 Il convient également de remarquer que l’obsolescence peut être utile dans
un contexte de développement durable. Parfois, le maintien en état de machines
vétustes, gourmandes en énergie, polluantes, et dont les réparations nécessitent
un surplus d’heure de travail s’avère beaucoup moins favorable qu’un recyclage de
ses composants. Mais l’industrie ne sera prête à cela que si elle a un rôle financier
intéressant.
26 Les armes à feu font l’objet, lors de leur fabrication, d’un marquage comportant
l’indication du fabricant, du pays ou du lieu de fabrication, de l’année de fabrication,
du modèle, du calibre et du numéro de série. Elles font également l’objet, avant leur
mise sur le marché, de l’apposition des poinçons d’épreuves selon les modalités
prévues par les stipulations de la convention du 1er juillet 1969 pour la reconnaissance réciproque des poinçons d’épreuves des armes à feu portatives. Légifrance,
Décret n° 2013-700 du 30 juillet 2013 portant application de la loi n° 2012-304 du 6
authentification si jamais elle venait à être utilisée…
C’est au final l’abondance, issue des nouvelles possibilités de
production industrielle et nourri par le renouvellement périodique
des objets, qui amène indirectement l’hyperconsommation, ou
consommation de masse. Autant de notions à l’opposé d’un idéal
authentique.
«La société d’hyperconsommation est paradoxale : tandis que triomphent
le culte du nouveau et la logique généralisée de la mode (image, spectacle,
séduction médiatique, jeux et loisirs), on voit se développer, à rebours
de cette espèce de frivolité structurelle, tout un imaginaire social de
l’authentique. »27.

	

b) L’authenticité à l’épreuve de la modernité

		

• L’hypermodernité et la culture de masse

Le terme «  hypermodernité  », successeur de la postmodernité
depuis quelques décennies, n’est pas le résultat d’une inflation
terminologique mais le contrecoup de la recrudescence de la
culture de masse. On observe aujourd’hui une intelligence globale
unifiée, sous la forme d’internet. La désorganisation organisée
de l’hypermodernité fait table rase des limitations passées pour
valoriser le nouveau et l’innovation incessante, et oriente les
comportements collectifs  ; au même titre que les objets et la
culture de masse, les discours idéologiques ont été sacrifiés sur
l’autel de la mode, alors qu’ils faisaient avant figure de pérennité
et de stabilité. La logique consumériste –ou hyperconsommationest une des résultantes de l’hypermodernité. Le raisonnement
prône la jouissance dans l’acte de consommer, jusqu’à en oublier
la valeur intrinsèque de l’objet. On va jusqu’à glorifier l’acte
d’achat et non pas ce à quoi il se destine. La consommation est
mars 2012 relative à l’établissement d’un contrôle des armes moderne, simplifié et
préventif Article 4.
27 Barthes, Roland, Mythologies, Point, 1970, p58

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la mesure de la culture, cette dernière étant avalée par la sphère
économique. Les marchandises sont devenues des œuvres d’art et
sont exposées dans les vitrines des magasins comme telles, leur
vraie force résidant dans leur aptitude à ne pas s’adresser à un
groupe déterminé. Elle mobilise alors une foule en l’uniformisant,
autour de valeurs et produits communs, à grand renfort d’égéries,
de slogans publicitaires, ou de matraquage médiatique.

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L’hyperindividualisme s’est également développé, paradoxalement
à la culture de masse, la valeur distractive prenant le pas sur la valeur
honorifique. Nous assistons à une culture ambivalente, partagée
entre la culture de l’excès mais l’éloge de la modération comme
modèle moral, que l’on rattachera à l’hédonisme. L’illustration
flagrante de cet hyperindividualisme consiste en la superficialité
des liens sociaux entretenus virtuellement (Facebook, Youtube…).
Nous nous attachons à construire notre identité en la manipulant par
nos relations avec autrui, dans le but de montrer une représentation
précise de ce que nous sommes –ou prétendons être.
La logique de mondialisation qui s’exerce au détriment des
individus, le développement continu des technologies comme ligne
de conduite dominante face à un avenir incertain… L’hypermodernité
se joue maintenant, et doit favoriser une poussée éthique, non
pas une poussée technique. « L’authentique n’est pas l’autre de
l’hypermodernité : il n’est que l’une de ses faces, l’une des manifestations
du nouveau visage du bien-être, le bien-être émotionnel chargé d’attentes
sensitives et de résonnances culturelles et psychologiques »28.
Cette poussée technique s’explique par les nouvelles exigences
liées au progrès. Le téléphone, la télévision, l’ordinateur ont intégré
toutes les couches sociales. Mais l’homme maintient une relation
équivoque avec le progrès, et la confiance précédant l’adoption
d’une technologie exige du temps.

28 Lipovetsky, Gilles, Nouvelles Mythologies sous la direction de Jérôme Garcin, Seuil, p55
• La neutralité technologique

Que l’humain manifeste sa réticence devant les nouvelles
technologies le met dans une situation de repli ; on la constate
notamment chez les personnes âgées, peu sensibles aux
nouveautés technologiques même quand ces dernières leur sont
destinées. Mais adopter une attitude technophile qui s’apparente
à de l’idolâtrie est un comportement tout aussi improductif. Une
culture ouverte est nécessaire pour percevoir la technique comme
un facteur d’humanisation, sans porter une importance démesurée
à l’impératif technique. Dufresne29 sera plus à même de donner
une claque à une machine dans l’espoir de la faire marcher que
Simondon30 ; alors que le premier affirme que « nous sommes esclaves
de la technique, incapables donc de la penser dans la mesure où nous
entretenons en nous l’illusion de la contrôler », le second réfute que
la technique moderne soit incontrôlable et représente un danger.
Selon Simondon, la technique est l’accomplissement des gestes et
de l’intelligence humaine. Celui-ci émet deux analogies jointes à la
question éthique du respect des machines, celles de l’esclave et de
l’étranger.
La première soulève la problématique de l’aliénation  ; le rapport
que nous entretenons avec les machines serait aliénant, car nous
sommes entourés d’objets que nous ne comprenons pas. Notre
méconnaissance de la machine nous incite à la considérer sous
l’angle de l’utilitaire : elle est donc faite pour répondre à un système
de production intensifié. Simondon dénonce d’ailleurs la course
à la puissance, et la rationalité économique qui prend le pas sur
l’utilité objective (quelque chose est jeté lorsqu’il ne trouve pas
sa place sur le marché). La mode, l’obsolescence culturelle… sont
source de gaspillages, et c’est pour cela que Simondon appelle à
une « éthique de la machine ».
La seconde soulève la problématique de l’étranger, dans la mesure
où la machine possède un code qui n’est pas celui du langage
ordinaire. Faire face à la machine qu’on ne comprend pas, c’est
29 Dufresne, Jacques, 2005, Après l’homme… Le cyborg ?, MultiMondes Editions, p72
30 Simondon, Gilbert (1924-1989) est un philosophe français du XXème siècle.

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avoir un moment de difficulté cognitive. À cet égard, la culture
ralentit le progrès technique (l’être humain est, du point de vue
de Simondon, misonéiste). L’homme se retrouve ainsi dans des
schémas de craintes infantiles, ou considère la machine comme un
dieu. En découlent ensuite les scénarios imaginaires dans lesquels
les machines conspirent.
L’artiste néerlandais Thijs Rijkers a pris le contre-pied de ce
sentiment en construisant des «Suicide Machines»31, des sculptures
cinétiques avec une fonction simple : s’autodétruire. Ces machines,
indifférentes de leur sort, parviennent presque à provoquer de
l’empathie par la vulnérabilité qu’elles incarnent.
Il n’existe pas d’objet technique qui n’exprime pas une volonté
humaine. La voiture répond à un besoin de transport, le téléphone
à une volonté de communiquer. « Les performances techniques, si elles
sont bien comprises et parfaitement intégrées, contribuent tant au progrès
social et culturel qu’à l’épuration de nos mœurs et à leur élévation à la
perfection. Une machine n’a de sens que dans une relation avec l’homme
dont elle enrichit les usages et la réflexion sur lui-même. »32.
L’idée directrice à retenir est l’importance du relationnisme
homme-machine, et comprendre comment cette union interactive
importe sur la culture sociétale ; sans les machines, nous serions
dans l’impossibilité d’apprendre, de découvrir…

	

c) Le nouveau rapport aux objets

		

• Standardisation et nouveaux statuts de l’objet

L’intégration des objets nouveaux dans notre quotidien a joué sur la
relation que nous entretenons avec eux ; un des constats flagrants
que nous pointons du doigt dans le cas présent est celui de l’animisme
dans le rapprochement aux objets techniques : l’ordinateur devient
à la fois totem et sanctuaire, le téléphone portable embrasse le
31
32

http://www.thijsrijkers.nl/gallery-category/selected-works/
Simondon. Gilbert, Du mode d’existence des objets techniques, 1958, p54

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rôle de « doudou » en raison des « affects antropopathiques » de
leurs possesseurs. « La relation d’usage est un composé complexe
d’instrumentalité et de symbolique »33 annonce Jacques Perriault. Il est
attesté qu’entretenir une relation d’affection avec un objet permet
d’atténuer la crainte qu’il suscite ou la difficulté à le maîtriser. Cet
aspect relationnel s’est développé exponentiellement, suivant la
croissance du progrès technique.
En cela, le consommateur a un rôle primordial à jouer ; il doit en
premier lieu focaliser son attention sur le service que rend l’objet
plus que sur la volonté de le posséder. Sont à noter les initiatives
de mutualisation des biens, connues sous le nom d’économie de
fonctionnalité34.

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Il est possible d’aller plus loin dans ce courant d’action et envisager
la réparation d’objets pensés pour l’être, en valorisant ses qualités
matérielles, oniriques et poétiques. Nous faisons ici référence au
« hand made club » d’Eugène Meiltz35, qui expose la réappropriation
des objets par les citoyens dans un monde extérieur. Pour y prendre
part, il faut réaliser de ses mains un produit dont la qualité pourrait
être confondue avec celle d’un produit industriel. L’histoire marque
une nouvelle relation homme-objet. Fait sympathique  : L’auteur
est allé jusqu’au bout de ses idées en apprenant le processus de
fabrication/teinture/reliure du papier pour réaliser lui-même
l’ouvrage qui, finalement, n’avait rien à envier à l’imprimerie
professionnelle. Cette anecdote met en lumière les facteurs de la
durabilité d’un objet, qui ne reposent pas uniquement sur sa qualité
intrinsèque, mais également sur le lien émotionnel qu’il suscite.
Les qualités oniriques et poétiques ont donc un rôle décisif vis-à-vis
de la pérennité d’un produit.
33 Perriault, Jacques, La logique de l’usage, essais sur les machines à communiquer, Flammarion, 1989, p213
34 L’économie de fonctionnalité est la substitution de la vente d’un service à celle
d’un produit. L’objectif est d’amener les industriels à modifier le centre de gravité
de leurs intérêts : en tirant leurs flux financiers des services d’usage et de maintenance, ils seraient naturellement enclins à concevoir des produits pérennes et
modulables et à dématérialiser leur activité. (source : http://dly.free.fr/site/spip.
php?article56).
35 Meiltz, Eugène., Hand Made Club, Librairie Basta, 2003
• La tyrannie du numérique

L’informatique fait maintenant partie intégrante de notre quotidien,
et est érigée comme un facteur indispensable à la dynamique
économique et sociale. À l’époque du renouveau numérique, nous
avons répondu au désir des lumières visant à ranimer les ambitions
humaines rapportant au social  : «  Les philosophes des lumières
considéraient que le principal instrument du progrès résidait dans
l›échange d›information et de connaissances » nous rappelle Jean
Noël Tronc, alors ancien conseiller pour la société de l’information
de l’ancien premier ministre Lionel Jospin.
Les objets techniques sont interconnectés, investissent les sphères
de la vie publique et la vie privée en diminuant les frontières entre
ces deux dernières. Ils coexistent et évoluent corrélativement,
intégrant un parc d’objets « intelligents ».
Force est de constater qu’une crainte latente vis-à-vis de ces
mêmes objets s’est développée. Leur usage n’étant pas totalement
maîtrisé, les utilisateurs entretiennent une réelle suspicion avec
les NTIC36. Il est impossible de ne pas laisser de traces pendant
l’utilisation d’outils connectés, et ceux-là par leur usage même
font étalage –consentie ou non- de la vie privée de leur possesseur.
La banalisation des téléphones, la vente aux entreprises de nos
données personnelles pour permettre la publicité ciblée, ne sont
que les conséquences d’un pouvoir contre lequel on ne peut rien,
sinon le limiter au maximum pour des raisons morales et éthiques.
Nos usages ont été bouleversés par le numérique, et ce de
manière expéditive, alors que la radio avait mis 40 ans à s’intégrer
dans les foyers, que la télévision avait nécessité 10 ans avant sa
démocratisation. En 1990, ne pas posséder de Minitel faisait passer
la personne concernée pour un intellectuel. Aujourd’hui, ne pas
utiliser de téléphone ou de boite e-mail expose directement à la
désocialisation. Cela constitue la tyrannie du numérique, d’où
la nécessité d’établir une démarcation entre objet social et objet
36

NTIC : Nouvelles technologies de l’information et de la communication

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naturel. Seul ce dernier est stable, car il existe indépendamment
du sujet.
Face à une évolution rapide et peut-être non-désirée, certains
groupes -pour lesquels la modernité ne peut pas abolir l’histoire et
la mémoire- adopteront une attitude de retranchement. Se réfugier
dans le passé, référent du connu, est une option échappatoire.

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(C)
LE VÉCU COMME RÉFÉRENCE ACTUELLE
Lorsque certains se représentent le progrès technique et technologique
comme modèle d’évolution, d’autres dénoncent la nature toujours plus
éphémère de notre relation à nos biens matériels qui en découle. Si pour
certains, renouveller son téléphone tous les six mois relève du banal,
d’autres considèreront leurs objets comme une part de leur vie, difficile
à jeter malgré leur inutilité actuelle (comme une vieille machine à écrire
cassée). Se sont ces derniers, épris d’un passé qu’ils glorifient, qui
s’orientent vers ce territoire connu, rassurant, apaisant qu’est le vécu.

	

a) Les madeleines actuelles

		

• À la recherche du temps perdu

Développant tout une suite de souvenirs involontaires à partir
d’une cuillère de tisane et d’une madeleine37, Proust met en valeur
l’incessant retour du passé dans le présent. Ce qui compte, c’est « le
passé dont les choses gardent l’essence, et l’avenir où elles nous
incitent à le goûter de nouveau  ». Nous nous retrouvons une fois
encore face à la problématique d’échapper à la réalité décevante,
pour trouver refuge dans les saisons exquises du passé, le temps
perdu.
Ce temps, propos majeur de l’écrit de Proust, nous ramène à nos
souvenirs, la mémoire, et les sensations que ceux-ci procurent
(épanouissement des sentiments). Les actions présentes rappellent
à celles passées, et l’établissement de cette association temporelle
brise les entraves des périodes et d’un « jadis » révolu pour toujours.
À la suite de la mémoire involontaire (ou mémoire authentique selon
Proust) se trouvent les phénomènes mémoriels, soumis aux aléas
de l’oubli. Mais contrairement à ce que laisse supposer la notion,
l’oubli n’est pas synonyme d’effacement mais d’invention, l’essence
37 Proust, Marcel., À la recherche du temps perdu (du côté de chez Swann), partie 1, Grasset, 1913

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des choses restant par ailleurs éternelle. La mémoire, susceptible
d’être effacée tel un palimpseste, se substitue à la créativité de la
personne concernée, qui vient alors modeler, agrémenter, enjoliver
un passé qu’il affectionne : c’est l’idéalisation d’un lointain.

	

• L’idéalisation d’un lointain

Nous agrémenterons le principe d’idéalisation d’un lointain par un
simple exemple, qui remonte à Versailles sous Louis XIV. L’étiquette
très élaborée de la cour était prisée par la noblesse campagnarde
venue rechercher les faveurs du roi, créant alors une promiscuité
entre ces derniers et les nobles de la cour déjà établis. Des tensions
résultèrent de ce rapprochement, les « vrais » nobles réprimandant
les nouveaux venus pour la rudesse de leur manière. Ils entretinrent
alors une nostalgie pour la vie idéalisée qu’ils prêtaient à leurs
aïeux. Le passé se transforma en fantasme, libéré des contraintes
qu’ils subissaient à la cour, apparaissant comme l’allégorie de la
simplicité, du naturel et de la liberté. La réalité est autre, puisqu’ils
n’eurent pas aimé vivre au temps de leurs ancêtres ; mais cultiver
ce romantisme nostalgique permettait de compenser le contrôle
social qu’exigeait leur condition.
On observe actuellement cette attitude de double obligation,
prenant la forme d’un rêve d’une vie naturelle contrastant avec la
vie urbaine ; mais l’évolution de l’image que l’homme se fait de ce
que nous considérons comme «  naturel  » est un des aspects de
l’évolution globale de la société humaine.

	
		

b) Transmission, conservation
• «C’était mieux avant!» ou les valeurs perdues d’une époque

Dans notre contexte, nous rattacherons le principe de juxtaposition
passé-présent avec le courant de pensée du «  c’était mieux

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avant ! ». Il se rattache fortement à l’idéalisation d’un lointain, à la
différence que l’injonction ne marque pas seulement un état d’esprit
personnel mais s’attache à définir les maux actuels responsables
de sa création.
En réalité, ce que nous nous évertuons à considérer comme
« mieux » n’est que la représentation de ce que nous connaissons,
qui s’exprime à travers les objets ou les expériences. Ce qui nous
est connu nous semble familier, nous inspire un sentiment de
confiance ; à l’inverse, se retrouver dans une situation inconnue ou
devoir lui faire face implique une méconnaissance que la personne
concernée traduira inconsciemment comme «  dangereuse  ».
Cela fait partie des explications données face à la résistance au
changement déjà évoquée.
François Bon, auteur de l’Autobiographie des objets, s’attache à
décrire la force et la présence manifeste d’objets a priori anodins. En
mettant au même niveau les récentes productions technologiques
et les vieux objets de son enfance, Bon met en avant l’empreinte
allégorique que revêtent ces derniers. Entre symbolisme et réalité,
la mémoire se refragmente, créant la mélancolie ; nous arrivons
alors à regretter ce temps perdu mais conservé à travers un
transistor, une paire de bésicles ou un guidon de vélo. «On lit dans
l’ancienne aventure le désarroi d’avoir manqué la nôtre»38.
À noter que la sélection des informations mémorielles positives varie
selon les âges : dans la mesure où nous vieillissons, nous serons plus
à même de canaliser notre attention sur nos souvenirs et expériences
positives, oubliant du même coup les aspects désagréables de nos
autres moments vécus (Carstensen nomme ce phénomène «  la
théorie de la sélectivité socio-émotionnelle  »39). Ces tentatives de
remonter le temps prennent également une forme matérielle ; l’objet
devient alors le lien entre l’histoire passé et le présent, faisant état
d’un vécu, d’une histoire, et de valeurs propres à son possesseur.
38 Bon, François, Autobiographie des objets, Point, 2012, p8
39 Pijoff, Alexa et Vieillard, Sandrine, Effet du Vieillissement Normal sur la Perception,
la Structure Psychologique et la Mémorisation des Émotions Musicales. La Théorie de
la Sélectivité Socio-émotionnelle (SST) est un cadre théorique développé par Laura
Carstensen et visant à expliquer les modifications des processus de traitement
émotionnel qui s’opèrent avec l’avancée en âge. Selon la SST, la limite du temps
restant à vivre modifie les objectifs fondamentaux des individus.
• Transmettre, ou perdurer par l’objet

« Jamais vous ne possèderez une Patek Philippe. Vous en serez juste le
gardien, pour les générations futures »40. Voilà un slogan qui représente
parfaitement l’esprit de la marque/de l’objet  ; chez le célèbre
horloger suisse, toutes les montres sont soumises à une fabrication
artisanale rigoureuse qui leur confère cette prestance, mais
également cette idée : une montre estampillée PP est unique, mais
également transmissible. Ce qui nous ramène à la notion même de
l’authenticité. Le phénomène transitionnel de D. Winnicott41 conduit
cette idée de transmission par le biais d’un objet quelconque, mais
chargé de sens : « Cet objet transitionnel dont nous ne saurions nous
passer - s’invente, se cherche et se trouve. Ce n’est pas seulement son
intelligence du discours, mais sa perception du réel, de soi-même et de
l’autre, qui sont alors renouvelées. ».
L’objet véhicule à travers les âges, et matérialise un lien émotionnel
entre ses propriétaires. Ce n’est pas un objet qu’on jette  : on le
garde non pas pour ses propriétés intrinsèques, sa fonction ou son
esthétique, mais pour ce qu’il représente. L’acte de transmettre
s’apparente à un rituel (par exemple, le père de famille lèguera la
montre de son père à son fils pour ses 20 ans, et que lui même
avait reçu au même âge). Ce schéma se retrouve aussi bien dans
d’autres sphères comme l’architecture, où la conservation d’une
réalisation architecturale se décidera à condition que l’on considère
cette dernière comme le témoin d’une époque antérieure. Katsura,
un des biens culturels japonais des plus importants, ou plus
simplement la tour Eiffel ou Beaubourg, bien que très fragiles,
ont été considérées comme des œuvres à entretenir, car témoins
d’une époque. Perpétuer, réparer fait là encore partie d’un rituel.
Lier l’architecture et son histoire permet de valoriser les acquis du
passé.

40 Déclinaison de la campagne « Générations » lancée en 1996, basée sur le concept
« fondez votre propre tradition », pour la marque de montre Patek Philippe (2010).
41 Donald Winnicott (1896-1971) est un psychanalyste britannique.

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Techniquement, tout est en passe d’être reproductible.
Matériellement ou immatériellement, une entreprise peut copier
l’autre pour tenter de s’approprier sa valeur ajoutée. Cela peut
se traduire par de la copie de produits physiques (Louis Vuitton
par exemple, dont les sacs sont les plus copiés au monde), ou
le service (Ikéa, dont la supply-chaîn tend à être reproduite
par ses concurrents). Mais si l’on se réfère à Patek Philippe, la
différence est marquante. Une fois possédée, la montre devient
un objet personnel. Son unicité (fabrication artisanale), au-delà
de la prouesse technique (mécanisme) lui confère une tout autre
dimension. Sa rareté (le nombre de montres sortant des ateliers est
limité et la production d’un modèle n’est pas forcément reconduite
l’année suivante) en fait un objet d’exception qui, une fois transmis,
gagnera une valeur de témoignage/héritage en plus de sa valeur
intrinsèque. Bien sûr, l’objet conserve sa valeur marchande, mais
« l’aura » subjective de son propriétaire rendra l’objet plus précieux
encore, au-delà de toute estimation financière.

	

c) Fétiche, relique et œuvre d’art

		

• L’approche cultuelle de l’objet

La quête des racines, le culte du patrimoine, la fréquentation des
musées, la recherche et l’achat de produits authentiques ne sont,
selon Roland Barthes42, qu’autant de manières de soulager une soif
d’authenticité et traduisent la nostalgie d’un passé qu’on idéalise,
un temps révolu qui nous semblait plus favorable. Il accompagne
cette constatation par un regard critique porté sur l’époque actuelle,
qualifiée d’insipide et de stéréotypée. « L’authentique compense par sa
chaleur ce défaut de racine et d’humanité. C’est un imaginaire protecteur
qui évoque un monde à l’abri de ces désastres »43.
Une liturgie est faite autour de l’authentique et des différentes
formes qu’il peut prendre. On le glorifie, le fétichise, parfois à
42
43

Barthes, Roland, auteur de Mythologies, Point, 1970, 233p
Barthes, Roland, Mythologies, Point, 1970, p25

43 /141
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l’excès. Ce fut récemment le cas lorsque Banksy44 mit en vente de
manière anonyme certaines de ses créations originales à 60$/pièces
–elles sont estimées à 160000$) -. Le stand n’eut pas de succès,
seulement parce que personne n’avait eu vent de l’authenticité (et
donc de la valeur réelle) des produits mis en vente. Finalement, la
qualité de la réalisation ne déclenche plus l’acte d’achat, celui-ci
dépendant plus de son authenticité perçue.
Des designers se sont emparés de la question du culte et de
l’authentique. À travers leur projet « Consume and conserve », le
studio Wieki Somers se penche sur la symbolique de la seconde vie
et insuffle une part de sacrée dans les objets du quotidien, à travers
l’utilisation de cendres humaines dans leur procédé de fabrication.
L’association du culte et du quotidien soulève une ambiguïté ; serionsnous prêts à utiliser un grille-pain en sachant que les cendres
d’un ami ou d’un proche ont été incluses dans sa conception ? La
possibilité de conférer à l’objet en question un statut de relique, de
précieux est grande : et la pratique du précieux consistant à retirer
l’usage d’un objet usuel renforcerait l’approche cultuelle de cet objet.
La réflexion artistique du Studio Wieki Somers nous amène à
questionner la frontière entre sacrée et profane. Car la mort, tout
comme l’authenticité, gravite autour des usages religieux, des
cérémonials de chacun, et ceux-ci dépendent de la relation que
l’homme maintient avec la culture qu’il pratique.

		

• Une objectivité relative

Il faut remettre en contexte les relations entre une œuvre d’art
ou un objet unique et son intégration dans une tradition, car cette
dernière est fluctuante et radicalise le point de vue porté sur lesdits
objets qui étaient alors au service d’un rituel, magique ou religieux.
Une statue de Vénus faisait l’objet d’un culte chez les Grecs. Plus
tard, les clercs du moyen-âge y voyaient une idole maléfique.

44 Banksy est le pseudonyme d’un artiste de rue, réputé pour ses créations graphiques
en milieu urbain et ses revendications sociales véhiculées à travers son art.
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Cette comparaison permet d’aboutir à la remarque suivante  :
l’authenticité, comme l’art, est également une affaire de culture et
de subjectivité. Présenter un tableau dans un musée lui donne du
cachet. On sera moins à l’écoute du mendiant jouant dans un métro
que du musicien que l’on découvre à l’opéra. Cela s’explique par
deux raisons : la première, c’est que nous avons fait la démarche
pour aller au musée/à l’opéra  ; cela nous semble donc légitime
d’apprécier une prestation visuelle/sonore à sa juste valeur. La
seconde, c’est que notre imaginaire se construit autour desdites
prestations. On pourra illustrer cette idée en évoquant la Joconde,
de Léonard de Vinci : le tableau, prisé mondialement, fait déplacer
des milliers d’amateurs jusqu’en France. Il faut savoir que pour des
raisons de sécurité ou/et de restauration, le tableau est remplacé
par une copie exacte certains jours –non connus- d’ouverture. Ce qui
signifie que certains n’auront jamais vu l’original. Pour autant, cela
doit être tempéré : si le tableau n’était pas authentique, l’expérience
même du musée, elle, l’est.
Reprenons l’exemple de la Joconde  : présenter l’œuvre en tant
qu’authentique ou que copie n’aura jamais la même portée, même
s’il est impossible de distinguer visuellement le vrai du faux. Ce
n’est donc pas la réalité matérielle du tableau qui intéresse les
gens. Si amateurs ou professionnels se laissent berner par la
reproduction, c’est parce que cette copie est simplement parfaite.
Mais la franchise « authentique », apportée au tableau original fait
rentrer l’œuvre dans une tout autre dimension, au-delà de sa valeur
marchande : elle devient un témoignage du passé, une trace d’une
époque, et acquiert son « aura » de par son histoire. L’œuvre d’art, le
produit... sont donc conditionnés par une situation historiquement
déterminée.
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Chapitre deux
2]
LES MÉCANISMES
DE L’ILLUSION
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A] L’’authenticité fantasmée

a) Les attentes personnelles			
b) Une volonté de singularisation			
c) La théâtralité de l’illusion				

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53
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B] La valeur du jugement

a) La fiabilité de l’opinion/ de l’oeil			
b) Une perception faussé				
c) Le jugement à l’origine de l’erreur		

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65

C] Les raisons du faux

a) Développement de l’artificiel et du contrefait	
b) La rationnalisation de l’existant			
c) La transparence exigée				

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72
75
(A)
L’AUTHENTICITÉ FANTASMÉE
Issue d’un lointain soumis aux aléas de notre mémoire, les objets
appartenant à notre passé et que l’on qualifie allègrement d’authentiques
ne sont parfois que la projection matérielle d’un fantasme, découlant de
notre imagination. Cette tendance au fictif est soutenue par les illusions et
mises en scène auxquelles nous nous confrontons chaque jour.

	

a) Les attentes personnelles

		

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• Imaginaire autour de l’historicité

L’authenticité est souvent rattachée au passé. Les produits
traditionnels, s’inscrivant dans une époque reculée ou mieux,
incarnant cette dernière, reviennent rapidement à l’évocation du
concept d’authentique. Et l’exposition de ce concept nous engage
souvent à nous focaliser sur les éléments permettant de connaître
l’origine du produit, afin de le personnifier. Car ce ne sont pas
seulement l’exotisme d’une poterie, ou son origine géographique
qui sont source d’inspiration ; l’artisan à la genèse de la poterie vient
contextualiser les processus de fabrication aboutissant sur l’objet
final. Nous ne faisons pas face à un objet ancien, mais à la résultante
d’un savoir-faire ancestral qui confère à l’objet une identité liée à
celle de son créateur. Le client ne voulant pas seulement de l’art
mais un vecteur de tradition et d’originalité est satisfait.
Cette tendance pour le goût du savoir-faire et pour l’historicité
du produit est aujourd’hui exploitée par les marques de luxe
comme argument marketing. Louis Vuitton s’y intéresse vivement
et industrialise ce savoir-faire, en le plaçant au centre de ses
campagnes marketing.
Mais doit-on forcément aborder le luxe ou l’artisan pour se plonger
dans l’illusion du passé et être épris d’authenticité ?
Tout peut être apprécié. Nous maintenons au quotidien des
relations singulières avec les objets et les biens que nous côtoyons,
qui les particularisent. Cependant, entre en jeu une relation d’un
autre ordre, plus personnelle. L’esthétisme de l’objet n’est pas
fondamental, car en réalité cette esthétique obéit à un jugement
souvent collectif, et à des principes culturels définis. Nous pouvons
même être d’avis qu’un objet est hideux et qu’il devienne pourtant
une essence incontournable. Par là même, il deviendra beau. « Il
n’est pas nécessaire de respecter les codes esthétiques pour définir la
singularité. Le jeu intéressant est de s’en démarquer et de transgresser »45.
Nous voyons dans l’objet ou dans le vécu ce que nous voulons y voir ;
un vecteur de tradition, produisant de la différence et du sens au
sein d’une masse culturelle, parfois en dépit de la rationalité, ou
plus simplement du bon sens.

		

• Le cas du zoo

L’homme s’adapte à certains sacrifices auquel il doit faire face.
C’est le cas lorsqu’il visite un zoo  : il sait pertinemment que la
possibilité d’observer les animaux sous toutes les coutures se fera
au détriment du « cadre authentique » qui aurait permis un face-àface du même acabit. Il n’y a peu ou pas de magie dans la rencontre
avec un lion habitué aux allers et venues des visiteurs, rugissant
chaque fois que le guide l’ordonne et prenant presque la pose lors
de la sempiternelle photo souvenir. Le lion n’est-il pas censé être
le roi des animaux  ? Autant de docilité soulève des soupçons. À
l’inverse, l’exécution d’un safari procurera des sensations tout
autres ; si nous ne rencontrons pas de lion, nous sommes tout de
même sur son territoire, le cadre authentique auquel nous faisons
référence à l’instant. L’homme en quête d’authentique trouvera plus
de satisfaction dans une non-rencontre dans un cadre sincère et
véritable que lors de la visite académique d’un zoo. La seconde
ne nous surprend pas puisque l’expérience est connue, et ne nous
laissera que le goût amer du «  et si j’étais face au lion  ?  »  ; la
45

Baudrillard, Jean et Nouvel, Jean., Les objets singuliers, Calmann-Lévy, 2000, p138

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première nous laisse cependant imaginer les scénarios potentiels
d’un safari. Nous imaginons, nous projetons, nous fantasmons : « je
vais être face au lion ».
Nous noterons toutefois la recrudescence des démonstrations au
sein des parcs zoologiques, mettant au maximum les visiteurs en
contact avec les animaux. Il ne s’agit plus seulement de montrer, il
faut mettre en scène.
« L’oscillation entre une promesse de nature incontaminée et une assurance
de tranquillité fabriquée est continuelle : dans l’amphithéâtre marin où
l’on exhibe les baleines apprivoisées, ces animaux sont présentés comme
des « Killer Whales », des baleines prédatrices ; ce sont vraisemblablement
des animaux très dangereux quand ils ont faim. Une fois convaincus de
leur férocité, nous sommes satisfaits de les voir si dociles aux ordres, faire
des plongeons, des courses, des sauts en hauteur… »46.

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b) Une volonté de singularisation

		

• La mise en scène de l’authentique

En marquant un élément matériel ou immatériel comme sacré,
nous mettons en valeur une partie de notre environnement, nous la
singularisons. Dans un contexte où les autres éléments sont dépourvus
de tout signe distinctif, affligeant de banalité, l’authenticité est d’autant
plus saisissante. Ce processus de rupture est recherché par l’homme,
qui désire « l’autre » même si celui-ci est mis en scène. Cet autre peut
être, comme nous l’avions vu dans l’exemple précédent, un lieu, mais
il peut également être recherché sous forme d’histoire, d’époque, de
culte (comme la religion) ou de style de vie. La mise en scène et le
scénario s’exposent et s’apprécient sous couvert d’acceptation de
notre part ; une fois que l’un et l’autre sont convaincants, les détails
malencontreux et inconvenants sont minimisés, et vont même jusqu’à
générer un plaisir lié à la perception psychologique d’authenticité.
46

Eco, Umberto, La guerre du faux, poche, p314
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• L’humanisation des objets

Le besoin de surexistence de l’égo et l’élaboration identitaire par les
échanges interactifs nous ont amenés à développer des pratiques
inédites. L’humanisation des objets, qui résulte de l’engouement
pour les objets techniques médiateurs, en fait partie.
Cette approche sentimentale de l’objet a conduit sur des situations
burlesques  ; ainsi le directeur d’un service après-vente d’une
marque d’électroménager rapporte que, lorsque l’échange d’une
machine défectueuse sous garantie est proposé, certains clients
répondent «  Vous allez m’en envoyer une autre, mais ça ne sera
pas la même ». Ce cas de figure se retrouve également dans des
conditions militaires, où un soldat désespéré par la destruction de
son robot détecteur de mine (qu’il avait affectueusement surnommé
Scoobidoo) rapporta les morceaux dudit robot à un ingénieur en le
priant de le ressusciter.
Nous ferons le parallèle avec notre condition, dans laquelle les
objets techniques et technologiques ont fait leur apparition, faite
pour agrémenter la vie quotidienne. Nous donnerons en exemple
le Nabaztag47, ou le robot Aibo (un chien artificiel pouvant simuler
la joie ou la colère). Ces émotions, bien que paramétrées, simulent
une réalité humaine qui confère une âme à l’objet.
Nous pouvons d’ores et déjà pressentir que les progrès
technologiques permettront bientôt la création de robots
susceptibles de répondre à certaines émotions. Il faut pour cela
que ceux-ci dépassent la condition du mimétisme humain par
des paramètres préenregistrés, pour acquérir une autonomie de
réaction (il faudra pour cela que les robots soient en mesure de
distinguer les différentes expressions du visage, les nuances de voix
et les autres symptômes essentiels des émotions humaines, pour y
répondre avec un maximum de pertinence).
Cela réduisant considérablement la frontière entre l’illusion et le réel.
47 Le nabaztag est un objet communiquant à l’effigie d’un lapin. Synchronisé avec
un ordinateur, il permet la lecture de mail, indiquer la météo, et autres fonctions
connexes sous forme ludique.

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c) La théâtralité de l’illusion

		

• La frontière entre le jeu et l’illusion

« Le théâtre n’est pas le pays du réel : il y a des arbres en carton, des palais
de toile, un ciel de haillons, des diamants de verre, de l’or de clinquant,
du fard sur la pêche, du rouge sur la joue, un soleil qui sort de dessous la
terre. C’est le pays du vrai : il y a des cœurs humains dans les coulisses,
des cœurs humains dans la salle, des cœurs humains sur la scène »48.

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C’est précisément le rapport au réel qui est devenu problématique.
Il s’illustre dans le milieu du théâtre par les artifices, les illusions
et les faux-semblants mis en place. Car le théâtre n’est qu’une
représentation du réel, au sens étymologique où il remplace le vrai à l’aide
du feint. Nous atteignons même le comble de l’illusion avec l’Illusion comique
de Corneille, où les acteurs incarnent des acteurs jouant une pièce.
Mais dans le sens où Victor Hugo l’entend, le théâtre est authentique ;
une complicité tacite s’installe entre le spectateur et l’acteur. Le
premier sait que ce qui lui est présenté n’est que l’illusion d’une
réalité, mise en scène selon des conventions et appelant à son
imaginaire. Le second agit comme s’il n’avait pas connaissance de
la présence de son public, provoquant la dissociation entre les deux
parties. « L’acteur, sur une scène, joue à être un autre, devant une
réunion de gens qui jouent à le prendre pour un autre »49.
Denis Guenoun, docteur en philosophie, s’était interrogé sur
la disposition historique du théâtre. Se référant à La Poétique
d’Aristote50, il percevait une double nécessité de la représentation
(mimémis) : celle qui est issue de la nature humaine et qui incite
l’homme à créer des représentations, et celle qui le porte à en retirer
du plaisir. L’illusion théâtrale nous fait voir des hommes vivant sous
nos yeux des histoires qui pourraient être les nôtres. S’identifier
aux personnages vis-à-vis de son vécu et des sentiments reflétés
est mécanique. La réelle vertu du théâtre est que, finalement, en
montrant le faux, il atteint le vrai.
48 Hugo, Victor. (1830-1833), citation de Tas de pierres III
49 Borges, Jorge Luis (source : http://evene.lefigaro.fr/citation/acteur-scene-joueetre-devant-reunion-gens-jouent-prendre-52188.php)
50 Aristote, Poétique, Poche, 1990, 216p
Walter Benjamin met en parallèle le théâtre, la photographie et
le cinéma  ; pour ce dernier, il présente une réserve quant à son
authenticité. Le Hic et nunc de l’authentique conférant l’aura de
l’objet implique une origine non reproductible. « Sur la scène, l’aura
de Macbeth est inséparable aux yeux du public vivant, de l’aura de
l’acteur qui joue ce rôle. Or, la prise de vue en studio a ceci de particulier
qu’elle substitue l’appareil au public. L’aura des interprètes ne peut que
disparaître – et, avec elle, celle des personnages qu’ils représentent. »51.
De plus, alors que l’acteur de théâtre entre dans un rôle, la prestation
d’un acteur de cinéma implique une série de rôles discontinue et
recomposée. Mais l’élément décisif ne s’affirme que lorsque l’acteur
de théâtre se produit directement devant son public, et que l’acteur de
cinéma doit faire face à la caméra, n’ayant aucun contact avec le sien.

		

• L’illusion télévisuelle

Les techniques de reproduction que représentent la télévision et le
cinéma ont été, et sont toujours un excellent moyen de manipulation
des masses. Elles permettent en premier lieu l’esthétisation de la
politique : Benjamin avait compris que cette technique pouvait être
mise au service de cette cause, et Hitler s’appuya sur le médium
pour affirmer sa propagande. L’esthétisation de la politique impose
à la masse une souche idéologique par le biais du média télévisuel
qui possède un grand pouvoir d’instruction dû à sa capacité
d’exposition.
L’illusion télévisuelle quotidienne a mué  ; aujourd’hui, nous
feignons de penser que les actions de ceux qui ne regardent pas
la caméra se produiraient aussi si la télévision n’était pas là, alors
que celui qui regarde la caméra souligne que la télé est présente
et que son discours «se produit» justement parce qu’il y a cette
télévision. L’acteur ne la regarde pas parce qu’il veut créer une
illusion de réalité comme si ses actions faisaient partie de la vie
réelle extérieure à la télé. On ne regarde pas la caméra, et on donne
51 Benjamin, Walter, L’œuvre d’art à l’époque de la reproductibilité technique, 2007, p30

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l’impression de spontanéité. À l’inverse, celui qui regarde la caméra
dans les yeux prévient le spectateur, implicitement, qu’il y a quelque
chose de vrai dans le rapport qui s’instaure entre eux deux (cette
technique est mise en pratique lors des bulletins météo, annonce
des informations au 20h…).
Fait curieux  ; certains présentateurs reçoivent même des lettres/
coups de téléphone de la part de spectateurs leur demandant «si
c’était bien eux qu’il regardait hier soir, et de le leur faire comprendre
par un signe particulier la prochaine fois». Il n’est plus question de
la vérité de l’énoncé, mais de la vérité de l’énonciation (non pas ce
qui est dit à travers l’écran).
Dernier exemple non moins parlant, celui de l’applaudissement,
ou de la mise en scène du désir d’un public. Lors des premières
émissions invitant des spectateurs sur le lieu du tournage, il était
demandé au public d’applaudir sur demande afin d’appuyer les
propos des personnes filmées. Quand le spectateur l’eu appris, le
milieu télévisé a stoppé de feindre et assume maintenant pleinement
le fait : On indique explicitement quand il faut applaudir. Le spectateur
derrière l’écran est heureux, car il sait que l’applaudissement n’est
plus faux ; peu importe qu’il soit spontané.
L’expérience télévisuelle est maintenant radicalement différente.
En déficit de sens et accusant un cruel manque d’authenticité, elle
incarne l’universalisation et la dépersonnalisation par l’argent.
Aujourd’hui, le cinéma et la télévision sont tous deux tombés dans
un système de correction informatique, appuyant l’impact des
messages retranscrits et met en péril notre capacité à émettre un
jugement objectif et pertinent.
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(B)
LA VALEUR DU JUGEMENT
La subjectivité du regard que nous portons sur ce qui nous entoure est
une tentative de construire une position personnelle cohérente vis-à-vis de
nos motivations, en voyant si nous pouvons, au-delà de certains aspects
illusoires, dégager une réponse authentique. Mais le «moi» véritable,
vierge de l’influence d’autrui, n’est qu’une chimère : nous sommes
fondamentalement imprégnés de conventions et d’imitations52.

		

a) La fiabilité de l’opinion/ de l’oeil

			

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• L’opinion comme vérité subjective

Une opinion se développe par ouï-dire et ne renvoie jamais à une
expérience directe ; elle ne peut être à l’origine de la connaissance.
Bachelard disait que « l’opinion pense mal ; elle traduit nos besoins
en connaissance ». Selon lui, elle ne peut jamais se transformer en
connaissance puisqu’elle ne réfléchit pas ; elle affirme (« je ne suis
pas sûr, mais je crois  » serait donc la seule manière d’exprimer
une opinion droite). Son origine extérieure ne permet pas de
traduire une façon de penser, et se développe dans le domaine de
l’extériorité. Elle appartient au domaine de l’intérêt, ce qui indique
qu’on ne peut rien fonder sur l’opinion ; il faut d’abord le distancer.
Une opinion peut en outre être dépassée lorsqu’elle fait l’objet d’une
argumentation, car elle est l’expression d’une vérité subjective  ;
elle ne représente qu’une face de la vérité, l’autre renvoyant à
nos convictions et croyances. Il y a par ailleurs des opinions qui
traduisent les croyances auxquelles elles s’identifient, et des
opinions fondamentales qui ont une valeur de vérité supérieure à
la science.

52 Green, Clare, Extrait du résumé de la thèse sur «L’identification des mécanismes
créateurs de relations pérennes face aux objets usuels», (en cours de rédaction).
Le jugement peut, quant à lui, être à l’origine d’erreurs. Il fait appel
à deux facultés : l’entendement et la volonté. «Par l’entendement je
conçois les choses, par la volonté je les affine »53. Le jugement de goût
est réfléchissant ; il part d’une émotion singulière. Cette dernière
suscite la réflexion (l’œuvre d’art donne à réfléchir).
Lorsque nous affirmons que nous trouvons une œuvre belle, nous
cherchons à partager notre jugement. Nous pouvons discuter d’une
œuvre d’art sans pouvoir prouver la validité de notre raisonnement.
Au final, tout n’est pas vrai de la même façon et prétendre le
contraire est typique des époques de transition.

		

• Le trompe-l’œil

Le trompe-l’œil est, comme son nom l’indique, destiné à tromper
l’œil et trouve son origine dans les fresques et mosaïques antiques.
Par la suite, la renaissance et le maniérisme vont amplifier le
phénomène. La période baroque en fit même un genre à part
entière. Toutes les périodes se sont penchées sur ce phénomène,
avec différents supports et enjeux. Aujourd’hui, le trompe-l’œil est
toujours utilisé, notamment dans la perspective. Mais son usage se
pratique surtout dans le domaine de la décoration et de l’art.
Le fait le plus ancien marquant l’histoire du trompe-l’œil est celui
de Pline l’ancien, qui relate une compétition de trompe-l’œil entre
deux peintres se disputant le statut de meilleur artiste dans cette
discipline.
Zeuxis est un peintre grec d’Héraclée qui aurait vécu de 464 à
398 av. J.-C. Il est connu comme celui qui a introduit le trompel’oeil dans la peinture grecque. Son concurrent, Parrhasius, était
également réputé pour ses prouesses picturales. Dans le but de
les départager, un concours fut mis en place ; ils seraient donc
jugés sur une fresque réalisée par leur soin. Zeuxis utilisa tous
les stratagèmes du trompe-l’oeil afin de berner le jury. Lorsqu’il
souleva le rideau cachant sa peinture, on vit une simple coupe de
53

Descartes, Oeuvres complètes, ed. Adam et Tannery, Garnier, Paris, 1973, p421

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fruit, contenant des raisins. Alors que le jury contemplait l’oeuvre,
un oiseau se posa à côté d’elle et tenta de picorer la grappe. Se
heurtant à un mur, il tomba au sol. Lorsque Parrhasius se présenta,
chacun se tourna vers le mur et attendit. L’artiste ne faisant aucun
geste pour soulever le rideau, la foule commença à s’impatienter.
C’est alors que Parrhasius leur indiqua qu’ils regardaient déjà
l’oeuvre. C’est à ce moment-là qu’ils se rendirent compte que le
peintre avait représenté un rideau tellement réaliste que personne
n’avait saisi sa véritable nature.
Il faut mettre en valeur la victoire de Parrhasius : ce dernier a réussi à
tromper des hommes, c’est-à-dire des personnes qui s’attendaient
à être trompées, et non pas un animal qui cherchait à s’alimenter.

	
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b) Une perception faussée

		

• La paréidolie, démonstration d’une illusion

La paréidolie est une illusion impliquant la capacité du cerveau
humain à donner un sens précis à des éléments visuels ambigus,
qui deviennent alors source d’interprétations paranormales ou
religieuses54. Les exemples de paréidolies les plus classiques
sont l’identification de visages dans les nuages. Certaines sont de
renommée mondiale ; un toast dont les traces de brûlé laissaient
entrevoir le visage du christ a été vendu pour 28.000$55. D’autres
cas ont été largement relayés (le « visage » de Mars, la « Rockface »
dans les Rocheuses du Colorado, le diable apparaissant dans la
fumée des attentats du 11 septembre…). La paréidolie est également
utilisée pour appuyer des tests psychologiques (elles sont connues
sous le nom de test de Rorscharch, et consistent en des taches
d’encre présentées au sujet qui donnera sens à ces dernières en
fonction de ses représentations mentales, permettant d’établir un
diagnostic psychiatrique.

54
55

http://www.circee.org
Virgin Mary’ toast fetches $28,000, bbc.co.uk, 23 novembre 2004
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Gérald Bronner56, sociologue à LIED, explique que les paréidolies
peuvent correspondre à une mise en scène précise, se rapprochant
des tests d’illusion d’optique. Nous savons que les deux bâtons sont
de la même longueur, mais nous avons du mal à le distinguer. Il
précise aussi pourquoi les paréidolies sont très souvent sujettes
à interprétations religieuses  ; cela découle du cadre interprétatif
donné par la religion elle-même. La visibilité sociale religieuse est
beaucoup plus grande, et permet de véhiculer des phénomènes par
ces croyances sociales.
Toute perception ramène à une construction  ; nous interprétons
et amenons un sens personnel à des éléments visuels de notre
quotidien, et établissons un rapport avec ce qui nous paraît
signifiant.

		

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• L’image sublimée de la beauté

La beauté se rapporte souvent à la mode, la première étant mise en
valeur par la seconde. Historiquement, les habits des femmes ont
toujours permis de donner une contenance à la porteuse : talons hauts,
guêpières, soutien-gorge à balconnet, porte-jarretelles… L’habitarmure influence la contenance, et de fait la moralité extérieure. Le
bourgeois victorien était raide et compassé à cause de son col dur, et
le gentilhomme du XIXème siècle était déterminé, dans sa rigueur, par
des redingotes ajustées, des bottines et des hauts-de-forme. L’habit
oblige à vivre vers l’extérieur, et réduit ainsi l’exercice de l’intériorité.
« Ce que l’on a de plus profond, c’est la peau » disait Paul Valéry, à une
époque où l’on favorisait déjà le paraître (ce que l’on donne à voir)
à l’être (ce que nous sommes). Aujourd’hui, ce paradigme est resté
le même. Une marque tendance montrera que son porteur est « à
la mode », alors qu’un modèle de voiture renseignera directement
les capacités financières de son propriétaire. Cette hypperréalité
promeut la valorisation artificielle par le biais de médiums matériels
dont les reproductions annihilent toute possibilité d’authenticité.
56 Conférence, Paris Diderot 7, Précautionnisme, peur du nouveau et objets techniques, 08/10/13
La femme a notamment été rendue esclave de la mode, parce que
celle-ci décrète qu’elle doit être attirante, gracieuse. Avoir imposé
à la femme de vivre à travers son extériorité l’a transformé en objet
sexuel. Il y a un peu plus de 100 ans, Elsie Scheel était présentée
comme la femme idéale. Châtain clair, yeux bleus, pesant 78 kg et
mesurant 1,74m, on affirmait qu’elle présentait des mensurations
similaires à celles de la vénus de Milo. Si nous reportions ces critères
dans notre contexte, Elsie Scheel serait considérée comme étant
en surpoids. Peut-être même ferait-elle de la chirurgie esthétique,
comme en Corée du Sud où le nombre de pratiques chirurgicales
croît continuellement (à Séoul, on considère qu’une femme sur 6 a
eu recours à la chirurgie esthétique).
En réalité, une infime minorité de personnes persistent à considérer
la mode comme un progrès (3%). À la question «Pouvez-vous
spontanément donner trois exemples de marques qui ne vous semblent pas
authentiques?», les firmes les plus nommées font majoritairement
partie de l’industrie de la mode et du prêt-à-porter57.
L’être est ce qui est authentique, puisqu’il provient du « moi », et
demeure le même tout au long de notre existence. Le paraître est
lié à l’idée d’apparence, de la tromperie, et est soumis aux aléas
extérieurs (mode, uniformisation des caractères…). Nous dénonçons
cette valorisation du paraître tout en suivant la mouvance ; car notre
société est fondée sur le paraître, un jeu d’acteur auquel nous nous
prêtons tous, à des échelles différentes.

57 L’authenticité et le progrès, questionnaire en ligne envoyé le 20/09/2013 (122 réponses)

65 /141
c) Le jugement à l’origine de l’erreur

		

66 /141

• L’interprétation personnelle

La manière de percevoir ne dépend pas que de la nature humaine,
mais également de l’histoire : nous pouvons voir les transformations
sociales révélées par les changements de la perception. Elle est
également influencée par la façon dont l’information nous est
présentée. Kimihiko Yamagishi, diplômé de la Graduate School
of Decision Science & Technology Tokyo Institute, a mené des
recherches sur les comportements humains, notamment en terme
de processus décisionnels. Il mit au point des expérimentations
contrôlées à base de questionnaires, débouchant sur des statistiques
parlantes : voici un exemple d’exercice du professeur :
« Lors de sa sortie de prison, après avoir purgé sa peine, il y a une chance
sur dix que le prisonnier récidive »
«  Lors de sa sortie de prison, après avoir purgé leur peine, 10% des
prisonniers récidivent. »
Les deux phrases ont été soumises à des publics différents,
mais aux idéaux similaires. Le résultat est que les personnes du
premier groupe, en lisant la première phrase, se sont opposées à
la libération du prisonnier pour 60% d’entre eux. Les membres du
second groupe, en lisant la seconde phrase, ont été 24% à marquer
leur opposition à la libération des prisonniers.
Les mécanismes de sélection de l’information expliquent la
différence de perception entre deux phrases présentées qui
aboutissent pourtant à une information identique. Les personnes
concernées ne se sont pas seulement fiées aux caractéristiques
objectives de la phrase, mais ont également interprété l’information
de manière subjective.
Dans une autre mesure, l’interprétation personnelle est sollicitée
lors du déroulement d’une pièce de théâtre, d’un film de sciencefiction ou encore une comédie télévisée. Le spectateur qui y assiste
accepte alors de considérer ce qu’il regarde comme vrai. Nous
trouverons aberrant le comportement de quelqu’un qui confondra
fiction et réalité, et allant jusqu’à envoyer des messages d’insultes
67 /141
à l’acteur jouant le mauvais rôle. Mais là où le faux est une illusion
assumée, ailleurs il peut être dissimulé dans le but de tromper  :
c’est l’apparition du doute, du soupçon du faux.

		

68 /141

• Le soupçon du faux

Le soupçon que tout est vrai accompagne le soupçon que tout
est faux. Après seulement vient le moment de la recherche, de la
vérification. Nous avons besoin de distinguer le faux du vrai (en
sachant que ce qui est vrai est le jugement que l’on porte sur la
réalité).
Les œuvres d’art sont un excellent exemple de l’importance de
l’authenticité perçue d’un objet, qui peut infirmer ou confirmer
la continuité du lien entre l’objet et son créateur. Lucien Stephan
(1991) développe l’idée qu’un « diagnostic d’authenticité est inséparable
d’une attribution. Il n’y a pas d’œuvre authentique ou de faux en soi, mais
seulement sous la condition d’une attribution déterminée ». Il met alors
en évidence le lien entre les deux sens d’authentifier, c’est-à-dire
rendre authentique d’une part, et reconnaître comme authentique
de l’autre. La vérité ne réside pas dans l’objet ni dans le sujet, mais
dans la relation avec les deux.
Lorsque l’on soupçonne une contrefaçon, nous cherchons différents
paramètres prouvant ou non sa véritable nature. Parmi ceux-ci,
Sandra Camus58 note :
- La préservation de la nature du produit: l’objet est conforme à ce
qu’il laisse transparaître. Son apparence, ses propriétés physiques
sont des indices physiques permettant d’alerter le consommateur
sur sa véritable nature ou d’éventuels faux-semblants. Il est en
conformité avec sont cadre de création et n’a pas été dénaturé par
l’intervention d’acteurs extérieurs.
- Le prix élevé : L’authenticité est inestimable. Selon cet adage, plus
le prix sera modique, plus l’authenticité sera litigieuse. L’unicité,
58 Camus Sandra., 2002, Les mondes authentiques et les stratégies d’authentification,
Décisions Marketing
l’originalité et la rareté d’un objet sont des références légitimant
un prix supérieur. Par ailleurs, un consommateur néophyte pourra
utiliser les tarifs des objets pour s’enquérir de l’originalité d’un
produit, comme c’est très souvent le cas lors du choix d’une bouteille
de vin dans une enseigne de grande distribution.
- Les certifications et les procédés marketing : Lorsque la nature
authentique d’un objet est mise en doute, il n’est pas rare de se fier
aux différentes certifications (Agriculture biologique, Appellation
d’origine contrôlée…) et à la mise en valeur marketing pour choisir
un produit plutôt qu’un autre. Le marketing entretient l’illusion du
vrai, du naturel, appuyant telle ou telle caractéristique du produit et
lui permettant de prétendre au statut d’authentique.
L’adéquation de l’objet aux identifiants énumérés à l’instant
permet de vérifier le bien-fondé de nos soupçons ; l’objet nous est
authentique, ou nous apparaît comme faux.

69 /141
(C)
LES RAISONS DU FAUX
Il est de plus en plus complexe de créer un objet méritant l’appelation
d’«authentique», donnant à certains produits une aura que conférait
autrefois l’art. Avec le faux s’installe une entente tacite entre l’attirance des
consommateurs pour les objets indicateurs d’un statut social privilégié,
et l’offre, appuyée par le simulacre de la contrefaçon et de la mode qui
contribue à la perte actuelle de l’authentique.

	

a) Développement de l’artificiel et du contrefait

		

70 /141

• L’explosion du réel

Les nouvelles techniques de reproductibilité et autres progrès
de notre époque ont, comme nous l’avons précédemment vérifié,
changé la donne en matière de considération de l’authentique. Ils ont
permis l’explosion des contrefaçons, qui au départ ne concernaient
que les domaines du prêt-à-porter, le luxe et l’art. L’apparition de
produits contrefaits dans les domaines des médicaments ou de
l’agroalimentaire soulève de nouvelles problématiques sanitaires.
L’ère numérique facilite les échanges de contenus, rendant du
même coup obsolète la notion d’  « original  ». Nous pouvons
incriminer plusieurs facteurs responsables de la recrudescence des
contrefaçons, comme la main d’œuvre des pays émergents ainsi que
leur condition de production, les facilités de transport, la banalisation
de la contrefaçon qui l’a fait rentrer dans les mœurs, internet…
Baudrillard dit des contrefaçons qu’elles ont dévoré la réalité  : la
surenchère du réel a débouché sur une surabondance et une explosion
de ce réel. « La réalité et le sens sont maintenant sur le point de fusionner en
une masse nébuleuse de simulation autoreproductrice. L’hystérie caractéristique
de notre temps est de produire et de reproduire le réel, ce qui fait de la scène
contemporaine un «théâtre machinique», une «simulation universelle» »59.
59

Baudrillard, Jean., 1981, Simulacres et simulations, Galilée, 233p
L'ère Authentique, Renaud Mignerey
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L'ère Authentique, Renaud Mignerey

  • 2.
  • 3. Renaud Mignerey Mémoire de fin d’études Sous la direction de David Ferré Strate Collège – Sèvres - 2014 –
  • 4. REMERCIEMENTS À tous ceux qui m’ont apporté leur soutien, et qui m’ont aidé jusqu’à l’aboutissement de ce mémoire. À tout le corps professoral de Strate Collège avec qui j’ai pu échanger sur ma thématique et qui m’a fourni à maintes reprises les ressources nécessaires à l’élaboration du texte qui va suivre. À David Ferré, qui a été mon tuteur et qui m’a accompagné tout au long de la rédaction de ce mémoire. À tous ceux qui ont pris la peine de répondre à mes questions et qui ont constitué les apports indispensables à la conduite de mes recherches, aboutissant sur ce mémoire. Merci. 2 /141
  • 5. AVANT-PROPOS À la question « Qu’est-ce que l’authentique ? », aucune des réponses apportées ne m’a semblé éloquente. Quelques notions ressortent plus souvent, l’authenticité étant alors associée à l’artisanat, le vrai, la valeur d’estime…1 Le terme «  authentique  » n’a pas de sémantisme arrêté, et sa définition dépend de son utilisateur, ainsi que du contexte dans lequel ce dernier l’emploie. On peut alors répertorier autant d’explications quant au sens du mot que de personnes tentant de le définir. On tendra à généraliser en induisant que l’authenticité objective suppose que l’objet étudié est d’origine, et non pas une imitation. Cette définition, effective depuis le XIIIième siècle, a été reformulée au cours de l’histoire afin de mieux correspondre aux idéaux propres à chaque ère. Ainsi, d’autres définitions précisent que l’authenticité d’un objet dépend de son ancrage dans sa véritable origine  : l’authentique est ce dont l’origine est indubitable2. Les idées de sincérité et d’honnêteté sont par ailleurs évoquées : l’authentique est ce qui dit la vérité3, ce qui est vrai et indiscutable4, d’une totale sincérité et dont la vérité ne peut être contestée. De fait, l’objet authentique est non seulement l’original -ancré dans son origine-, mais aussi sincère et honnête5. Le point de vue philosophique prône également ces concepts de bonne foi et de véracité6. De manière peut-être plus actuelle, on considèrera que l’authenticité dépend des besoins de la société en terme de tradition et d’origine –même si ceux-ci sont inventés-7, du milieu culturel et de sa propre interprétation de l’histoire8. Il existe de multiples vécus d’authenticité en fonction des définitions, expériences et interprétations, ce qui fait que celle-ci n’est pas une caractéristique stable. Aujourd’hui, les consommateurs sont incontestablement en quête d’authenticité, mais probablement davantage en quête d’authenticité constructive, symbolique, qu’objective. 1 Informations issues d’une enquête réalisée auprès de 118 personnes, ayant répondu à la question « Qu’est-ce que l’authentique représente ? » 2 Dictionnaire Encyclopédique 1997 3 Dictionnaire du Français 1999 4 Dictionnaire Historique de la Langue Française 1998 5 Dictionnaire Méthodique du Français Actuel, 1989 6 Aristote, La sincérité est une chose noble et digne d’éloge, (384-322 av J-C) 7 Hobsbawm et Ranger, L’invention de la tradition, Editions Amsterdam, 2003, p27 8 Bruner, Jérome, Pourquoi racontons-nous des histoires, Retz, 2010, p52 3 /141
  • 6. 4 /141 La valeur de l’authentique est finalement relative à son contexte temporel  : la notion semble évoluer avec le temps pour aboutir sur de nouvelles considérations, faisant émerger de nouvelles problématiques liées au caractère intrinsèque de la notion de progrès. Alors que l’authenticité évoquait communément des valeurs passées telles que la tradition ou encore un savoir faire ancestral, le progrès est synonyme d’évolution et de technicité. Ces termes entretiennent une relation temporelle paradoxale  ; considérés au premier abord comme très éloignés, voire opposés, ils se construisent l’un l’autre. Lorsque l’environnement change, c’est l’époque, le contexte, l’état d’esprit des gens, qui rendent impossible la perception de l’authenticité de manière égale sur chaque période donnée. Cette dernière est intimement liée au temps, sa valeur perçue variant selon lui. Alors que l’authentique représentait il y a peu un savoir matériel ou intellectuel, il est aujourd’hui devenu l’apanage des grandes marques, dont les biens et services tendent à faire l’objet d’une quête d’authenticité afin de pallier la perte de repères, de sens et d’identité. Peut-on considérer ce bouleversement de considérations comme «  un progrès  »  ? Toujours en lien avec la thématique du sens, nous constatons qu’il est difficile de faire un rapprochement entre l’empreinte d’un objet personnel et celle d’un produit issu d’une fabrication à la chaîne, et tiré à plusieurs milliers d’exemplaires. La tension qu’induit le rapprochement de ces termes nous amène à questionner l’authenticité dans le contexte contemporain qu’est celui du progrès, soulevant alors de nouvelles introspections. L‘authenticité peut-elle être une condition du progrès ? Ce mémoire fait donc état d’un raisonnement personnel mais objectif, étayé par de nombreux apports littéraires portant sur les thèmes liés de l’authenticité et du progrès. Ces apports restent un soutien à toutes idées et représentations partiales, permettant de définir un cadre de recherche clair, spontané, factuel, sincère et sans artifice. En d’autres termes, authentique.
  • 7. Dans un premier temps, nous porterons notre regard sur l’évolution de la définition de l’authenticité, en lien avec les bouleversements industriels, sociologiques et cultuels, notre passé faisant figure de référent face aux évolutions connues et à celles à venir. Après avoir contextualisé le terme «authenticité» dans l’ère contemporaine, nous nous attacherons à définir les répercussions qu’il a engendrées, tant sur un domaine physique que psychologique, ainsi que l’importance du jugement subjectif porté sur la notion. Les apports de cette analyse nous permettront finalement de déterminer les nouvelles considérations que l’on porte sur l’authentique, et les différentes finalités attribuées à celle-ci. 5 /141
  • 10. 1] 2] LA (R)ÉVOLUTION EST EN MARCHE 11 LES MÉCANISMES DE L’ILLUSION 49 A] Une courte histoire du progrès 12 A] L’’authenticité fantasmée 50 a) Introduction Historique du progrès b) Le progrès comme idéologie 8 /141Le progrès est-il un mythe? c) 12 18 23 a) Les attentes personnelles b) Une volonté de singularisation c) La théâtralité de l’illusion 50 53 56 B] L’authenticité à l’ère du numérique et du consumérisme 25 B] La valeur du jugement 60 a) La fiabilité de l’opinion/ de l’oeil b) Une perception faussé c) Le jugement à l’origine de l’erreur 60 62 65 C] Les raisons du faux 70 a) Les nouvelles techniques de reproductibilité b) L’authenticité à l’épreuve de la modernité c) Le nouveau rapport aux objets 25 29 33 C] Le vécu comme référence actuelle 37 a) Les madeleines actuelles b) Transmission, conservation c) Fétiche, relique et oeuvre d’art 37 39 43 a) Développement de l’artificiel et du contrefait b) La rationnalisation de l’existant c) La transparence exigée 70 72 75
  • 11. 3] 4] LES ABOUTISSEMENTS DE L ’IMITATION A] Critique de l’imitation a) La rareté comme vecteur d’imitation b) L’authenticité, valeur constitutive de l’art c) Un substitut au vrai B] Réhabilitation de l’imitation 80 80 82 87 91 a) Imiter est le propre de l’homme 91 b) L’expérience touristique 95 c) «Nous n’avons vraiment pas les mêmes valeurs!» 99 C] La tendance de l’authenticité a) Où est passé l’aura de l’objet b) Les incertitudes liées au futur c) L’authentique pour donner un sens 79 CONCLUSION 115 BIBLIOGRAPHIE 120 9 /141 GLOSSAIRE 125 CRÉDITS IMAGES 127 ANNEXES 128 102 102 105 109
  • 13. 1] LA (R)ÉVOLUTION EST EN MARCHE 11 /141 A] Une courte histoire du progrès a) Introduction Historique du progrès b) Le progrès comme idéologie c) Le progrès est-il un mythe? 12 18 23 B] L’authenticité à l’ère du numérique et du consumérisme a) Les nouvelles techniques de reproductibilité 25 b) L’authenticité à l’épreuve de la modernité 29 c) Le nouveau rapport aux objets 33 C] Le vécu comme référence actuelle a) Les madeleines actuelles b) Transmission, conservation c) Fétiche, relique et oeuvre d’art 37 39 43
  • 14. (A) UNE COURTE HISTOIRE DU PROGRÈS « Le progrès, c’est marcher de l’avant et c’est un déséquilibre. » (Jeanne Quéheillard). Retracer l’histoire du progrès, de la création du silex jusqu’aux OGM, permet de définir l’origine des raisons qui nous poussent à métamorphoser radicalement nos relations d’homme à homme, d’homme à objet -ou encore d’objet à objet-. L’authentique, que l’on oppose au progrès, trouve son sens dans le contexte temporel dans lequel il s’intègre. En cela, les deux notions sont temporellement liées : car le progrès d’hier est souvent l’authentique d’aujourd’hui. a) Introduction historique du progrès • D’où venons-nous ? Que sommes-nous ? 12 /141 L’évolution –dans son sens global- peut être présentée comme une suite d’événements, de révolutions, de découvertes ou d’essais qui, considérés individuellement ne peuvent pas être qualifiés de progrès à proprement parler tant le terme est relatif et sujet à interprétation. « Le groupement de ces découvertes forme cependant une multiplicité d’avancées convergentes donnant un contenu à la notion de progrès qui doit être pensée de façon plurielle »9. Force est de constater que nous sommes restés bloqués sur la même vision du progrès depuis la révolution industrielle (milieu du XIXème siècle). Cela fait 200 ans que notre volonté d’évolution ne se rattache qu’à la modification et au perfectionnement des machines, dans un même esprit, celui de l’optimisation et de l’innovation matérielle. Traiter de l’histoire du progrès de manière plus profonde et dresser un bilan concis des évènements qui ont marqué l’histoire de l’humanité permet de mieux appréhender les perspectives d’avenir de l’ère actuelle. 9 Liebniz, Monadologie, Poche, 1998, p203
  • 15. Nous désignerons l’adoption/création de l’outil par l’homme comme premier progrès (pré)historique. Le chasseur perfectionne ses armes, qui lui permettent par la suite de développer de nouvelles techniques, plus rentables. Ronald Wright considère que le progrès ne réside non pas dans l’objet et sa technicité, mais plus dans le bénéfice qu’en retire son utilisateur. Si on se reporte à l’exemple du chasseur de l’âge de pierre (environ -6000 av J.C), cela se traduirait ainsi  : celui qui a compris comment tuer un mammouth à l’aide d’outils a réalisé une avancée. Celui qui comprend comment en tuer deux d’un coup réalise un progrès10. Il faut cependant nuancer le propos, puisque celui qui a compris comment tuer 200 mammouths en un coup -en les attirant dans un ravin- est allé trop loin. Nous pouvons déjà interpréter les enjeux et effets du progrès sur la société… Mais nous y reviendrons plus tard. La découverte néolithique que représente l’agriculture mit fin à l’ère de la chasse comme unique mode de vie. Elle marqua les prémices de la civilisation actuelle, les entreprises indépendantes fusionnant en un système entier et cohérent. Mais le progrès qu’affiche une société civilisée n’est pas un idéal en soi  : les cirques romains, les sacrifices aztèques, les bûchers de l’inquisition ou les camps nazis sont les œuvres de sociétés civilisées, preuve que ces dernières ne sont pas garanties de progrès moral. Cependant l’évolution, au vu de la population mondiale et le chemin que prend l’humanité ne laisse aucun retour en arrière envisageable. Il s’est écoulé 13 siècles entre la chute de l’Empire romain et la découverte de l’Amérique par Christophe Colomb, et pendant lesquels la population mondiale a augmenté de 200 millions d’habitants. À l’heure actuelle, 3 ans suffisent pour atteindre un chiffre comparable. Une meilleure qualité de vie due aux différents progrès historiques (remèdes contre la maladie, pasteurisation…) explique en grande partie une telle croissance. Si on examine la complexité croissante des civilisations, on notera que vers les prémices de la période classique, les Mayas avaient bâti 10 Wright, Ronald., 2006, extrait de La fin du progrès, Naive, p114 13 /141
  • 16. des palais aux enceintes closes et rendues accessibles uniquement à la noblesse. On peut imaginer la déception de la population voyant disparaître le contrat social qui les unissait avec la classe dirigeante, perçue comme les médiateurs des dieux. Il est aisé de faire le parallèle avec une situation contemporaine où les gens qualifiés d’ordinaire et n’ayant pas accès à certaines institutions ont vu leurs chefs d’États s’éloigner du peuple qu’ils étaient censés représenter. 14 /141 Ce constat met fin aux grandes espérances des lumières ; que tous ces progrès s’apparentent à un progrès intellectuel et moral. Ce dernier consiste en des impératifs moraux indispensables mais allant à contre-courant du désir humain, puisqu’ils ne servent les intérêts de personne mais de tout le monde. La réforme suggérée actuellement ne doit cependant pas prendre la forme d’un parti antiaméricain, anticapitaliste et proécologique. Il s’agit plutôt de passer d’une pensée à court terme à une pensée à long terme, ou troquer les excès et l’imprudence contre la modération et la précaution. « L’homme est perfectible pour le meilleur, mais également pour le pire11 ». L’illustration malheureuse de cette affirmation est l’empreinte laissée sur terre par ceux qui consomment le plus  : la course à la croissance nous laisse vivre dans l’illusion que notre vie est synonyme d’amélioration. Mais si le niveau de consommation de la Chine atteignait celui de l’Amérique, le monde serait incapable de supporter un milliard d’hommes en plus (en 1970, les hommes utilisaient 70% des capacités de production de la terre. Dès 1980, il atteint 100%. En 1999, 125%12). Ces chiffres, bien qu’imprécis, montrent une tendance évidente vers une récession prochaine. Pour autant la culture elle-même est hostile à l’idée de limite ; pour exemple, les Américains appartenant à la low-class, ne se voyant pas comme un prolétariat exploité mais comme des millionnaires 11 Rousseau, Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les Hommes, partie 1, p30 12 Chabot, Pascal., 2008, extrait de Après le progrès, Travaux pratiques, 128p
  • 17. potentiellement dans l’embarras. La nature humaine, à l’époque des technologies, est restée à l’âge de pierre. Notre capacité à déterminer ou améliorer l’homme et l’univers est devenue disproportionnée. D’où le constat intéressant de Jane Goodal  : « Nous sommes soi-disant l’espèce la plus intellectuelle qui n’est jamais existé, alors comment se fait-il que cet être si intellectuel détruise son seul habitat ? » Nous compromettons l’avenir de nos propres congénères, ce qui est contre-productif pour le développement de l’espèce. Si la civilisation veut survivre, elle doit vivre des intérêts et non du capital de la nature. Notre meilleur avantage repose sur notre connaissance de l’histoire  et notre possibilité de tirer parti de nos erreurs comme d’un enseignement. En ce sens, le passé fait figure de référent. Les «  recherches archéologiques  » concises précédemment menées nous permettent de scruter l’avenir, en nous renseignant sur ce que nous sommes, d’où nous venons, et là où nous sommes le plus susceptibles d’aller. • Où allons-nous ? La civilisation actuelle exige le maximum de son environnement, et hypothèque la nature pour continuer à progresser. Il n’est pas nécessaire de pousser plus loin le constat pour saisir la précarité d’un tel système. Le progrès engendré semble requérir plus de progrès, et nous devons faire face à d’autres forces prodigieuses (cybernétique, bio et nanotechnologies…), se développant de manière accélérée et dont les conséquences sont imprévisibles. Un sentiment de désenchantement a découlé de ces observations. L’incertitude des valeurs et la confusion des idées remettent en cause des sujets que l’on croyait établis ; le travail n’est plus une occurrence sacrée, la famille se désagrège sous l’effet des tensions sociales… Le temps libre a été augmenté par le progrès technique, mais la plupart de ceux qui en disposent le gaspillent en récréations passives. Le progrès dans l’habitat illustre ce fait, caractérisé par 15 /141
  • 18.
  • 19. une dépendance qui entraîne un alanguissement de l’homme au lieu de son épanouissement –même si cela n’est pas un cas généralisé-. Finalement, le grand espoir du XXème siècle va se poursuivre au XXIème siècle. Mais le progrès engendre parallèlement un bouleversement moral et intellectuel, et les problématiques économiques, sociales, politiques, scientifiques et culturelles de notre temps sont si étroitement liées qu’il devient pratiquement impossible de prévoir l’évolution globale de l’humanité dans les années à venir. Une certitude demeure, celle de la nécessité de consommer moins, ou mieux. Sans prôner le dénuement, l’homme –conditionné pour vouloir toujours plus et mieux, et prisonnier de la culture du matérialisme- doit prendre conscience qu’il est dès lors dans l’ère des limites. On ne peut pas défendre des modèles inapplicables universellement, puisque cela reviendrait à prouver que certains ont davantage de droits que d’autres. Le problème n’est pas technologique, il est éthique. La notion de durabilité est à prendre avec des précautions, puisqu’on l’apparente à l’idée de moins acquérir et de moins consommer  ; en regard du progrès, cela fait penser à un mouvement de recul ou une régression. L’humanité va donc devoir asseoir des valeurs durables et solides pour ne pas être noyée par les bouleversements qui l’affectent. Certains points de vue caractérisent les grandes tendances intellectuelles et populaires portant sur ces changements : dès lors, ils appartiennent au domaine du subjectif, et par là même de l’idéologie. Le prochain progrès sera-t-il celui du changement des mentalités ? 17 /141
  • 20. b) Le progrès comme idéologie • Les croyances suscitées « Marche ou crève ! » L’injonction bien connue est représentative d’une des nombreuses idéologies que l’on rattache au progrès. Dans une certaine mesure, nous nous attacherons aux deux courants de pensée s’opposant dans leurs croyances et leurs perceptions du futur. Pour certains, la «  séduction du progrès  » est devenue une «  pathologie idéologique  »  : les prodiges de l’industrie suscitant admiration et crainte, la fascination exercée sur ceux qui y sont sujets est palpable. «Le passé est nécessairement inférieur au futur. Nous voulons qu’il soit ainsi. Voilà comment nous renions la splendeur obsédante des siècles abolis et nous collaborons 18 /141 avec la mécanique victorieuse qui tient la terre dans son réseau de vitesse. […] Avec nous commence le règne de l’homme aux racines coupées, l’homme multiplié, qui se mêle au fer, se nourrit d’électricité et ne comprend plus la volupté du danger et l’héroïsme quotidien. C’est vous dire combien nous méprisons la propagande pour la défense de l’esthétique du paysage, ce stupide anachronisme. Affiches multicolores sur la verdeur des prés, ponts de fer agrafant les collines, trains chirurgiens perçant le ventre bleu des montagnes, tuyaux énormes des turbines, nouveaux muscles de la terre, soyez loués par les poètes futuristes, car vous détruisez la vieille sensiblerie maladive et roucoulante de la terre!»13 La foi dans le progrès est devenue pour quelques-uns quasiment religieuse, fondamentaliste. Ceux-là se trouvent dans l’illusion que l’évolution pourrait résoudre les problèmes qu’elle a elle-même créés. On fera aisément le rapprochement avec certains mythes religieux –qui ont par ailleurs causé la perte des civilisations qui s’y rattachaient-. De manière plus rationnelle, Gandhi pensait que tout progrès, qu’il soit d’ordre technique ou économique, était indispensable mais devrait être mesuré en fonction du bénéfice 13 Marinetti , Filippo Tommaso., Extrait du manifeste Le futurisme, Ed l’âge d’Homme, 1980, pp118-119
  • 21. qu’en retirerait le plus pauvre des individus. En 1603, Francis Bacon (peintre Brittanique et figure du Fauvisme) avait exposé sa vision du futur et des progrès de la manière suivante : «Prolonger la vie. Rendre, à quelques degrés, la jeunesse. Retarder le vieillissement. Guérir des maladies réputées incurables. […] Transplanter une espèce dans une autre. Instruments de destruction, comme ceux de la guerre et le poison.[…] Produire des aliments nouveaux à partir de substances qui ne sont pas actuellement utilisées. Fabriquer de nouveaux fils pour l’habillement ; et de nouveaux matériaux, à l’instar du papier, du verre, etc. Prédictions naturelles. Illusions des sens»14 Le discours du théoricien est admirable de précision. Tel Jules Vernes, Bacon a su anticiper l’avenir. Il est facile de faire un parallèle avec les récentes découvertes en matière de médecine, en particulier concernant le sida15. D’autres écrivains éminents émettent un avis contraire  : Claude Lévi-Strauss, contre le progressisme, invite au pessimisme, particulièrement sur le progrès de modèle européen, parce qu’il lui paraît n’avoir jamais conduit qu’à un appauvrissement spirituel et culturel de l’humanité16. Des auteurs ont en outre suggéré l’idée que le progrès était une idole inventée de toutes pièces ; leur réaction était alors d’adopter une démarche nihiliste (ou comment soigner le mal par le mal). Plus réservé, Walter benjamin considère que le siècle ne va ni vers le bien ni vers le mal, mais tend vers la médiocrité. Un thème d’actualité revient finalement, celui des OGM : décrié –souvent sans fondement-, 14 Bacon, Francis, extrait de Merveilles naturelles, surtout celles qui sont destinées à l’usage humain, 1603, chapitre Nouvelle Atlantide 15 Un patient nommé Timothy Brown, infecté par le VIH en 1995, est considéré comme guéri grâce à une greffe de moelle osseuse. 16 Lévi-Strauss, Claude, Tristes tropiques, Plon, 1955, p49 19 /141
  • 23. l’homme du XIXème siècle s’est invité à la table des dieux par le biais de la maîtrise biotechnologique. Ses détracteurs dénoncent, au-delà des dangers potentiels de la découverte, l’imposture d’un progrès scientifique présenté comme une amélioration globale de l’humanité (les OGM sont, par exemple, exposés comme la seule alternative de nutrition à l’échelle mondiale, mais ses opposants appuient sur la part d’ombre de la découverte, à savoir les effets encore inconnus sur le corps humain à long terme). Mais la remise en question globale, quelle que soit l’origine de son idéologie, amène à envisager de nouvelles solutions : ainsi Stephen Hawking (physicien théoricien) affirme que, si nous abordons une période dangereuse de notre histoire, notre code génétique comporte toujours un instinct égoïste et agressif qui nous a permis de survivre par le passé. Pour perpétuer l’espèce –et sous réserve de ne pas provoquer de catastrophe dans les deux siècles à venirnotre seule chance de survie à long terme serait de ne pas nous limiter à la terre, mais de nous déployer dans l’espace. • Que reste-t-il du progrès ? Les croyances progressistes ont révélé avec plus ou moins d’exactitude un nouveau modèle de modernité, pourvu d’un système social fragile et en quête d’équilibre nouveau. Mais ce que le progrès avait de rassurant au siècle dernier ne s’applique plus à la situation présente : nous nous trouvons aujourd’hui face à des problèmes et enjeux qui nous dépassent. On pointe du doigt le progrès, promu comme responsable de tous les maux récents de la société ; Albert Einstein écrivait « La puissance déchaînée de l’atome a tout changé, sauf nos modes de penser ». Ce témoignage met en exergue un point fondamental : la nature humaine, comme indiqué précédemment, n’a pas évolué au même rythme que la technique. Cette dernière ne peut en aucun cas être laissée pour seule conséquence de la dégradation environnementale, économique ou sociologique de notre milieu de vie, puisque ces catastrophes découlent simplement 21 /141
  • 24. de l’utilisation même que nous faisons de cette découverte. Pourtant, la prégnance des nouvelles technologies, jointe à la perte de tout idéal collectif, philosophique ou politique, a conduit à investir la technique d’un excès de sens, philosophique ou même religieux17. Les hommes sont de plus en plus à même d’agir comme des dieux. Les avancées génétiques, les biotechnologies offrent la possibilité de manipuler les espèces et influer sur le cours de l’évolution. Le déclin des croyances traditionnelles au profit du progrès matériel traduit une réorientation des valeurs morales ou culturelles de l’homme. Si l’on se réfère à l’avis des sondés18, la réponse spontanée la plus 22 /141 récurrente lorsqu’on aborde la vision de l’avenir évoque les nouvelles technologies visibles dans le cinéma, dans les bandes dessinées et les revues de science-fiction. La technique se manifeste comme une des rares attentes possibles pour le futur. À la manière d’un idéal par défaut, faute de mieux. Ce qu’il reste du progrès, c’est un modèle de pensée binaire, partagé entre crainte et espoir. Une «  défatalisation  » et une « désutopisation » sont à mener en parallèle pour donner un avenir au progrès. La révolution de Marx19 est derrière nous. Les sociologues s’interrogent dorénavant sur la qualité de l’existence, au-delà de la quantité des acquis matériels. Toutefois, les questionnements précédemment soulevés subsistent, et malgré les utopies personnelles des fervents défenseurs du progrès, les incertitudes demeurent et se renforcent au fil du temps. D’où la question légitime de Umberto Eco, « Allait-on mieux quand ça allait plus mal ? »20, qui interroge la nature réelle de cet imaginaire du progrès, entre réalité et mythe. 17 18 19 20 Munier, Brigitte, Robots, Le mythe du Golem ou la peur des machines, Essais, 2011, p221 L’authenticité et le progrès, questionnaire en ligne envoyé le 20/09/2013 (122 réponses) Marx, Karl, Misère de la philosophie, 1896, p75 Eco, Umberto, À reculons comme une écrevisse, Essais, 2006, p119
  • 25. c) Le progrès est-il un mythe? • Petite mythologie du progrès Le mythe se définit comme « un unique horizon de compréhension du monde dans les sociétés dites premières, mais subsiste dans les sociétés complexes pour y jouer un rôle majeur : il coexiste entre la pensée rationnelle abstraite, exprime tout un pan de l’expérience humaine désavouée par le modèle conceptuel dominant »21. Réel ou imaginé, il reste un agencement du passé prenant forme selon les aspirations de la culture qu’il intègre. Il se différencie des utopies technologiques antérieurement abordées puisqu’il est pourvu d’ambivalence, mais s’y rattache dans le sens où l’utopie technologique –par exemplefut l’amorce de sa diffusion, matérialisant l’espoir d’une société avant-gardiste. La vocation de la culture populaire est de transmettre un patrimoine mythique  ; celui du progrès fut activé dès la fin du XIXème siècle, en réponse au thème de l’apocalypse écologique et à l’appauvrissement de l’idéal du progrès comme l’entendaient les lumières. Il accompagne le désenchantement de la prise de conscience suivante  : la science ne peut pas assurer la direction sociale et morale du genre humain. Plus implicitement, cela ramène à dire que la peur ancienne et grandissante de ne plus trouver de sens à la nature –environnementale et humaine- s’est ranimée. À ce jour, on notera que cette angoisse de l’inexistence de l’âme et d’un défaut de sens à la vie de l’homme s’est reportée sur la crainte contemporaine de l’humanoïde, évoluant dans un milieu urbain et pollué, comme si la technologie était responsable de la décrépitude de notre milieu naturel. Avatar22 est l’une de ces fictions réagissant aux versions démultipliées de cette apocalypse technologique, et présentant le bonheur de la communion homme-nature comme authentique. 21 22 Munier, Brigitte, Robots, Le mythe du Golem ou la peur des machines, Essais, 2011, p236 Avatar est un film de science fiction réalisé par James Cameron en 1999. 23 /141
  • 26. 24 /141 • Démythification du progrès Il n’y a en réalité pas de nouveaux mythes, et seulement des réactivations d’anciennes fictions. Le progrès, lui, ne saurait être un mythe, car la présente notion laisse supposer la foi en la disposition de l’homme à créer un avenir meilleur. Nous nous trouvons dans un cas où ce que l’on nomme mythe du progrès n’est que la résultante de l’ajustement de l’homme aux contraintes qu’il a lui-même créé. Le recours à l’imaginaire et les inquiétudes vis-à-vis des créations robotiques ne sont que les témoignages d’un malaise éloquent, et traduisent les aspirations de notre culture à un moment de son histoire. De manière positive ou négative, le progrès captive, nourrissant tour à tour fantasmes et peurs. Son développement a entraîné la création de divers scénarios, marqués par le côté cultuel de la technique (on voit alors s’opérer un transfert de la sacralisation de la religion vers la technique). Il marque une rupture avec une tradition passée, ce qui va dans le sens de la pensée de Raymond Aron, auteur des Désillusions du progrès  ; « Une société, vouée au changement, ne se compare pas au passé, elle se mesure à ses ambitions. Technique et futuriste, elle se condamne elle-même à l’insatisfaction ».
  • 27. (B) L’AUTHENTICITÉ À L’ÈRE DU NUMÉRIQUE ET DU CONSUMÉRISME Les bouleversements industriels sont la raison majeure des changements matériels et moraux que nous connaissons aujourd’hui. Suscitant les craintes et les hésitations précédemment évoquées, la nouvelle ère technologique semble n’avoir aucun aboutissement défini, sinon celui de l’optimisation perpétuelle des produits de consommation. L’émergence de la standardisation et de la reproduction a annoncé le siècle des machines -Deus ex machina- , duquel nous ne sommes jamais sortis. a) Les nouvelles techniques de reproductibilité • Des stades fondamentaux Il est primordial de bien saisir l’importance des nouvelles techniques de reproductibilité dans l’histoire du progrès, et leur impact sur les créations nouvelles qui en découle. Walter Benjamin fut un des premiers à identifier cet impact, notamment sur le monde de l’art23. En exemple simple, un regard porté sur le passé nous fera constater que l’invention de nouvelles techniques de reproductibilité s’est faite progressivement et par intermittence, mais toujours avec fracas. L’origine de la première technique de reproduction trouve son fondement en Grèce, et consiste en deux procédés que sont la fonte et l’empreinte. Mais la technique de reproductibilité qui marqua une ère nouvelle fut celle de l’imprimerie, qui introduisit la possibilité de la reproduction technique de l’écriture. C’est la lithographie qui, par la suite, permit la reproduction de dessins (invention supplantée quelques années plus tard par la photographie). La galvanoplastie (XIXème siècle) permit finalement la reproduction équivalente d’objets de tout type, et de là débuta l’ère de la modernité. Il n’est pas nécessaire d’aller plus en détail dans l’histoire de la 23 Benjamin, Walter, L’oeuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique : Version de 1939, folio, 2007, p42 25 /141
  • 29. reproductibilité technique pour saisir les enjeux marquants de chacune des découvertes de ce domaine. En plus de modifier profondément nos rapports aux objets, elle obtient même une place dans les procédés artistiques (c’est le cas de la majeure partie des travaux de Warhol, ou plus simplement de la technique de photographie). Mais ce que l’on considèrera comme des avancées majeures ont eu un impact non négligeable sur la perception de l’authentique ; l’abondance et la standardisation des objets ont eu raison du statut de l’original et du principe d’unicité (selon lequel toute création réalisée à un exemplaire pourrait être considérée comme authentique). Tout ce qui relève de l’authenticité est censé échapper à la reproduction. Le problème est qu’actuellement, rares sont les choses passant au travers de cette dernière. L’artisanat, processus de création authentique, fait donc face aux nouveaux process industriels ; nous sommes ici en droit de nous demander comment perpétuer l’authentique dans un contexte de modernité. • Les nouvelles problématiques de la reproductibilité «Les progrès en technologie ont conduit à la vulgarité, à la reproduction par procédés mécaniques et la presse rotative ont rendu possible la multiplication indéfinie des écrits et des images »24. L’abondance a des conséquences dans le milieu de l’art, de la photo et du cinéma, la reproductibilité technique attaquant l’authenticité à la racine et instituant des « degrés d’authenticité ». Elle aboutit également à un vacillement de la tradition et de la chose transmise. Celle-ci implique par ailleurs l’accès à la création (artistique ou non) à une nouvelle échelle  ; là où il y a un siècle, seule la classe supérieure avait accès à l’écriture et à la publication de contenu, c’est aujourd’hui la quasi-intégralité d’un ensemble de personnes qui y a droit. La conséquence directe de cette popularisation est la création d’une masse informationnelle dans laquelle il est très difficile de distinguer le vrai du faux, le bon du mauvais, l’authentique et la copie. 24 Huxley, Aldous, Le meilleur des mondes, Pocket, 2002, p260 27 /141
  • 30. 28 /141 En rapport avec les problématiques écologiques actuelles, c’est le même principe de production à outrance qui pose problème. Nous ne cherchons plus à (re)produire des objets parfaits, mais des produits se rapprochant plus de l’état de « jouets distractifs » et subissant les affres de l’obsolescence programmée. Ce concept laisse entrevoir les pires travers de l’industrie de consommation, obligeant l’acheteur à renouveler son matériel dans un temps défini par le fabricant. Ce fait est prouvé par les imprimantes, classe d’objets sujette à l’obsolescence programmée et représentative par excellence de la notion de gaspillage. Un simple «reset» de la machine permet de la garder 4 à 5 fois plus de temps. Mais les consommateurs, non informés d’une manipulation qui reste malgré tout technique, préfèrent la considérer comme inutile et racheter un nouveau modèle -qui présentera à son tour les mêmes symptômes une fois la date de garantie légale dépassée. La réparer? Les tarifs pratiqués avoisinent le prix de l’objet neuf, ce qui rend la manœuvre financièrement inenvisageable. Mais la situation est plus complexe encore : si le consommateur en vient à renouveler son matériel, ce n’est pas par absolue nécessité mais souvent par attrait de la nouveauté (renouvellement cyclique des biens de consommation «jetables»25. Plus récemment, la démocratisation de l’impression 3D a soulevé de nouvelles problématiques liées à son utilisation : là où certains se cantonnaient à créer eux-mêmes leur service à thé par le biais de ce procédé, un utilisateur’ a tenté –avec succès- de fabriquer une arme. Celle-ci ne présentait bien évidemment aucun numéro de série ou autres éléments indispensables26 permettant son 25 Il convient également de remarquer que l’obsolescence peut être utile dans un contexte de développement durable. Parfois, le maintien en état de machines vétustes, gourmandes en énergie, polluantes, et dont les réparations nécessitent un surplus d’heure de travail s’avère beaucoup moins favorable qu’un recyclage de ses composants. Mais l’industrie ne sera prête à cela que si elle a un rôle financier intéressant. 26 Les armes à feu font l’objet, lors de leur fabrication, d’un marquage comportant l’indication du fabricant, du pays ou du lieu de fabrication, de l’année de fabrication, du modèle, du calibre et du numéro de série. Elles font également l’objet, avant leur mise sur le marché, de l’apposition des poinçons d’épreuves selon les modalités prévues par les stipulations de la convention du 1er juillet 1969 pour la reconnaissance réciproque des poinçons d’épreuves des armes à feu portatives. Légifrance, Décret n° 2013-700 du 30 juillet 2013 portant application de la loi n° 2012-304 du 6
  • 31. authentification si jamais elle venait à être utilisée… C’est au final l’abondance, issue des nouvelles possibilités de production industrielle et nourri par le renouvellement périodique des objets, qui amène indirectement l’hyperconsommation, ou consommation de masse. Autant de notions à l’opposé d’un idéal authentique. «La société d’hyperconsommation est paradoxale : tandis que triomphent le culte du nouveau et la logique généralisée de la mode (image, spectacle, séduction médiatique, jeux et loisirs), on voit se développer, à rebours de cette espèce de frivolité structurelle, tout un imaginaire social de l’authentique. »27. b) L’authenticité à l’épreuve de la modernité • L’hypermodernité et la culture de masse Le terme «  hypermodernité  », successeur de la postmodernité depuis quelques décennies, n’est pas le résultat d’une inflation terminologique mais le contrecoup de la recrudescence de la culture de masse. On observe aujourd’hui une intelligence globale unifiée, sous la forme d’internet. La désorganisation organisée de l’hypermodernité fait table rase des limitations passées pour valoriser le nouveau et l’innovation incessante, et oriente les comportements collectifs  ; au même titre que les objets et la culture de masse, les discours idéologiques ont été sacrifiés sur l’autel de la mode, alors qu’ils faisaient avant figure de pérennité et de stabilité. La logique consumériste –ou hyperconsommationest une des résultantes de l’hypermodernité. Le raisonnement prône la jouissance dans l’acte de consommer, jusqu’à en oublier la valeur intrinsèque de l’objet. On va jusqu’à glorifier l’acte d’achat et non pas ce à quoi il se destine. La consommation est mars 2012 relative à l’établissement d’un contrôle des armes moderne, simplifié et préventif Article 4. 27 Barthes, Roland, Mythologies, Point, 1970, p58 29 /141
  • 32. la mesure de la culture, cette dernière étant avalée par la sphère économique. Les marchandises sont devenues des œuvres d’art et sont exposées dans les vitrines des magasins comme telles, leur vraie force résidant dans leur aptitude à ne pas s’adresser à un groupe déterminé. Elle mobilise alors une foule en l’uniformisant, autour de valeurs et produits communs, à grand renfort d’égéries, de slogans publicitaires, ou de matraquage médiatique. 30 /141 L’hyperindividualisme s’est également développé, paradoxalement à la culture de masse, la valeur distractive prenant le pas sur la valeur honorifique. Nous assistons à une culture ambivalente, partagée entre la culture de l’excès mais l’éloge de la modération comme modèle moral, que l’on rattachera à l’hédonisme. L’illustration flagrante de cet hyperindividualisme consiste en la superficialité des liens sociaux entretenus virtuellement (Facebook, Youtube…). Nous nous attachons à construire notre identité en la manipulant par nos relations avec autrui, dans le but de montrer une représentation précise de ce que nous sommes –ou prétendons être. La logique de mondialisation qui s’exerce au détriment des individus, le développement continu des technologies comme ligne de conduite dominante face à un avenir incertain… L’hypermodernité se joue maintenant, et doit favoriser une poussée éthique, non pas une poussée technique. « L’authentique n’est pas l’autre de l’hypermodernité : il n’est que l’une de ses faces, l’une des manifestations du nouveau visage du bien-être, le bien-être émotionnel chargé d’attentes sensitives et de résonnances culturelles et psychologiques »28. Cette poussée technique s’explique par les nouvelles exigences liées au progrès. Le téléphone, la télévision, l’ordinateur ont intégré toutes les couches sociales. Mais l’homme maintient une relation équivoque avec le progrès, et la confiance précédant l’adoption d’une technologie exige du temps. 28 Lipovetsky, Gilles, Nouvelles Mythologies sous la direction de Jérôme Garcin, Seuil, p55
  • 33. • La neutralité technologique Que l’humain manifeste sa réticence devant les nouvelles technologies le met dans une situation de repli ; on la constate notamment chez les personnes âgées, peu sensibles aux nouveautés technologiques même quand ces dernières leur sont destinées. Mais adopter une attitude technophile qui s’apparente à de l’idolâtrie est un comportement tout aussi improductif. Une culture ouverte est nécessaire pour percevoir la technique comme un facteur d’humanisation, sans porter une importance démesurée à l’impératif technique. Dufresne29 sera plus à même de donner une claque à une machine dans l’espoir de la faire marcher que Simondon30 ; alors que le premier affirme que « nous sommes esclaves de la technique, incapables donc de la penser dans la mesure où nous entretenons en nous l’illusion de la contrôler », le second réfute que la technique moderne soit incontrôlable et représente un danger. Selon Simondon, la technique est l’accomplissement des gestes et de l’intelligence humaine. Celui-ci émet deux analogies jointes à la question éthique du respect des machines, celles de l’esclave et de l’étranger. La première soulève la problématique de l’aliénation  ; le rapport que nous entretenons avec les machines serait aliénant, car nous sommes entourés d’objets que nous ne comprenons pas. Notre méconnaissance de la machine nous incite à la considérer sous l’angle de l’utilitaire : elle est donc faite pour répondre à un système de production intensifié. Simondon dénonce d’ailleurs la course à la puissance, et la rationalité économique qui prend le pas sur l’utilité objective (quelque chose est jeté lorsqu’il ne trouve pas sa place sur le marché). La mode, l’obsolescence culturelle… sont source de gaspillages, et c’est pour cela que Simondon appelle à une « éthique de la machine ». La seconde soulève la problématique de l’étranger, dans la mesure où la machine possède un code qui n’est pas celui du langage ordinaire. Faire face à la machine qu’on ne comprend pas, c’est 29 Dufresne, Jacques, 2005, Après l’homme… Le cyborg ?, MultiMondes Editions, p72 30 Simondon, Gilbert (1924-1989) est un philosophe français du XXème siècle. 31 /141
  • 35. avoir un moment de difficulté cognitive. À cet égard, la culture ralentit le progrès technique (l’être humain est, du point de vue de Simondon, misonéiste). L’homme se retrouve ainsi dans des schémas de craintes infantiles, ou considère la machine comme un dieu. En découlent ensuite les scénarios imaginaires dans lesquels les machines conspirent. L’artiste néerlandais Thijs Rijkers a pris le contre-pied de ce sentiment en construisant des «Suicide Machines»31, des sculptures cinétiques avec une fonction simple : s’autodétruire. Ces machines, indifférentes de leur sort, parviennent presque à provoquer de l’empathie par la vulnérabilité qu’elles incarnent. Il n’existe pas d’objet technique qui n’exprime pas une volonté humaine. La voiture répond à un besoin de transport, le téléphone à une volonté de communiquer. « Les performances techniques, si elles sont bien comprises et parfaitement intégrées, contribuent tant au progrès social et culturel qu’à l’épuration de nos mœurs et à leur élévation à la perfection. Une machine n’a de sens que dans une relation avec l’homme dont elle enrichit les usages et la réflexion sur lui-même. »32. L’idée directrice à retenir est l’importance du relationnisme homme-machine, et comprendre comment cette union interactive importe sur la culture sociétale ; sans les machines, nous serions dans l’impossibilité d’apprendre, de découvrir… c) Le nouveau rapport aux objets • Standardisation et nouveaux statuts de l’objet L’intégration des objets nouveaux dans notre quotidien a joué sur la relation que nous entretenons avec eux ; un des constats flagrants que nous pointons du doigt dans le cas présent est celui de l’animisme dans le rapprochement aux objets techniques : l’ordinateur devient à la fois totem et sanctuaire, le téléphone portable embrasse le 31 32 http://www.thijsrijkers.nl/gallery-category/selected-works/ Simondon. Gilbert, Du mode d’existence des objets techniques, 1958, p54 33 /141
  • 36. rôle de « doudou » en raison des « affects antropopathiques » de leurs possesseurs. « La relation d’usage est un composé complexe d’instrumentalité et de symbolique »33 annonce Jacques Perriault. Il est attesté qu’entretenir une relation d’affection avec un objet permet d’atténuer la crainte qu’il suscite ou la difficulté à le maîtriser. Cet aspect relationnel s’est développé exponentiellement, suivant la croissance du progrès technique. En cela, le consommateur a un rôle primordial à jouer ; il doit en premier lieu focaliser son attention sur le service que rend l’objet plus que sur la volonté de le posséder. Sont à noter les initiatives de mutualisation des biens, connues sous le nom d’économie de fonctionnalité34. 34 /141 Il est possible d’aller plus loin dans ce courant d’action et envisager la réparation d’objets pensés pour l’être, en valorisant ses qualités matérielles, oniriques et poétiques. Nous faisons ici référence au « hand made club » d’Eugène Meiltz35, qui expose la réappropriation des objets par les citoyens dans un monde extérieur. Pour y prendre part, il faut réaliser de ses mains un produit dont la qualité pourrait être confondue avec celle d’un produit industriel. L’histoire marque une nouvelle relation homme-objet. Fait sympathique  : L’auteur est allé jusqu’au bout de ses idées en apprenant le processus de fabrication/teinture/reliure du papier pour réaliser lui-même l’ouvrage qui, finalement, n’avait rien à envier à l’imprimerie professionnelle. Cette anecdote met en lumière les facteurs de la durabilité d’un objet, qui ne reposent pas uniquement sur sa qualité intrinsèque, mais également sur le lien émotionnel qu’il suscite. Les qualités oniriques et poétiques ont donc un rôle décisif vis-à-vis de la pérennité d’un produit. 33 Perriault, Jacques, La logique de l’usage, essais sur les machines à communiquer, Flammarion, 1989, p213 34 L’économie de fonctionnalité est la substitution de la vente d’un service à celle d’un produit. L’objectif est d’amener les industriels à modifier le centre de gravité de leurs intérêts : en tirant leurs flux financiers des services d’usage et de maintenance, ils seraient naturellement enclins à concevoir des produits pérennes et modulables et à dématérialiser leur activité. (source : http://dly.free.fr/site/spip. php?article56). 35 Meiltz, Eugène., Hand Made Club, Librairie Basta, 2003
  • 37. • La tyrannie du numérique L’informatique fait maintenant partie intégrante de notre quotidien, et est érigée comme un facteur indispensable à la dynamique économique et sociale. À l’époque du renouveau numérique, nous avons répondu au désir des lumières visant à ranimer les ambitions humaines rapportant au social  : «  Les philosophes des lumières considéraient que le principal instrument du progrès résidait dans l›échange d›information et de connaissances » nous rappelle Jean Noël Tronc, alors ancien conseiller pour la société de l’information de l’ancien premier ministre Lionel Jospin. Les objets techniques sont interconnectés, investissent les sphères de la vie publique et la vie privée en diminuant les frontières entre ces deux dernières. Ils coexistent et évoluent corrélativement, intégrant un parc d’objets « intelligents ». Force est de constater qu’une crainte latente vis-à-vis de ces mêmes objets s’est développée. Leur usage n’étant pas totalement maîtrisé, les utilisateurs entretiennent une réelle suspicion avec les NTIC36. Il est impossible de ne pas laisser de traces pendant l’utilisation d’outils connectés, et ceux-là par leur usage même font étalage –consentie ou non- de la vie privée de leur possesseur. La banalisation des téléphones, la vente aux entreprises de nos données personnelles pour permettre la publicité ciblée, ne sont que les conséquences d’un pouvoir contre lequel on ne peut rien, sinon le limiter au maximum pour des raisons morales et éthiques. Nos usages ont été bouleversés par le numérique, et ce de manière expéditive, alors que la radio avait mis 40 ans à s’intégrer dans les foyers, que la télévision avait nécessité 10 ans avant sa démocratisation. En 1990, ne pas posséder de Minitel faisait passer la personne concernée pour un intellectuel. Aujourd’hui, ne pas utiliser de téléphone ou de boite e-mail expose directement à la désocialisation. Cela constitue la tyrannie du numérique, d’où la nécessité d’établir une démarcation entre objet social et objet 36 NTIC : Nouvelles technologies de l’information et de la communication 35 /141
  • 38. naturel. Seul ce dernier est stable, car il existe indépendamment du sujet. Face à une évolution rapide et peut-être non-désirée, certains groupes -pour lesquels la modernité ne peut pas abolir l’histoire et la mémoire- adopteront une attitude de retranchement. Se réfugier dans le passé, référent du connu, est une option échappatoire. 36 /141
  • 39. (C) LE VÉCU COMME RÉFÉRENCE ACTUELLE Lorsque certains se représentent le progrès technique et technologique comme modèle d’évolution, d’autres dénoncent la nature toujours plus éphémère de notre relation à nos biens matériels qui en découle. Si pour certains, renouveller son téléphone tous les six mois relève du banal, d’autres considèreront leurs objets comme une part de leur vie, difficile à jeter malgré leur inutilité actuelle (comme une vieille machine à écrire cassée). Se sont ces derniers, épris d’un passé qu’ils glorifient, qui s’orientent vers ce territoire connu, rassurant, apaisant qu’est le vécu. a) Les madeleines actuelles • À la recherche du temps perdu Développant tout une suite de souvenirs involontaires à partir d’une cuillère de tisane et d’une madeleine37, Proust met en valeur l’incessant retour du passé dans le présent. Ce qui compte, c’est « le passé dont les choses gardent l’essence, et l’avenir où elles nous incitent à le goûter de nouveau  ». Nous nous retrouvons une fois encore face à la problématique d’échapper à la réalité décevante, pour trouver refuge dans les saisons exquises du passé, le temps perdu. Ce temps, propos majeur de l’écrit de Proust, nous ramène à nos souvenirs, la mémoire, et les sensations que ceux-ci procurent (épanouissement des sentiments). Les actions présentes rappellent à celles passées, et l’établissement de cette association temporelle brise les entraves des périodes et d’un « jadis » révolu pour toujours. À la suite de la mémoire involontaire (ou mémoire authentique selon Proust) se trouvent les phénomènes mémoriels, soumis aux aléas de l’oubli. Mais contrairement à ce que laisse supposer la notion, l’oubli n’est pas synonyme d’effacement mais d’invention, l’essence 37 Proust, Marcel., À la recherche du temps perdu (du côté de chez Swann), partie 1, Grasset, 1913 37 /141
  • 41. des choses restant par ailleurs éternelle. La mémoire, susceptible d’être effacée tel un palimpseste, se substitue à la créativité de la personne concernée, qui vient alors modeler, agrémenter, enjoliver un passé qu’il affectionne : c’est l’idéalisation d’un lointain. • L’idéalisation d’un lointain Nous agrémenterons le principe d’idéalisation d’un lointain par un simple exemple, qui remonte à Versailles sous Louis XIV. L’étiquette très élaborée de la cour était prisée par la noblesse campagnarde venue rechercher les faveurs du roi, créant alors une promiscuité entre ces derniers et les nobles de la cour déjà établis. Des tensions résultèrent de ce rapprochement, les « vrais » nobles réprimandant les nouveaux venus pour la rudesse de leur manière. Ils entretinrent alors une nostalgie pour la vie idéalisée qu’ils prêtaient à leurs aïeux. Le passé se transforma en fantasme, libéré des contraintes qu’ils subissaient à la cour, apparaissant comme l’allégorie de la simplicité, du naturel et de la liberté. La réalité est autre, puisqu’ils n’eurent pas aimé vivre au temps de leurs ancêtres ; mais cultiver ce romantisme nostalgique permettait de compenser le contrôle social qu’exigeait leur condition. On observe actuellement cette attitude de double obligation, prenant la forme d’un rêve d’une vie naturelle contrastant avec la vie urbaine ; mais l’évolution de l’image que l’homme se fait de ce que nous considérons comme «  naturel  » est un des aspects de l’évolution globale de la société humaine. b) Transmission, conservation • «C’était mieux avant!» ou les valeurs perdues d’une époque Dans notre contexte, nous rattacherons le principe de juxtaposition passé-présent avec le courant de pensée du «  c’était mieux 39 /141
  • 42. 40 /141 avant ! ». Il se rattache fortement à l’idéalisation d’un lointain, à la différence que l’injonction ne marque pas seulement un état d’esprit personnel mais s’attache à définir les maux actuels responsables de sa création. En réalité, ce que nous nous évertuons à considérer comme « mieux » n’est que la représentation de ce que nous connaissons, qui s’exprime à travers les objets ou les expériences. Ce qui nous est connu nous semble familier, nous inspire un sentiment de confiance ; à l’inverse, se retrouver dans une situation inconnue ou devoir lui faire face implique une méconnaissance que la personne concernée traduira inconsciemment comme «  dangereuse  ». Cela fait partie des explications données face à la résistance au changement déjà évoquée. François Bon, auteur de l’Autobiographie des objets, s’attache à décrire la force et la présence manifeste d’objets a priori anodins. En mettant au même niveau les récentes productions technologiques et les vieux objets de son enfance, Bon met en avant l’empreinte allégorique que revêtent ces derniers. Entre symbolisme et réalité, la mémoire se refragmente, créant la mélancolie ; nous arrivons alors à regretter ce temps perdu mais conservé à travers un transistor, une paire de bésicles ou un guidon de vélo. «On lit dans l’ancienne aventure le désarroi d’avoir manqué la nôtre»38. À noter que la sélection des informations mémorielles positives varie selon les âges : dans la mesure où nous vieillissons, nous serons plus à même de canaliser notre attention sur nos souvenirs et expériences positives, oubliant du même coup les aspects désagréables de nos autres moments vécus (Carstensen nomme ce phénomène «  la théorie de la sélectivité socio-émotionnelle  »39). Ces tentatives de remonter le temps prennent également une forme matérielle ; l’objet devient alors le lien entre l’histoire passé et le présent, faisant état d’un vécu, d’une histoire, et de valeurs propres à son possesseur. 38 Bon, François, Autobiographie des objets, Point, 2012, p8 39 Pijoff, Alexa et Vieillard, Sandrine, Effet du Vieillissement Normal sur la Perception, la Structure Psychologique et la Mémorisation des Émotions Musicales. La Théorie de la Sélectivité Socio-émotionnelle (SST) est un cadre théorique développé par Laura Carstensen et visant à expliquer les modifications des processus de traitement émotionnel qui s’opèrent avec l’avancée en âge. Selon la SST, la limite du temps restant à vivre modifie les objectifs fondamentaux des individus.
  • 43. • Transmettre, ou perdurer par l’objet « Jamais vous ne possèderez une Patek Philippe. Vous en serez juste le gardien, pour les générations futures »40. Voilà un slogan qui représente parfaitement l’esprit de la marque/de l’objet  ; chez le célèbre horloger suisse, toutes les montres sont soumises à une fabrication artisanale rigoureuse qui leur confère cette prestance, mais également cette idée : une montre estampillée PP est unique, mais également transmissible. Ce qui nous ramène à la notion même de l’authenticité. Le phénomène transitionnel de D. Winnicott41 conduit cette idée de transmission par le biais d’un objet quelconque, mais chargé de sens : « Cet objet transitionnel dont nous ne saurions nous passer - s’invente, se cherche et se trouve. Ce n’est pas seulement son intelligence du discours, mais sa perception du réel, de soi-même et de l’autre, qui sont alors renouvelées. ». L’objet véhicule à travers les âges, et matérialise un lien émotionnel entre ses propriétaires. Ce n’est pas un objet qu’on jette  : on le garde non pas pour ses propriétés intrinsèques, sa fonction ou son esthétique, mais pour ce qu’il représente. L’acte de transmettre s’apparente à un rituel (par exemple, le père de famille lèguera la montre de son père à son fils pour ses 20 ans, et que lui même avait reçu au même âge). Ce schéma se retrouve aussi bien dans d’autres sphères comme l’architecture, où la conservation d’une réalisation architecturale se décidera à condition que l’on considère cette dernière comme le témoin d’une époque antérieure. Katsura, un des biens culturels japonais des plus importants, ou plus simplement la tour Eiffel ou Beaubourg, bien que très fragiles, ont été considérées comme des œuvres à entretenir, car témoins d’une époque. Perpétuer, réparer fait là encore partie d’un rituel. Lier l’architecture et son histoire permet de valoriser les acquis du passé. 40 Déclinaison de la campagne « Générations » lancée en 1996, basée sur le concept « fondez votre propre tradition », pour la marque de montre Patek Philippe (2010). 41 Donald Winnicott (1896-1971) est un psychanalyste britannique. 41 /141
  • 45. Techniquement, tout est en passe d’être reproductible. Matériellement ou immatériellement, une entreprise peut copier l’autre pour tenter de s’approprier sa valeur ajoutée. Cela peut se traduire par de la copie de produits physiques (Louis Vuitton par exemple, dont les sacs sont les plus copiés au monde), ou le service (Ikéa, dont la supply-chaîn tend à être reproduite par ses concurrents). Mais si l’on se réfère à Patek Philippe, la différence est marquante. Une fois possédée, la montre devient un objet personnel. Son unicité (fabrication artisanale), au-delà de la prouesse technique (mécanisme) lui confère une tout autre dimension. Sa rareté (le nombre de montres sortant des ateliers est limité et la production d’un modèle n’est pas forcément reconduite l’année suivante) en fait un objet d’exception qui, une fois transmis, gagnera une valeur de témoignage/héritage en plus de sa valeur intrinsèque. Bien sûr, l’objet conserve sa valeur marchande, mais « l’aura » subjective de son propriétaire rendra l’objet plus précieux encore, au-delà de toute estimation financière. c) Fétiche, relique et œuvre d’art • L’approche cultuelle de l’objet La quête des racines, le culte du patrimoine, la fréquentation des musées, la recherche et l’achat de produits authentiques ne sont, selon Roland Barthes42, qu’autant de manières de soulager une soif d’authenticité et traduisent la nostalgie d’un passé qu’on idéalise, un temps révolu qui nous semblait plus favorable. Il accompagne cette constatation par un regard critique porté sur l’époque actuelle, qualifiée d’insipide et de stéréotypée. « L’authentique compense par sa chaleur ce défaut de racine et d’humanité. C’est un imaginaire protecteur qui évoque un monde à l’abri de ces désastres »43. Une liturgie est faite autour de l’authentique et des différentes formes qu’il peut prendre. On le glorifie, le fétichise, parfois à 42 43 Barthes, Roland, auteur de Mythologies, Point, 1970, 233p Barthes, Roland, Mythologies, Point, 1970, p25 43 /141
  • 46. 44 /141 l’excès. Ce fut récemment le cas lorsque Banksy44 mit en vente de manière anonyme certaines de ses créations originales à 60$/pièces –elles sont estimées à 160000$) -. Le stand n’eut pas de succès, seulement parce que personne n’avait eu vent de l’authenticité (et donc de la valeur réelle) des produits mis en vente. Finalement, la qualité de la réalisation ne déclenche plus l’acte d’achat, celui-ci dépendant plus de son authenticité perçue. Des designers se sont emparés de la question du culte et de l’authentique. À travers leur projet « Consume and conserve », le studio Wieki Somers se penche sur la symbolique de la seconde vie et insuffle une part de sacrée dans les objets du quotidien, à travers l’utilisation de cendres humaines dans leur procédé de fabrication. L’association du culte et du quotidien soulève une ambiguïté ; serionsnous prêts à utiliser un grille-pain en sachant que les cendres d’un ami ou d’un proche ont été incluses dans sa conception ? La possibilité de conférer à l’objet en question un statut de relique, de précieux est grande : et la pratique du précieux consistant à retirer l’usage d’un objet usuel renforcerait l’approche cultuelle de cet objet. La réflexion artistique du Studio Wieki Somers nous amène à questionner la frontière entre sacrée et profane. Car la mort, tout comme l’authenticité, gravite autour des usages religieux, des cérémonials de chacun, et ceux-ci dépendent de la relation que l’homme maintient avec la culture qu’il pratique. • Une objectivité relative Il faut remettre en contexte les relations entre une œuvre d’art ou un objet unique et son intégration dans une tradition, car cette dernière est fluctuante et radicalise le point de vue porté sur lesdits objets qui étaient alors au service d’un rituel, magique ou religieux. Une statue de Vénus faisait l’objet d’un culte chez les Grecs. Plus tard, les clercs du moyen-âge y voyaient une idole maléfique. 44 Banksy est le pseudonyme d’un artiste de rue, réputé pour ses créations graphiques en milieu urbain et ses revendications sociales véhiculées à travers son art.
  • 48. 46 /141 Cette comparaison permet d’aboutir à la remarque suivante  : l’authenticité, comme l’art, est également une affaire de culture et de subjectivité. Présenter un tableau dans un musée lui donne du cachet. On sera moins à l’écoute du mendiant jouant dans un métro que du musicien que l’on découvre à l’opéra. Cela s’explique par deux raisons : la première, c’est que nous avons fait la démarche pour aller au musée/à l’opéra  ; cela nous semble donc légitime d’apprécier une prestation visuelle/sonore à sa juste valeur. La seconde, c’est que notre imaginaire se construit autour desdites prestations. On pourra illustrer cette idée en évoquant la Joconde, de Léonard de Vinci : le tableau, prisé mondialement, fait déplacer des milliers d’amateurs jusqu’en France. Il faut savoir que pour des raisons de sécurité ou/et de restauration, le tableau est remplacé par une copie exacte certains jours –non connus- d’ouverture. Ce qui signifie que certains n’auront jamais vu l’original. Pour autant, cela doit être tempéré : si le tableau n’était pas authentique, l’expérience même du musée, elle, l’est. Reprenons l’exemple de la Joconde  : présenter l’œuvre en tant qu’authentique ou que copie n’aura jamais la même portée, même s’il est impossible de distinguer visuellement le vrai du faux. Ce n’est donc pas la réalité matérielle du tableau qui intéresse les gens. Si amateurs ou professionnels se laissent berner par la reproduction, c’est parce que cette copie est simplement parfaite. Mais la franchise « authentique », apportée au tableau original fait rentrer l’œuvre dans une tout autre dimension, au-delà de sa valeur marchande : elle devient un témoignage du passé, une trace d’une époque, et acquiert son « aura » de par son histoire. L’œuvre d’art, le produit... sont donc conditionnés par une situation historiquement déterminée.
  • 51. 2] LES MÉCANISMES DE L’ILLUSION 49 /141 A] L’’authenticité fantasmée a) Les attentes personnelles b) Une volonté de singularisation c) La théâtralité de l’illusion 50 53 56 B] La valeur du jugement a) La fiabilité de l’opinion/ de l’oeil b) Une perception faussé c) Le jugement à l’origine de l’erreur 60 62 65 C] Les raisons du faux a) Développement de l’artificiel et du contrefait b) La rationnalisation de l’existant c) La transparence exigée 70 72 75
  • 52. (A) L’AUTHENTICITÉ FANTASMÉE Issue d’un lointain soumis aux aléas de notre mémoire, les objets appartenant à notre passé et que l’on qualifie allègrement d’authentiques ne sont parfois que la projection matérielle d’un fantasme, découlant de notre imagination. Cette tendance au fictif est soutenue par les illusions et mises en scène auxquelles nous nous confrontons chaque jour. a) Les attentes personnelles 50 /141 • Imaginaire autour de l’historicité L’authenticité est souvent rattachée au passé. Les produits traditionnels, s’inscrivant dans une époque reculée ou mieux, incarnant cette dernière, reviennent rapidement à l’évocation du concept d’authentique. Et l’exposition de ce concept nous engage souvent à nous focaliser sur les éléments permettant de connaître l’origine du produit, afin de le personnifier. Car ce ne sont pas seulement l’exotisme d’une poterie, ou son origine géographique qui sont source d’inspiration ; l’artisan à la genèse de la poterie vient contextualiser les processus de fabrication aboutissant sur l’objet final. Nous ne faisons pas face à un objet ancien, mais à la résultante d’un savoir-faire ancestral qui confère à l’objet une identité liée à celle de son créateur. Le client ne voulant pas seulement de l’art mais un vecteur de tradition et d’originalité est satisfait. Cette tendance pour le goût du savoir-faire et pour l’historicité du produit est aujourd’hui exploitée par les marques de luxe comme argument marketing. Louis Vuitton s’y intéresse vivement et industrialise ce savoir-faire, en le plaçant au centre de ses campagnes marketing. Mais doit-on forcément aborder le luxe ou l’artisan pour se plonger dans l’illusion du passé et être épris d’authenticité ?
  • 53. Tout peut être apprécié. Nous maintenons au quotidien des relations singulières avec les objets et les biens que nous côtoyons, qui les particularisent. Cependant, entre en jeu une relation d’un autre ordre, plus personnelle. L’esthétisme de l’objet n’est pas fondamental, car en réalité cette esthétique obéit à un jugement souvent collectif, et à des principes culturels définis. Nous pouvons même être d’avis qu’un objet est hideux et qu’il devienne pourtant une essence incontournable. Par là même, il deviendra beau. « Il n’est pas nécessaire de respecter les codes esthétiques pour définir la singularité. Le jeu intéressant est de s’en démarquer et de transgresser »45. Nous voyons dans l’objet ou dans le vécu ce que nous voulons y voir ; un vecteur de tradition, produisant de la différence et du sens au sein d’une masse culturelle, parfois en dépit de la rationalité, ou plus simplement du bon sens. • Le cas du zoo L’homme s’adapte à certains sacrifices auquel il doit faire face. C’est le cas lorsqu’il visite un zoo  : il sait pertinemment que la possibilité d’observer les animaux sous toutes les coutures se fera au détriment du « cadre authentique » qui aurait permis un face-àface du même acabit. Il n’y a peu ou pas de magie dans la rencontre avec un lion habitué aux allers et venues des visiteurs, rugissant chaque fois que le guide l’ordonne et prenant presque la pose lors de la sempiternelle photo souvenir. Le lion n’est-il pas censé être le roi des animaux  ? Autant de docilité soulève des soupçons. À l’inverse, l’exécution d’un safari procurera des sensations tout autres ; si nous ne rencontrons pas de lion, nous sommes tout de même sur son territoire, le cadre authentique auquel nous faisons référence à l’instant. L’homme en quête d’authentique trouvera plus de satisfaction dans une non-rencontre dans un cadre sincère et véritable que lors de la visite académique d’un zoo. La seconde ne nous surprend pas puisque l’expérience est connue, et ne nous laissera que le goût amer du «  et si j’étais face au lion  ?  »  ; la 45 Baudrillard, Jean et Nouvel, Jean., Les objets singuliers, Calmann-Lévy, 2000, p138 51 /141
  • 55. première nous laisse cependant imaginer les scénarios potentiels d’un safari. Nous imaginons, nous projetons, nous fantasmons : « je vais être face au lion ». Nous noterons toutefois la recrudescence des démonstrations au sein des parcs zoologiques, mettant au maximum les visiteurs en contact avec les animaux. Il ne s’agit plus seulement de montrer, il faut mettre en scène. « L’oscillation entre une promesse de nature incontaminée et une assurance de tranquillité fabriquée est continuelle : dans l’amphithéâtre marin où l’on exhibe les baleines apprivoisées, ces animaux sont présentés comme des « Killer Whales », des baleines prédatrices ; ce sont vraisemblablement des animaux très dangereux quand ils ont faim. Une fois convaincus de leur férocité, nous sommes satisfaits de les voir si dociles aux ordres, faire des plongeons, des courses, des sauts en hauteur… »46. 53 /141 b) Une volonté de singularisation • La mise en scène de l’authentique En marquant un élément matériel ou immatériel comme sacré, nous mettons en valeur une partie de notre environnement, nous la singularisons. Dans un contexte où les autres éléments sont dépourvus de tout signe distinctif, affligeant de banalité, l’authenticité est d’autant plus saisissante. Ce processus de rupture est recherché par l’homme, qui désire « l’autre » même si celui-ci est mis en scène. Cet autre peut être, comme nous l’avions vu dans l’exemple précédent, un lieu, mais il peut également être recherché sous forme d’histoire, d’époque, de culte (comme la religion) ou de style de vie. La mise en scène et le scénario s’exposent et s’apprécient sous couvert d’acceptation de notre part ; une fois que l’un et l’autre sont convaincants, les détails malencontreux et inconvenants sont minimisés, et vont même jusqu’à générer un plaisir lié à la perception psychologique d’authenticité. 46 Eco, Umberto, La guerre du faux, poche, p314
  • 57. • L’humanisation des objets Le besoin de surexistence de l’égo et l’élaboration identitaire par les échanges interactifs nous ont amenés à développer des pratiques inédites. L’humanisation des objets, qui résulte de l’engouement pour les objets techniques médiateurs, en fait partie. Cette approche sentimentale de l’objet a conduit sur des situations burlesques  ; ainsi le directeur d’un service après-vente d’une marque d’électroménager rapporte que, lorsque l’échange d’une machine défectueuse sous garantie est proposé, certains clients répondent «  Vous allez m’en envoyer une autre, mais ça ne sera pas la même ». Ce cas de figure se retrouve également dans des conditions militaires, où un soldat désespéré par la destruction de son robot détecteur de mine (qu’il avait affectueusement surnommé Scoobidoo) rapporta les morceaux dudit robot à un ingénieur en le priant de le ressusciter. Nous ferons le parallèle avec notre condition, dans laquelle les objets techniques et technologiques ont fait leur apparition, faite pour agrémenter la vie quotidienne. Nous donnerons en exemple le Nabaztag47, ou le robot Aibo (un chien artificiel pouvant simuler la joie ou la colère). Ces émotions, bien que paramétrées, simulent une réalité humaine qui confère une âme à l’objet. Nous pouvons d’ores et déjà pressentir que les progrès technologiques permettront bientôt la création de robots susceptibles de répondre à certaines émotions. Il faut pour cela que ceux-ci dépassent la condition du mimétisme humain par des paramètres préenregistrés, pour acquérir une autonomie de réaction (il faudra pour cela que les robots soient en mesure de distinguer les différentes expressions du visage, les nuances de voix et les autres symptômes essentiels des émotions humaines, pour y répondre avec un maximum de pertinence). Cela réduisant considérablement la frontière entre l’illusion et le réel. 47 Le nabaztag est un objet communiquant à l’effigie d’un lapin. Synchronisé avec un ordinateur, il permet la lecture de mail, indiquer la météo, et autres fonctions connexes sous forme ludique. 55 /141
  • 58. c) La théâtralité de l’illusion • La frontière entre le jeu et l’illusion « Le théâtre n’est pas le pays du réel : il y a des arbres en carton, des palais de toile, un ciel de haillons, des diamants de verre, de l’or de clinquant, du fard sur la pêche, du rouge sur la joue, un soleil qui sort de dessous la terre. C’est le pays du vrai : il y a des cœurs humains dans les coulisses, des cœurs humains dans la salle, des cœurs humains sur la scène »48. 56 /141 C’est précisément le rapport au réel qui est devenu problématique. Il s’illustre dans le milieu du théâtre par les artifices, les illusions et les faux-semblants mis en place. Car le théâtre n’est qu’une représentation du réel, au sens étymologique où il remplace le vrai à l’aide du feint. Nous atteignons même le comble de l’illusion avec l’Illusion comique de Corneille, où les acteurs incarnent des acteurs jouant une pièce. Mais dans le sens où Victor Hugo l’entend, le théâtre est authentique ; une complicité tacite s’installe entre le spectateur et l’acteur. Le premier sait que ce qui lui est présenté n’est que l’illusion d’une réalité, mise en scène selon des conventions et appelant à son imaginaire. Le second agit comme s’il n’avait pas connaissance de la présence de son public, provoquant la dissociation entre les deux parties. « L’acteur, sur une scène, joue à être un autre, devant une réunion de gens qui jouent à le prendre pour un autre »49. Denis Guenoun, docteur en philosophie, s’était interrogé sur la disposition historique du théâtre. Se référant à La Poétique d’Aristote50, il percevait une double nécessité de la représentation (mimémis) : celle qui est issue de la nature humaine et qui incite l’homme à créer des représentations, et celle qui le porte à en retirer du plaisir. L’illusion théâtrale nous fait voir des hommes vivant sous nos yeux des histoires qui pourraient être les nôtres. S’identifier aux personnages vis-à-vis de son vécu et des sentiments reflétés est mécanique. La réelle vertu du théâtre est que, finalement, en montrant le faux, il atteint le vrai. 48 Hugo, Victor. (1830-1833), citation de Tas de pierres III 49 Borges, Jorge Luis (source : http://evene.lefigaro.fr/citation/acteur-scene-joueetre-devant-reunion-gens-jouent-prendre-52188.php) 50 Aristote, Poétique, Poche, 1990, 216p
  • 59. Walter Benjamin met en parallèle le théâtre, la photographie et le cinéma  ; pour ce dernier, il présente une réserve quant à son authenticité. Le Hic et nunc de l’authentique conférant l’aura de l’objet implique une origine non reproductible. « Sur la scène, l’aura de Macbeth est inséparable aux yeux du public vivant, de l’aura de l’acteur qui joue ce rôle. Or, la prise de vue en studio a ceci de particulier qu’elle substitue l’appareil au public. L’aura des interprètes ne peut que disparaître – et, avec elle, celle des personnages qu’ils représentent. »51. De plus, alors que l’acteur de théâtre entre dans un rôle, la prestation d’un acteur de cinéma implique une série de rôles discontinue et recomposée. Mais l’élément décisif ne s’affirme que lorsque l’acteur de théâtre se produit directement devant son public, et que l’acteur de cinéma doit faire face à la caméra, n’ayant aucun contact avec le sien. • L’illusion télévisuelle Les techniques de reproduction que représentent la télévision et le cinéma ont été, et sont toujours un excellent moyen de manipulation des masses. Elles permettent en premier lieu l’esthétisation de la politique : Benjamin avait compris que cette technique pouvait être mise au service de cette cause, et Hitler s’appuya sur le médium pour affirmer sa propagande. L’esthétisation de la politique impose à la masse une souche idéologique par le biais du média télévisuel qui possède un grand pouvoir d’instruction dû à sa capacité d’exposition. L’illusion télévisuelle quotidienne a mué  ; aujourd’hui, nous feignons de penser que les actions de ceux qui ne regardent pas la caméra se produiraient aussi si la télévision n’était pas là, alors que celui qui regarde la caméra souligne que la télé est présente et que son discours «se produit» justement parce qu’il y a cette télévision. L’acteur ne la regarde pas parce qu’il veut créer une illusion de réalité comme si ses actions faisaient partie de la vie réelle extérieure à la télé. On ne regarde pas la caméra, et on donne 51 Benjamin, Walter, L’œuvre d’art à l’époque de la reproductibilité technique, 2007, p30 57 /141
  • 60. 58 /141 l’impression de spontanéité. À l’inverse, celui qui regarde la caméra dans les yeux prévient le spectateur, implicitement, qu’il y a quelque chose de vrai dans le rapport qui s’instaure entre eux deux (cette technique est mise en pratique lors des bulletins météo, annonce des informations au 20h…). Fait curieux  ; certains présentateurs reçoivent même des lettres/ coups de téléphone de la part de spectateurs leur demandant «si c’était bien eux qu’il regardait hier soir, et de le leur faire comprendre par un signe particulier la prochaine fois». Il n’est plus question de la vérité de l’énoncé, mais de la vérité de l’énonciation (non pas ce qui est dit à travers l’écran). Dernier exemple non moins parlant, celui de l’applaudissement, ou de la mise en scène du désir d’un public. Lors des premières émissions invitant des spectateurs sur le lieu du tournage, il était demandé au public d’applaudir sur demande afin d’appuyer les propos des personnes filmées. Quand le spectateur l’eu appris, le milieu télévisé a stoppé de feindre et assume maintenant pleinement le fait : On indique explicitement quand il faut applaudir. Le spectateur derrière l’écran est heureux, car il sait que l’applaudissement n’est plus faux ; peu importe qu’il soit spontané. L’expérience télévisuelle est maintenant radicalement différente. En déficit de sens et accusant un cruel manque d’authenticité, elle incarne l’universalisation et la dépersonnalisation par l’argent. Aujourd’hui, le cinéma et la télévision sont tous deux tombés dans un système de correction informatique, appuyant l’impact des messages retranscrits et met en péril notre capacité à émettre un jugement objectif et pertinent.
  • 62. (B) LA VALEUR DU JUGEMENT La subjectivité du regard que nous portons sur ce qui nous entoure est une tentative de construire une position personnelle cohérente vis-à-vis de nos motivations, en voyant si nous pouvons, au-delà de certains aspects illusoires, dégager une réponse authentique. Mais le «moi» véritable, vierge de l’influence d’autrui, n’est qu’une chimère : nous sommes fondamentalement imprégnés de conventions et d’imitations52. a) La fiabilité de l’opinion/ de l’oeil 60 /141 • L’opinion comme vérité subjective Une opinion se développe par ouï-dire et ne renvoie jamais à une expérience directe ; elle ne peut être à l’origine de la connaissance. Bachelard disait que « l’opinion pense mal ; elle traduit nos besoins en connaissance ». Selon lui, elle ne peut jamais se transformer en connaissance puisqu’elle ne réfléchit pas ; elle affirme (« je ne suis pas sûr, mais je crois  » serait donc la seule manière d’exprimer une opinion droite). Son origine extérieure ne permet pas de traduire une façon de penser, et se développe dans le domaine de l’extériorité. Elle appartient au domaine de l’intérêt, ce qui indique qu’on ne peut rien fonder sur l’opinion ; il faut d’abord le distancer. Une opinion peut en outre être dépassée lorsqu’elle fait l’objet d’une argumentation, car elle est l’expression d’une vérité subjective  ; elle ne représente qu’une face de la vérité, l’autre renvoyant à nos convictions et croyances. Il y a par ailleurs des opinions qui traduisent les croyances auxquelles elles s’identifient, et des opinions fondamentales qui ont une valeur de vérité supérieure à la science. 52 Green, Clare, Extrait du résumé de la thèse sur «L’identification des mécanismes créateurs de relations pérennes face aux objets usuels», (en cours de rédaction).
  • 63. Le jugement peut, quant à lui, être à l’origine d’erreurs. Il fait appel à deux facultés : l’entendement et la volonté. «Par l’entendement je conçois les choses, par la volonté je les affine »53. Le jugement de goût est réfléchissant ; il part d’une émotion singulière. Cette dernière suscite la réflexion (l’œuvre d’art donne à réfléchir). Lorsque nous affirmons que nous trouvons une œuvre belle, nous cherchons à partager notre jugement. Nous pouvons discuter d’une œuvre d’art sans pouvoir prouver la validité de notre raisonnement. Au final, tout n’est pas vrai de la même façon et prétendre le contraire est typique des époques de transition. • Le trompe-l’œil Le trompe-l’œil est, comme son nom l’indique, destiné à tromper l’œil et trouve son origine dans les fresques et mosaïques antiques. Par la suite, la renaissance et le maniérisme vont amplifier le phénomène. La période baroque en fit même un genre à part entière. Toutes les périodes se sont penchées sur ce phénomène, avec différents supports et enjeux. Aujourd’hui, le trompe-l’œil est toujours utilisé, notamment dans la perspective. Mais son usage se pratique surtout dans le domaine de la décoration et de l’art. Le fait le plus ancien marquant l’histoire du trompe-l’œil est celui de Pline l’ancien, qui relate une compétition de trompe-l’œil entre deux peintres se disputant le statut de meilleur artiste dans cette discipline. Zeuxis est un peintre grec d’Héraclée qui aurait vécu de 464 à 398 av. J.-C. Il est connu comme celui qui a introduit le trompel’oeil dans la peinture grecque. Son concurrent, Parrhasius, était également réputé pour ses prouesses picturales. Dans le but de les départager, un concours fut mis en place ; ils seraient donc jugés sur une fresque réalisée par leur soin. Zeuxis utilisa tous les stratagèmes du trompe-l’oeil afin de berner le jury. Lorsqu’il souleva le rideau cachant sa peinture, on vit une simple coupe de 53 Descartes, Oeuvres complètes, ed. Adam et Tannery, Garnier, Paris, 1973, p421 61 /141
  • 64. fruit, contenant des raisins. Alors que le jury contemplait l’oeuvre, un oiseau se posa à côté d’elle et tenta de picorer la grappe. Se heurtant à un mur, il tomba au sol. Lorsque Parrhasius se présenta, chacun se tourna vers le mur et attendit. L’artiste ne faisant aucun geste pour soulever le rideau, la foule commença à s’impatienter. C’est alors que Parrhasius leur indiqua qu’ils regardaient déjà l’oeuvre. C’est à ce moment-là qu’ils se rendirent compte que le peintre avait représenté un rideau tellement réaliste que personne n’avait saisi sa véritable nature. Il faut mettre en valeur la victoire de Parrhasius : ce dernier a réussi à tromper des hommes, c’est-à-dire des personnes qui s’attendaient à être trompées, et non pas un animal qui cherchait à s’alimenter. 62 /141 b) Une perception faussée • La paréidolie, démonstration d’une illusion La paréidolie est une illusion impliquant la capacité du cerveau humain à donner un sens précis à des éléments visuels ambigus, qui deviennent alors source d’interprétations paranormales ou religieuses54. Les exemples de paréidolies les plus classiques sont l’identification de visages dans les nuages. Certaines sont de renommée mondiale ; un toast dont les traces de brûlé laissaient entrevoir le visage du christ a été vendu pour 28.000$55. D’autres cas ont été largement relayés (le « visage » de Mars, la « Rockface » dans les Rocheuses du Colorado, le diable apparaissant dans la fumée des attentats du 11 septembre…). La paréidolie est également utilisée pour appuyer des tests psychologiques (elles sont connues sous le nom de test de Rorscharch, et consistent en des taches d’encre présentées au sujet qui donnera sens à ces dernières en fonction de ses représentations mentales, permettant d’établir un diagnostic psychiatrique. 54 55 http://www.circee.org Virgin Mary’ toast fetches $28,000, bbc.co.uk, 23 novembre 2004
  • 66. Gérald Bronner56, sociologue à LIED, explique que les paréidolies peuvent correspondre à une mise en scène précise, se rapprochant des tests d’illusion d’optique. Nous savons que les deux bâtons sont de la même longueur, mais nous avons du mal à le distinguer. Il précise aussi pourquoi les paréidolies sont très souvent sujettes à interprétations religieuses  ; cela découle du cadre interprétatif donné par la religion elle-même. La visibilité sociale religieuse est beaucoup plus grande, et permet de véhiculer des phénomènes par ces croyances sociales. Toute perception ramène à une construction  ; nous interprétons et amenons un sens personnel à des éléments visuels de notre quotidien, et établissons un rapport avec ce qui nous paraît signifiant. 64 /141 • L’image sublimée de la beauté La beauté se rapporte souvent à la mode, la première étant mise en valeur par la seconde. Historiquement, les habits des femmes ont toujours permis de donner une contenance à la porteuse : talons hauts, guêpières, soutien-gorge à balconnet, porte-jarretelles… L’habitarmure influence la contenance, et de fait la moralité extérieure. Le bourgeois victorien était raide et compassé à cause de son col dur, et le gentilhomme du XIXème siècle était déterminé, dans sa rigueur, par des redingotes ajustées, des bottines et des hauts-de-forme. L’habit oblige à vivre vers l’extérieur, et réduit ainsi l’exercice de l’intériorité. « Ce que l’on a de plus profond, c’est la peau » disait Paul Valéry, à une époque où l’on favorisait déjà le paraître (ce que l’on donne à voir) à l’être (ce que nous sommes). Aujourd’hui, ce paradigme est resté le même. Une marque tendance montrera que son porteur est « à la mode », alors qu’un modèle de voiture renseignera directement les capacités financières de son propriétaire. Cette hypperréalité promeut la valorisation artificielle par le biais de médiums matériels dont les reproductions annihilent toute possibilité d’authenticité. 56 Conférence, Paris Diderot 7, Précautionnisme, peur du nouveau et objets techniques, 08/10/13
  • 67. La femme a notamment été rendue esclave de la mode, parce que celle-ci décrète qu’elle doit être attirante, gracieuse. Avoir imposé à la femme de vivre à travers son extériorité l’a transformé en objet sexuel. Il y a un peu plus de 100 ans, Elsie Scheel était présentée comme la femme idéale. Châtain clair, yeux bleus, pesant 78 kg et mesurant 1,74m, on affirmait qu’elle présentait des mensurations similaires à celles de la vénus de Milo. Si nous reportions ces critères dans notre contexte, Elsie Scheel serait considérée comme étant en surpoids. Peut-être même ferait-elle de la chirurgie esthétique, comme en Corée du Sud où le nombre de pratiques chirurgicales croît continuellement (à Séoul, on considère qu’une femme sur 6 a eu recours à la chirurgie esthétique). En réalité, une infime minorité de personnes persistent à considérer la mode comme un progrès (3%). À la question «Pouvez-vous spontanément donner trois exemples de marques qui ne vous semblent pas authentiques?», les firmes les plus nommées font majoritairement partie de l’industrie de la mode et du prêt-à-porter57. L’être est ce qui est authentique, puisqu’il provient du « moi », et demeure le même tout au long de notre existence. Le paraître est lié à l’idée d’apparence, de la tromperie, et est soumis aux aléas extérieurs (mode, uniformisation des caractères…). Nous dénonçons cette valorisation du paraître tout en suivant la mouvance ; car notre société est fondée sur le paraître, un jeu d’acteur auquel nous nous prêtons tous, à des échelles différentes. 57 L’authenticité et le progrès, questionnaire en ligne envoyé le 20/09/2013 (122 réponses) 65 /141
  • 68. c) Le jugement à l’origine de l’erreur 66 /141 • L’interprétation personnelle La manière de percevoir ne dépend pas que de la nature humaine, mais également de l’histoire : nous pouvons voir les transformations sociales révélées par les changements de la perception. Elle est également influencée par la façon dont l’information nous est présentée. Kimihiko Yamagishi, diplômé de la Graduate School of Decision Science & Technology Tokyo Institute, a mené des recherches sur les comportements humains, notamment en terme de processus décisionnels. Il mit au point des expérimentations contrôlées à base de questionnaires, débouchant sur des statistiques parlantes : voici un exemple d’exercice du professeur : « Lors de sa sortie de prison, après avoir purgé sa peine, il y a une chance sur dix que le prisonnier récidive » «  Lors de sa sortie de prison, après avoir purgé leur peine, 10% des prisonniers récidivent. » Les deux phrases ont été soumises à des publics différents, mais aux idéaux similaires. Le résultat est que les personnes du premier groupe, en lisant la première phrase, se sont opposées à la libération du prisonnier pour 60% d’entre eux. Les membres du second groupe, en lisant la seconde phrase, ont été 24% à marquer leur opposition à la libération des prisonniers. Les mécanismes de sélection de l’information expliquent la différence de perception entre deux phrases présentées qui aboutissent pourtant à une information identique. Les personnes concernées ne se sont pas seulement fiées aux caractéristiques objectives de la phrase, mais ont également interprété l’information de manière subjective. Dans une autre mesure, l’interprétation personnelle est sollicitée lors du déroulement d’une pièce de théâtre, d’un film de sciencefiction ou encore une comédie télévisée. Le spectateur qui y assiste accepte alors de considérer ce qu’il regarde comme vrai. Nous trouverons aberrant le comportement de quelqu’un qui confondra fiction et réalité, et allant jusqu’à envoyer des messages d’insultes
  • 70. à l’acteur jouant le mauvais rôle. Mais là où le faux est une illusion assumée, ailleurs il peut être dissimulé dans le but de tromper  : c’est l’apparition du doute, du soupçon du faux. 68 /141 • Le soupçon du faux Le soupçon que tout est vrai accompagne le soupçon que tout est faux. Après seulement vient le moment de la recherche, de la vérification. Nous avons besoin de distinguer le faux du vrai (en sachant que ce qui est vrai est le jugement que l’on porte sur la réalité). Les œuvres d’art sont un excellent exemple de l’importance de l’authenticité perçue d’un objet, qui peut infirmer ou confirmer la continuité du lien entre l’objet et son créateur. Lucien Stephan (1991) développe l’idée qu’un « diagnostic d’authenticité est inséparable d’une attribution. Il n’y a pas d’œuvre authentique ou de faux en soi, mais seulement sous la condition d’une attribution déterminée ». Il met alors en évidence le lien entre les deux sens d’authentifier, c’est-à-dire rendre authentique d’une part, et reconnaître comme authentique de l’autre. La vérité ne réside pas dans l’objet ni dans le sujet, mais dans la relation avec les deux. Lorsque l’on soupçonne une contrefaçon, nous cherchons différents paramètres prouvant ou non sa véritable nature. Parmi ceux-ci, Sandra Camus58 note : - La préservation de la nature du produit: l’objet est conforme à ce qu’il laisse transparaître. Son apparence, ses propriétés physiques sont des indices physiques permettant d’alerter le consommateur sur sa véritable nature ou d’éventuels faux-semblants. Il est en conformité avec sont cadre de création et n’a pas été dénaturé par l’intervention d’acteurs extérieurs. - Le prix élevé : L’authenticité est inestimable. Selon cet adage, plus le prix sera modique, plus l’authenticité sera litigieuse. L’unicité, 58 Camus Sandra., 2002, Les mondes authentiques et les stratégies d’authentification, Décisions Marketing
  • 71. l’originalité et la rareté d’un objet sont des références légitimant un prix supérieur. Par ailleurs, un consommateur néophyte pourra utiliser les tarifs des objets pour s’enquérir de l’originalité d’un produit, comme c’est très souvent le cas lors du choix d’une bouteille de vin dans une enseigne de grande distribution. - Les certifications et les procédés marketing : Lorsque la nature authentique d’un objet est mise en doute, il n’est pas rare de se fier aux différentes certifications (Agriculture biologique, Appellation d’origine contrôlée…) et à la mise en valeur marketing pour choisir un produit plutôt qu’un autre. Le marketing entretient l’illusion du vrai, du naturel, appuyant telle ou telle caractéristique du produit et lui permettant de prétendre au statut d’authentique. L’adéquation de l’objet aux identifiants énumérés à l’instant permet de vérifier le bien-fondé de nos soupçons ; l’objet nous est authentique, ou nous apparaît comme faux. 69 /141
  • 72. (C) LES RAISONS DU FAUX Il est de plus en plus complexe de créer un objet méritant l’appelation d’«authentique», donnant à certains produits une aura que conférait autrefois l’art. Avec le faux s’installe une entente tacite entre l’attirance des consommateurs pour les objets indicateurs d’un statut social privilégié, et l’offre, appuyée par le simulacre de la contrefaçon et de la mode qui contribue à la perte actuelle de l’authentique. a) Développement de l’artificiel et du contrefait 70 /141 • L’explosion du réel Les nouvelles techniques de reproductibilité et autres progrès de notre époque ont, comme nous l’avons précédemment vérifié, changé la donne en matière de considération de l’authentique. Ils ont permis l’explosion des contrefaçons, qui au départ ne concernaient que les domaines du prêt-à-porter, le luxe et l’art. L’apparition de produits contrefaits dans les domaines des médicaments ou de l’agroalimentaire soulève de nouvelles problématiques sanitaires. L’ère numérique facilite les échanges de contenus, rendant du même coup obsolète la notion d’  « original  ». Nous pouvons incriminer plusieurs facteurs responsables de la recrudescence des contrefaçons, comme la main d’œuvre des pays émergents ainsi que leur condition de production, les facilités de transport, la banalisation de la contrefaçon qui l’a fait rentrer dans les mœurs, internet… Baudrillard dit des contrefaçons qu’elles ont dévoré la réalité  : la surenchère du réel a débouché sur une surabondance et une explosion de ce réel. « La réalité et le sens sont maintenant sur le point de fusionner en une masse nébuleuse de simulation autoreproductrice. L’hystérie caractéristique de notre temps est de produire et de reproduire le réel, ce qui fait de la scène contemporaine un «théâtre machinique», une «simulation universelle» »59. 59 Baudrillard, Jean., 1981, Simulacres et simulations, Galilée, 233p