Le statut de la préposition dans les mots composés
- 1. LE STATUT DE LA PRÉPOSITION DANS LES MOTS COMPOSÉS
Brigitte Kampers-Manhe
De Boeck Université | Travaux de linguistique
2001/1 - no42-43
pages 97 à 109
ISSN 0082-6049
Article disponible en ligne à l'adresse:
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http://www.cairn.info/revue-travaux-de-linguistique-2001-1-page-97.htm
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Pour citer cet article :
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Kampers-Manhe Brigitte , « Le statut de la préposition dans les mots composés » ,
Travaux de linguistique, 2001/1 no42-43, p. 97-109. DOI : 10.3917/tl.042.097
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- 2. Le statut de la préposition dans les mots composés
LE STATUT DE LA PRÉPOSITION
DANS LES MOTS COMPOSÉS
Brigitte KAMPERS-MANHE*
Université de Groningen
0. Introduction
Le rôle de la préposition dans les mots composés du type sans-abri, par
opposition à contre-culture, a été examiné par le passé (cf., notamment,
Zwanenburg, 1990), tandis que celui qu’elle assume dans les déverbaux du
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type gardien de prison ou les simples synapsies (Benveniste, 1974) du type
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pommes de terre, robe à fleurs, n’a pas reçu l’attention qu’il mérite. La
plupart des morphologues (générativistes) considèrent même que ces derniers
mots ne sont pas de véritables composés parce qu’ils ne sont pas conformes
aux règles de réécriture morphologiques. Cet article vise à montrer que ce
sont bien des composés réguliers, dans lesquels la préposition est insérée,
contrairement à celle des mots considérés comme de véritables composés,
dans le but de légitimer le complément qui la suit.
Après avoir présenté, dans la section 1, notre cadre théorique (Bok-
Bennema & Kampers-Manhe, 2000), nous montrerons comment il permet
de rendre compte de la structure des mots du type sans-abri et contre-culture
et du statut de leur préposition respective (section 2). Nous en dériverons
ensuite, dans la section 3, celle des composés du type gardien de prison, en
l’opposant à celle des composés germaniques correspondants du type can-
opener. Nous montrerons que l’analyse présentée permet de généraliser le
rôle de la préposition dans les binominaux où elle figure et d’expliquer
l’existence de contre-exemples apparents du type robe-fleurs.
1. Le cadre théorique
Selon Bok-Bennema & Kampers-Manhe (2000), la composante
morphologique suit les mêmes principes que la composante syntaxique.
* Département des Langues et Cultures Romanes/Centre for Language and Cognition
Groningen – Université de Groningen – Adresse: RTC Faculteit der Letteren Oude
Kijk in’t Jatstraat 26, Postbus 716 – 9700AS Groningen (Pays-Bas) – Tél. :
31503637537 – Tél. pers. : 01512383266 – e-mail : Kampers@let.rug.nl
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- 3. Brigitte KAMPERS -MANHE
Nous envisageons cette dernière comme conforme au modèle développé
par Kayne (1995). Selon lui, toute structure syntaxique comporte une position
de spécificateur/adjoint, de tête et de complément, dans cet ordre fixe et
universel. Tout ordre de surface déviant de cet ordre de base est dû à
l’application de déplacements : ainsi, dans cette optique, la structure de base
de la phrase d’une langue SVO (français) ne diffère pas de celle de la phrase
d’une langue SOV par exemple (néerlandais). La différence entre les deux
langues résulte d’un déplacement de l’objet vers la gauche pour les langues
SOV, et non plus d’ un ordre de base différent.
Pour nous, la structure morphologique comporte donc, tout comme
la structure syntaxique, une position de spécificateur/d’adjoint et une position
de complément, à côté de celle de la tête. Tout comme dans la phrase, l’ordre
universel des constituants morphologiques est l’ordre Spécificateur/Adjoint-
Tête-Complément. Les différences visibles dans l’ordre linéaire de ces
constituants sont dues au déplacement de certains d’entre eux, tout comme
en syntaxe. Ainsi, les composés endocentriques dont la tête est modifiée
par un substantif, comme homme-grenouille ou frogman ou un adjectif,
comme bleu ciel ou sky blue, présentent une structure d’adjonction, et ont
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la même structure dans les langues romanes que dans les langues
germaniques :
[1] (a) (b)
NP AP
NP NP NP AP
N A
frog/grenouille man/homme sky/ciel blue/bleu
Cette structure de base reflète les relations sémantiques entre les constituants,
tandis que la structure dérivée peut en être différente, certains constituants
devant être déplacés pour des raisons phonologiques. Pour obtenir l’ordre
correct des constituants dans les langues romanes, et en français en
particulier, il faut supposer qu’un déplacement a lieu, ce qui fait qu’on obtient
respectivement homme-grenouille et bleu ciel. Comme les déplacements se
font à gauche en Grammaire Générative, c’est la tête qui se déplace. Nous
reviendrons sur ce déplacement.
La structure des composés apparemment exocentriques du type coupe-
pluie ou scarecrow est celle de la complémentation, comme [3], dans laquelle
le substantif est le complément du verbe :
98
- 4. Le statut de la préposition dans les mots composés
[3]
VP
V NP
Scare/coupe crow/pluie
De même, il est couramment admis que la structure des mots dérivés relève
de la complémentation, les suffixes sélectionnant leur complément. Ainsi
-ier en français et -ian en anglais sont des suffixes nominaux qui sélectionnent
un radical substantival. Ce dernier doit être incorporé à ce suffixe par
mouvement de tête à tête (par adjonction d’une tête à gauche d’une autre),
comme l’illustre (4) :
[4]
NP NP
NP N NP
N
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N N N
-ier pomm- pomm- i -ier ti
En effet, un affixe étant un morphème lié, il doit se fondre avec un radical.
Pour expliquer ceci formellement, on peut attribuer ce déplacement au fait
que l’affixe possède un trait fort (Chomsky, 1995) [+i], qui doit être vérifié
visiblement par déplacement de son complément, le radical, lui-même
porteur du trait [-i] (pour une analyse détaillée, voir Bok-Bennema &
Kampers-Manhe (2000)).
Reste à préciser ce qui déclenche le déplacement de la tête des
composés présentant la structure de [1] dans les langues romanes. Pour ce
faire, il convient d’examiner la structure des mots simples dans ces langues.
Lorsqu’un mot est utilisé comme base pour former un dérivé, il prend une
forme différente de celle qu’il a lorsqu’il fonctionne dans une phrase. Cette
différence est visible à l’écrit et à l’oral dans les langues romanes, en
particulier en espagnol. Comparez ainsi niño ‘enfant’ à niñ-ería
‘enfantillage’. Considérant cette alternance, à l’instar de Harris (1991), nous
admettons qu’un mot n’est qu’un radical qui ne peut fonctionner comme
unité prosodique que si on y ajoute un suffixe flexionnel, un ensemble de
traits [+/- masc], [+/-sing], par exemple, qui sera phonétiquement réalisé ou
non. Seul le radical est utilisé en combinaison avec un suffixe dérivationnel,
comme le montre le contraste entre niñ-o et niñ-eria.
99
- 5. Brigitte KAMPERS -MANHE
En français, la présence de ces suffixes flexionnels est visible à l’écrit,
mais peu à l’oral. Le seul marqueur phonétiquement réalisé est le schwa.
On relève ainsi le même contraste qu’en espagnol entre dout-e et dout-eux.
C’est la présence du schwa qui empêche le [t] de tomber dans la
prononciation de doute. Cet affixe flexionnel ne diffère en rien de l’affixe
dérivationnel : il sélectionne un radical et doit se fondre avec lui. La structure
d’un mot complet est donc la même que celle d’un dérivé, comme l’illustre
[5a]. L’affixe flexionnel est la tête d’une projection flexionnelle (= un mot
complet). Le complément est incorporé à l’affixe flexionnel, comme à
l’affixe dérivationnel et pour les mêmes raisons, avec cette différence que
les traits catégoriels du complément percolent vers la projection maximale,
la flexion n’ayant pas de statut catégoriel : on obtient un substantif fléchi,
complet. [5b] représente la structure dérivée du mot grenouille :
[5] (a) (b) InflP/NP
InflP
Infl NP Infl/N NP
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N N Infl N
e/o grenouill-/niñ- grenouill-/niñ-i e/o ti
Ce mot est alors utilisable en syntaxe, comme une nouvelle tête
substantivale : nous dirons qu’il est recyclé. Notons que les mots ont la
même structure de base dans les langues germaniques, bien que l’affixe
flexionnel ne soit pas visible. Nous attribuons l’ordre différent des
constituants des mots composés du type homme-grenouille au déplacement
de la tête déclenché par le fait qu’en matière de composition l’unité de base
est le radical dans les langues romanes. D’après cette hypothèse, un mot
comme sac-poubelle en français, hombre rana ‘homme grenouille’ en
espagnol, aura la structure de (6a) : le radical nominal, l’unité de base sac et
hombr-, respectivement, est modifié par un substantif complet poubelle,
rana, respectivement. La projection nominale ainsi formée est sélectionnée
par un affixe flexionnel lui permettant de fonctionner comme mot. La tête
nominale est ensuite incorporée à l’affixe flexionnel, son trait catégoriel
percole et on obtient un substantif complet. Ce déplacement rend compte
de la position linéaire de la tête, à gauche du modificateur. Ceci est illustré
dans [6b] :
100
- 6. Le statut de la préposition dans les mots composés
[6] (a) (b) InflP/NP
InflP
Infl NP Infl/N NP
NP NP N Infl NP NP
N N
0 poubelle sac sac-i 0 poubelle ti
Quant aux langues germaniques, nous supposons que leurs composés ont
pour tête un mot. La structure de base d’un mot comme frogman sera donc
celle de [7] : le substantif complet est modifié par un autre qui lui est adjoint.
Aucun mouvement de tête n’est déclenché, ce qui explique que l’ordre de
base soit conservé.
[7]
InflP/NP
NP InflP/NP
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frog man
Pour plus de détails sur les prédictions qui découlent de cette hypothèse, en
particulier les différences entre les composés français et néerlandais, voir
Kampers-Manhe (2000).
Nous allons considérer comment le modèle ainsi présenté dans ses
grandes lignes permet de rendre compte de la structure des composés
comportant une préposition. Nous commencerons par les composés les plus
étudiés par le passé.
2. Les composés du type Préposition + substantif
Considérons les mots suivants
[8] Sans-papier, sans-cervelle, contre-poison, après-communisme, pour-
compte
La relation entre la préposition et le substantif dans les mots de [8] est celle
de la complémentation, la même que dans la structure syntaxique
correspondante : un sans-papier est un homme qui n’a pas de papiers. La
préposition a donc une valeur référentielle, celle qu’elle a dans les syntagmes
prépositionnels en syntaxe. Cette construction modifie une tête substantivale
non réalisée phonétiquement, mais comportant des traits syntaxiques et
sémantiques : ces traits rendent compte du genre du mot (masculin), de sa
catégorie (substantif), et de son sens, ‘personne sans cervelle’, par exemple,
101
- 7. Brigitte KAMPERS -MANHE
pour sans-cervelle. L’idée de la présence d’un élément nominal zéro n’est
pas nouvelle : elle est déjà suggérée dans Rohrer (1977) pour les composés
apparemment exocentriques du type coupe-pluie et elle a été souvent reprise,
notamment par Zwanenburg (1990). Cette projection nominale est elle-même
le complément d’une projection flexionnelle, qui lui permet de fonctionner
comme mot ; on obtient ainsi [9] :
[9]
InflP
Infl NP
NP
PP
N
P NP
0 sans cervelle 0
Comme dans la structure [6b], la tête nominale non réalisée phonétiquement
est ensuite incorporée à l’affixe flexionnel.
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Les prépositions référentielles que l’on trouve dans les composés du
type [10] :
[10] contre-culture, sous-consommation, surhomme, avant-pont, arrière-
pays
n’ont pas le statut de tête puisque le composé désigne une sous-classe des
référents de l’élément de droite : une contre-culture est une sorte de culture ;
nous les considérons comme des modificateurs, suivant Zwanenburg (1990),
qui oppose les mots du type sous-bois à ceux du type avant-bras, et nous
envisageons la structure de ces mots comme une structure d’adjonction.
Cependant, dans ces mots, la préposition a également son sens plein. Le
statut de la préposition est donc le même que dans les composés précédents,
seule la relation sémantique avec la tête nominale change. Adaptant selon
notre théorie la structure proposée par Zwanenburg (1990), nous accordons
à ces mots la structure de base [11a], qui reflète bien cette relation :
[11] (a) (b) InflP
InflP InflP
P
Infl NP Infl NP
P NP contre j N Infl P NP
-e contre cultur- cultur i - e tj ti
102
- 8. Le statut de la préposition dans les mots composés
Le substantif est ensuite incorporé à l’affixe flexionnel et la préposition est
adjointe à la position Spec-InflP (cf. [11b]). Pour une explication détaillée
de ce déplacement des éléments « légers », voir Bok-Bennema & Kampers-
Manhe (2000).
Les deux structures présentées ici rendent bien compte du statut
référentiel de la préposition : tête ou modificateur, elle a la même valeur
référentielle que dans les syntagmes prépositionnels en syntaxe. Qu’en est-
il de la préposition qui figure dans les composés binominaux déverbaux ?
3. Les binominaux déverbaux
Les binominaux déverbaux du type gardien de prison ou gobeur d’huîtres
s’opposent à leurs équivalents germaniques du type can-opener par la
présence de la préposition et la place du complément du verbe dont est
dérivé le substantif. Leur structure est cependant partiellement la même. En
effet, un gardien de prison est une personne qui garde la prison, comme un
can-opener est un instrument qui permet d’ouvrir les boîtes. Ainsi, on a
affaire dans les deux cas à la combinaison d’un verbe et de son complément,
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comme dans les composés apparemment exocentriques illustrés sous [12] :
[12] coupe-vent , sèche-linge, taille-haie, essuie-tout, protège-nez, protège-
slip
Considérons la structure de ces composés. Ils se retrouvent dans les langues
romanes, en particulier en italien et en espagnol (pour une liste des déverbaux
dans ces langues, voir Bok-Bennema & Kampers-Manhe (2000)). La tête
verbale est un mot complet, témoin le e final, que nous considérons comme
un affixe flexionnel et qui a la même forme que la troisième personne du
singulier de l’indicatif. Dans la structure de base de ces mots le radical
verbal prend donc pour complément un NP pour former un VP, lui-même
complément d’un affixe flexionnel. Le radical verbal est incorporé à l’affixe
flexionnel, ce qui donne la structure [13] :
[13]
InflP/VP
Infl VP
V Infl V NP
protèg- i -e ti slip
Notons que cette structure est incomplète. Comme dans la structure [9],
cette projection verbale fléchie modifie une tête nominale non réalisée
103
- 9. Brigitte KAMPERS -MANHE
phonétiquement mais qui comporte le trait catégoriel nominal, des traits
syntaxiques, parmi lesquels le genre du composé, et sémantiques, qui font
qu’il fournit le référent de la classe entière dont fait partie le référent du mot
entier, ici « objet hygiénique » ; il lie le rôle sémantique externe du verbe.
Ce qui nous intéresse ici c’est la légitimation du complément slip après
incorporation de la tête verbale à l’affixe flexionnel. En effet, si les principes
qui valent pour la syntaxe valent aussi en morphologie, le complément doit
être légitimé selon les mêmes conditions. En syntaxe, comme en
morphologie, la condition suivante est valable :
[14] YP est légitimé par X dans la configuration [XP X YP] si X= [-N]
C’est ce principe qui rend compte de l’agrammaticalité de *La peur la mort,
*un homme fier son fils, puisque ni le substantif peur ni l’adjectif fier ne
possèdent le trait [-N], qui permet de légitimer un complément. Dans les
deux cas, on peut « sauver » la structure en insérant une préposition, ce qui
fait qu’on obtient la peur de la mort et un homme fier de son fils. Cela
revient à dire qu’un complément doit être légitimé par une préposition ou
un verbe, les seules catégories capables de le faire. Dans [13], le NP
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complément se trouve légitimé par la trace verbale, puisque l’affixe
flexionnel est transparent à la percolation des traits de la tête (ici la catégorie
verbale).
Que se passe-t-il si le suffixe nominal n’est plus le suffixe flexionnel,
mais un suffixe dérivationnel comme -ien, qui, comme tous les suffixes
français, sélectionne un radical ? Le radical verbal prend pour complément
un NP, comme dans le cas de [13], la projection maximale est alors le
complément d’un suffixe nominal, auquel sa tête s’incorpore. Cette fois,
les traits de la tête verbale ne peuvent percoler vers la projection maximale,
le verbe perd pour ainsi dire son statut de verbe, et il ne peut plus légitimer
le complément par l’intermédiaire de sa trace. La structure est mal formée,
le mot qui y correspond agrammatical, *gardien prison :
[15]
NP NP
N VP N VP
V NP V N V NP
-ien gard - prison gard - i -ien ti prison
Comme en syntaxe, la seule configuration possible pour sauver cette structure
est d’insérer une préposition : gardien de prison.
104
- 10. Le statut de la préposition dans les mots composés
En anglais, on peut avoir la même structure que dans [15] si on utilise
le suffixe -er, qui sélectionne une racine verbale, cf. [16a]. Le résultat de
l’incorporation de V au suffixe nominal est également agrammatical,
*opener-can, le verbe perdant son statut de verbe. Pourtant, le complément
peut être légitimé dans la position d’adjoint à la position maximale, ici NP.
Cette position n’offre pas cette possibilité en français. Le déplacement du
NP can sauve la structure, comme le montre [16b] :
[16] 1] (a) (b)
NP NP
N VP NP NP
V NP N VP
V N V NP
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-er open can can- j open- i -er ti tj
Notons qu’en syntaxe également, la position Spec-NP est une position
légitime pour un syntagme nominal complément d’un nom dérivé d’un verbe
en anglais. Comparez ainsi the city’s destruction «la destruction de la ville »
à *the destruction city.
L’anglais dispose également de la possibilité de légitimer le
complément par une préposition, comme les langues romanes, en syntaxe
comme en morphologie. En effet, un mot comme opener of can n’est pas
exclu, même s’il est moins naturel que can-opener.
On peut donc conclure que la préposition de est un simple moyen de
légitimer un complément et qu’elle est donc insérée à un stade ultérieur de
la dérivation, comme en syntaxe, ce qui rend aussi compte de son manque
de valeur référentielle. Qu’en est-il de la préposition insérée entre deux
noms ? Est-ce le même cas, ou a-t-on affaire à un autre type de préposition ?
4. La structure des binominaux non déverbaux
La principale différence entre les composés déverbaux et les composés du
type [17] réside dans le fait que la préposition de alterne avec la préposition
à dans les derniers :
[17] a. pomme de terre, boîte de vitesse, gant de boxe, chaussures de
marche
b. sac à dos, verre à pied, robe à fleurs, coffre à jouets
105
- 11. Brigitte KAMPERS -MANHE
Pour une argumentation en faveur du statut de mots complexes pour ce type
de mots, nous renvoyons, entre autres, à Bosredon & Tamba (1991). Le
choix de la préposition semble être guidé par la relation à exprimer entre les
deux substantifs : de pour l’origine (pomme de terre), à pour le but (sac à
dos) ou les caractéristiques (robe à fleurs). De plus, la préposition à a des
propriétés différentes selon qu’elle équivaut à avec ou à pour (cf. Cadiot
1993, qui met en évidence ces différences de comportement, notamment la
plus grande autonomie de à = avec + N par rapport au N qui précède).
Ceci pourrait nous inciter à admettre que la préposition des
binominaux de ce type a un statut différent de celui qu’elle a dans les
binominaux déverbaux, puisqu’elle semble avoir une valeur référentielle.
Cependant, elle est différente des prépositions comme sans, qu’on rencontre
dans les composés étudiés dans la section 2. En effet, comme le dit Cadiot
(1991), la préposition à est une préposition « incolore » même dans les
expressions comme nourrir au biberon. En effet, elle ne peut pas référer
mais sert à obtenir des noms qui désignent une sous-classe du mot tête.
Pour Bosredon & Tamba (1991 : 44), les mots formés à l’aide de à et de
sont aussi des mots complexes sous-classifiants, et les prépositions des
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« opérateurs de couplage ». Ces opérateurs sont les deux transcriptions
graphiques de l’opérateur zéro qu’on trouve dans papier-calque. Ainsi, on
a papier de verre, papier à dessin et papier-calque. On retrouve cette idée
chez Bartning (1993), qui cite Cadiot (1989) : « Alors que les prépositions
incolores ont pour fonction dominante de vectoriser une relation qu’elles
ne codent pas (mais qu’elles empruntent au contexte linguistique ou dont
elles héritent à partir de la représentation sémantique du référent), les
prépositions « sémantiques » ont en principe une organisation argumentale
qui leur est propre, qu’elles codent lexicalement… » (Barting, 1993 : 164).
Le choix des prépositions est donc guidé par la relation sémantique à
signifier ; fonctionnellement, elles sont équivalentes. Ceci explique les
hésitations qu’on a à interpréter le sens des mots complexes ; ainsi, comme
le disent Bosredon & Tamba (1991), si le sens est relativement motivé dans
verre à pied, « qui a un pied », il n’est pas toujours facile à reconnaître dans
poste à essence, « qui délivre, qui fournit, qui a » (cf. Anscombre, 1990
pour plus d’exemples.). Plusieurs arguments prouvent que ces prépositions
ne sont pas porteuses de sens. Tout d’abord, en cas de troncation, la
préposition disparaît, alors qu’elle est maintenue si elle est référentielle :
ainsi, Bosredon & Tamba (1991) opposent mes chaussures à talons, qui
devient mes talons, à téléphone sans fil, dont téléphone peut être supprimé,
avec maintien de la préposition ; de même dans les sigles la préposition
vectorielle disparaît : HLM, alors que la préposition référentielle est
maintenue, comme dans TSF, avec le S de sans. De plus, on a souvent noté
les hésitations à employer l’une ou l’autre des prépositions :
106
- 12. Le statut de la préposition dans les mots composés
[18] Papier de/à musique, instrument de/à musique, épingle à/de nourrice
L’idée que ces prépositions n’ont pas véritablement de contenu est soutenue
par le fait qu’elles semblent pouvoir être supprimées sans que cela nuise à
l’interprétation du mot composé. Ainsi, on trouve à côté des synapsies sous
(19), des mots composés du type [20] :
[19] stylo à plume, stylo à feutre, stylo à bille, robe à fleurs, sac de poubelle,
sac à dos
[20] stylo-plume, stylo-feutre, stylo-bille, robe-fleurs, sac-poubelle, étui-
sac
Ceci est aussi noté par Goosse (1975), qui signale que le complément de
nom tend à se passer de préposition. Il oppose coin-couture à coin-bureau
et coin-jardin, synthèmes formés de façon plus classique, selon lui.
Ces arguments nous font opter pour une structure du type (21), dans
laquelle le constituant de droite, que nous considérons comme un
complément modifiant, occupe la position de complément, suivant Larson
(1988). La préposition est insérée, comme dans les déverbaux de la section
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précédente, pour légitimer le complément, en fonction de la relation à
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exprimer, mais n’a pas de véritable contenu référentiel.
[21] InflP
Infl NP
N PP
P N
e pomm-/verr-de/à terre/pied
Les mots du type [20] semblent constituer des contre-exemples à l’hypothèse
avancée, vu le manque de préposition. Il n’en est rien cependant : ces mots
présentent la structure d’adjonction donnée sous [6]. Contrairement à Goosse
(1975), nous ne faisons pas de différence entre les nouvelles créations,
comme sac-poubelle, et ce qu’il appelle les synthèmes formés de façon
plus classique. Le français dispose donc des deux possibilités pour unir
deux noms dans un composé : soit par la complémentation, avec emploi
obligatoire d’une préposition, soit par adjonction d’un modificateur, avec
une tendance actuelle à préférer cette solution. Ceci explique pourquoi on
ne peut trouver, à côté de mots tels que machine à laver des mots comme
*machine laver, le verbe fléchi ne pouvant s’employer comme adjoint. La
solution possible est lave-linge, qui présente une structure identique à celle
de coupe-pluie (cf. [3] et [13]).
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- 13. Brigitte KAMPERS -MANHE
5. Conclusion
Nous avons montré dans cette contribution que la préposition que l’on trouve
dans les synapsies n’a pas de statut référentiel, qu’elle ne sert qu’à légitimer
le complément d’un verbe dont la catégorie n’est plus visible par suite de
son incorporation à un suffixe dérivationnel, ou d’un substantif, dont les
traits catégoriels ne permettent pas de légitimer le complément. Nous avons
également souligné que l’absence de préposition entre deux substantifs ne
contredit pas cette hypothèse puisque dans ce cas on a affaire à une structure
d’adjonction, dans laquelle le constituant de droite est un modificateur, selon
la régularité de la composition dans les langues romanes. Nous avons ainsi
pu rendre compte de la structure de ces mots composés et de la différence
de statut entre les prépositions dites référentielles et les prépositions dites
incolores dans la mesure où les premières ont un statut lexical, les secondes
uniquement la fonction de légitimer le complément.
RÉFÉRENCES
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