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1
Université Paris-IV-Sorbonne
Mémoire dirigé par Jean-François Courtine
Année 2008/2009
Etudiant :
MILLET Lionel
Master 2 Histoire de la philosophie
Mémoire
Le problème du monde chez Heidegger de 1927 à 1930
« Car la vérité de notre Dasein n’est pas chose simple. »
Heidegger, lettre du 12 septembre 1929 à Elisabeth
Blochmann, in Correspondance avec Karl Jaspers
suivi de Correspondance avec Elisabeth Blochmann,
trad. Pascal David, Paris, Gallimard, 1996, p. 240
2
Sommaire
Introduction (p. 4)
I Le problème du monde dans Sein und Zeit (p. 7)
1) La thèse générale de Sein und Zeit sur le monde (p. 7)
A. L’affirmation de l’être-au-monde comme détermination originelle du Dasein (p. 8)
B. La mise à l’écart des interprétations barrant l’accès au phénomène qui en découle (p. 8)
2) La mondanéité du monde ambiant (p. 11)
A. Remarques préliminaires (p. 11)
B. La mondanéité du monde ambiant (p. 12)
La modalité du rapport quotidien à l’étant et l’être de celui-ci qui y est découvert (p. 12)
La manifestation de l’appartenance de l’étant au monde dans la préoccupation (p. 14)
Le renvoi en tant que phénomène constitutif de la mondanéité du monde ambiant (p. 15)
C. Le contraste entre l’analyse précédente et celle de Descartes (p. 18)
D. La spatialité du monde (p. 20)
Les analyses consacrées à la spatialité dans la première section de Sein und Zeit (p. 21)
Le rapport entre la spatialité et la temporalité dans le § 70 (p. 24)
La critique de D. Frank envers une telle conception de l’espace (p. 26)
3) Le « qui » de l’être-au-monde et l’être-au en tant que tel (p. 30)
A. Le « qui » de l’être-au-monde (p. 30)
B. L’être-au en tant que tel (p. 34)
Les trois modalités de l’être-au (p. 34)
La disposition affective (p. 34)
L’entendre (p. 35)
La parole (p. 37)
Les modes déficients correspondants et le dévalement (p. 37)
4) La saisie authentique de l’être-au-monde (p. 40)
A. L’angoisse comme ouverture à l’être-au-monde en tant que tel. La révélation de la
possibilité de l’authenticité du Dasein dans le phénomène du Gewissen et la résolution. (p. 40)
L’épreuve de l’angoisse (p. 41)
L’appel du Gewissen (p. 43)
La résolution (p. 46)
B. L’être du Dasein comme temporalité. Le monde et le temps (p. 47)
Conclusion (p. 50)
II L’analyse de Vom Wesen des Grundes (1928) et son rapport avec la conférence Was ist
Metaphysik ?(1929) (p. 52)
1) L’analyse du monde dans Vom Wesen des Grundes (p. 52)
A. L’émergence du problème du monde dans cet essai (p. 52)
B. Déterminations historiques du concept de monde (p. 54)
a) De la transcendance au problème du monde (p. 54)
b) Les déterminations historiques du concept de monde (p. 56)
Le concept Grec de monde (p. 56)
Le concept chrétien de monde (p. 57)
Le concept kantien de monde (p. 58)
3
C. Monde, transcendance, liberté et différence ontologique (p. 60)
a) La transcendance et le monde dans les dernières pages de la seconde partie de l’essai (p. 60)
b) La reprise de la question du fondement : fondement, monde, être et liberté (p. 65)
De la liberté au fondement (p. 65)
Les trois sens de l’acter de fonder (p. 66)
L’analyse de la question « pourquoi » (p. 68)
Fondement et liberté (p. 69)
Conclusion sur Vom Wesen des Grundes (p. 72)
2) La conférence Was ist Metaphysik ? (p. 73)
A. L’émergence de la question du Néant (p. 73)
B. Le problème de l’angoisse (p. 75)
Le rejet de la logique et de l’entendement pour penser le Néant (p. 75)
L’angoisse comme révélant le Néant (p. 76)
Que peut révéler le Néant ? (p. 78)
La réponse à la question : qu’est-ce que la métaphysique ? (p. 80)
Conclusion : l’être et le monde dans Was ist Metaphysik ? (p. 83)
III La méthode comparative des Concepts fondamentaux de la métaphysique. Monde-
Finitude-Solitude (1929-1930) (p. 86)
1) Un concept central pour comprendre Heidegger : l’assignation formelle (p. 86)
2) La thèse : « l’animal est pauvre en monde » (p. 88)
A. L’apparition du thème de l’animal (p. 88)
B. L’essence de la vie (p. 90)
Première élaboration du concept de « pauvreté » (p. 90)
L’organisme et l’outil (p. 90)
Le comportement de l’animal (p. 92)
C. La pauvreté en monde de l’animal (p. 94)
3) La thèse : « l’Homme est configurateur de monde » (p. 95)
A. La tonalité affective fondamentale de l’ennui (p. 95)
La première forme de l’ennui (p. 95)
La deuxième forme de l’ennui (p. 98)
La troisième forme de l’ennui : l’ennui profond (p. 100)
Conclusion sur l’analyse de l’ennui (p. 101)
B. L’analyse de l’ « en tant que » (p. 102)
Bilan et précisions sur le concept de monde (p. 102)
Le problème du logos (p. 103)
C. La configuration de monde (p. 109)
Conclusion (p. 113)
Conclusion générale (p. 115)
Bibliographie (p.118)
4
Introduction
Heidegger expliquait à ses étudiants durant le semestre d’hiver 1929-1930 consacrés aux « Concepts
fondamentaux de la métaphysique. Monde-finitude-solitude » ceci :
Mais les trois questions – qu’est-ce que le monde ?, qu’est-ce que la finitude ?, qu’est-ce
que l’esseulement ? – si nous les prenons simplement telles qu’elles nous sont offertes,
s’enquièrent pourtant de quelque chose que tout le monde connaît. Bien sûr, toutes les
questions de la philosophie sont de telle nature qu’on peut presque dire : plus un
problème philosophique s’enquiert de quelque chose qui est encore inconnu de la
conscience quotidienne en général, plus la philosophie ne se meut que dans l’inessentiel,
et pas au centre. Plus est connu et va de soi ce dont elle s’enquiert, plus la question est
essentielle.1
Du début à la fin de sa carrière, il n’a cessé de répéter que ce qui nous est le plus proche est aussi ce qui
« d’abord et le plus souvent » nous demeure voilé, reprenant la formule de Hegel selon laquelle le bien
connu, pour la raison même qu’il est bien connu, est mal connu. Non point toutefois parce que nous serions
négligents ; cela tient en réalité à la nature de ce qui fait question. Il n’est donc pas nécessaire que les objets
auxquels la philosophie s’attache sortent absolument de l’ordinaire. Au point que pour un phénomène tel que
le monde, le sens commun demanderait : quel besoin y a-t-il de mener des recherches philosophiques sur lui,
alors que nous sommes en plein dedans ? Les questions de ce genre ne pourraient naître que dans l’esprit de
personnes n’ayant rien compris à la vie et en réaction contre l’échec de leur existence ; la philosophie, de
manière générale, est ordinairement appréciée comme l’art de poser les questions qui ne se posent pas. Au
fond, nous pourrions très bien vivre sans nous efforcer de déterminer philosophiquement ce qu’est le
monde2
.
Pourtant, le flou de l’acception du terme « monde » peut susciter des interrogations. Est-il une chose si
aisément accessible ? Si tel était le cas, pourquoi est-il si malaisé de le définir, sauf par des réponses toutes
faîtes, quand la question ne souffre pas d’absence totale de réponse ? S’agit-il seulement d’une
« chose » comme une autre ? Poser ces questions, c’est déjà quitter le « bon sens » commun pour qui il n’y
a soit-disant que des réponses. Tout le monde croit savoir ce qu’est le monde ; mais lorsqu’il s’agit de le
penser, il n’y a plus personne. C’est pourquoi le phénomène en question n’apparaît pas aussi simplement
que nous pourrions au premier abord le croire. Il est peu probable qu’il soit cerné dans sa spécificité
lorsqu’il est affirmé de lui qu’il est la somme de tout ce qui est, ou encore qu’il est le contenant dans lequel
tout est. D’autant que dans le dernier cas, il serait possible d’objecter que nulle expérience n’est faite de ce
contenant en tant que tel, et qu’il est peut-être simplement impossible d’en faire l’expérience. Malgré cela,
peu répondraient négativement à la question de savoir s’il ont une expérience du monde, sauf si est entendu
par là le « beau monde », le monde de ceux qui ne sont pas « du même monde » que nous ; ou si l’on
comprend quelque chose comme « avoir fait le tour du monde », avoir visité bien des pays « à travers le
monde ». Ceci montre que « monde », tout comme « être » selon Aristote, s’entend de multiples manières,
bien que son sens ne soit pas d’habitude mis en question.
Notre tâche ne consisterait-elle ceci dit qu’en la clarification d’un concept ? Ne ferions nous office que de
grammairiens, et non de philosophes, pour reprendre une opposition qu’effectuèrent ces derniers dès
l’Antiquité ? N’allons-nous essayer que de comprendre un mot, et non d’aller à la rencontre de la chose
1
M. Heidegger, Les concepts fondamentaux de la métaphysique. Monde-finitude-solitude, trad. D. Panis, Paris,
Gallimard, 1992, p. 262
2
Nous reviendrons sur la valeur de l’investigation philosophique à propos de la notion centrale d’assignation
formelle (formale Anzeige) qui apparaît au § 70 des Concepts fondamentaux de la métaphysique. Monde-
Finitude-Solitude. La valeur de la question spécifique du monde sera à cette occasion appréciée.
5
même ? Si nous optons pour le second choix, ce n’est alors plus un hasard que nous étudiions un
phénoménologue ayant été l’élève de Husserl. Le père de la phénoménologie donnait en effet comme mot
d’ordre de cette méthode : « aux choses mêmes ! ».
L’intérêt de Heidegger sur ce point ne s’arrête pas au fait qu’il a abordé le problème du monde en
phénoménologue. Au fond, Husserl l’avait déjà fait avant lui, et l’a fait aussi en même temps que lui (par
exemple en 1929 dans les Méditations cartésiennes en déterminant le monde comme horizon de tous les
horizons des visées intentionnelles). C’est plutôt l’originalité de ses réponses qui doit retenir notre
attention. Celle-ci naît à l’origine du fait que le cadre dans lequel apparaît chez lui la question du monde est
tout à fait spécifique. Que l’on nous permette ici un très bref rappel de son parcours. Dans sa jeunesse,
Heidegger s’était vu offrir la dissertation de Brentano sur les différentes acceptions de l’être chez Aristote.
Sa lecture passionnée de ce texte l’amena à se poser la question de savoir ce qui unifiait ces différentes
acceptions. La « Seinsfrage », qui passe pour être la question de Heidegger, était dès lors posée, quoique
non encore de manière aussi élaborée que par la suite. Puis il découvrit les Recherches logiques de Husserl,
qui lui semblèrent offrir la possibilité de penser l’être notamment à l’aide de ce que l’auteur appelait
l’ « intuition catégoriale » ; il suivit alors les cours de celui-ci et fût son assistant. C’est ainsi qu’il acquit la
méthode phénoménologique, qu’il tenait à mettre au service de la question de l’être : l’ontologie était
d’après lui le prolongement naturel de la phénoménologie3
. Voilà pourquoi Sein und Zeit, son premier chef-
d’œuvre paru en 1927 et sur lequel il revint tout au long de sa carrière, s’ouvre par l’affirmation de la
nécessité de poser à nouveaux frais la question de l’être.
L’élaboration de cette question implique d’analyser préalablement l’être de l’étant qui la pose afin de
parvenir à y répondre. Heidegger détermine cet étant comme Dasein. C’est à partir de la question de l’être
du Dasein que nous en arrivons au problème du monde. En effet, une corrélation étroite apparaît entre le
mode d’être du Dasein et le monde. Le monde est quelque chose qui est en rapport intime avec l’être du
Dasein, et n’a rien d’un problème accessoire comme « le Dasein a-t-il aussi un monde ? ». C’est pourquoi
en 1927 la structure fondamentale de son être sera l’être-au-monde (In-der-Welt-sein). Cette affirmation
demeure tout à fait novatrice. Classiquement, la philosophie aurait tendance à opposer l’Homme comme
sujet et le monde comme un objet ou l’ensemble des objets pour ce sujet. Chez Husserl encore, il n’est de
manière générale que l’horizon des visées d’une conscience. Avec Heidegger, la relation entre Dasein et
monde n’est absolument pas à envisager comme une relation de sujet à objet : il n’y a pas de Dasein sans
monde, tout comme il n’y a pas de monde sans Dasein. La force de cette thèse est ce qui fait à la fois son
intérêt et celui de ses implications. Elle n’est pas posée dogmatiquement par le philosophe : elle tient à la
nature des « choses mêmes ». C’est pour cette raison qu’elle doit donner lieu à des descriptions sans doute
inédites, pour autant que le monde n’est plus pensé simplement comme un objet pour un sujet, comme ce
que vise une conscience qui pourrait tout aussi bien être sans monde. Relevons que c’est parce que le
monde a un rapport si étroit avec l’être de l’Homme que ce concept fera question durant toute la carrière de
Heidegger, dans la mesure où doit à chaque fois être pensé le rapport de l’Homme à l’être : ainsi par
exemple en 1936 dans L’origine de l’œuvre d’art, ou encore en 1950 dans la conférence « La chose ».
Aborder la question du monde dans l’œuvre intégrale de Heidegger nécessiterait un plus important travail.
Nous nous limiterons ici aux textes de la période 1927-1930, à savoir depuis Sein und Zeit jusqu’au cours
3
Et même, comme l’affirme la fin du § 7 de Sein und Zeit intitulé « La méthode phénoménologique de la
recherche » : « Ontologie et phénoménologie ne sont pas deux disciplines différentes appartenant parmi d’autres
à la philosophie. Les deux termes caractérisent la philosophie elle-même quant à son objet et sa manière d’en
traiter. La philosophie est l’ontologie phénoménologique universelle issue de l’herméneutique du Dasein qui, en
tant qu’analytique de l’existence (Existenz), a fixé comme terme à la démarche de tout questionnement
philosophique le point d’où il jaillit et celui auquel il remonte. » (trad. Vezin p. 66 [p. 38 de 19ème
édition publiée
chez Max Niemeyer ; nous ne le préciserons plus par la suite])
6
du semestre d’hiver 1929-1930 Les concepts fondamentaux de la métaphysique. Monde-Finitude-Solitude.
Cela inclut donc Vom Wesen des Grundes et Was ist Metaphysik ?. D’autre part, nous reviendrons quand
l’occasion s’en présentera sur le cours que donnait Heidegger à l’époque où il rédigeait Sein und Zeit
intitulé les Prolégomènes à l’histoire du concept de temps (semestre d’été 1925), ainsi que sur le cours
donné en été 1927 Les problèmes fondamentaux de la phénoménologie et celui de l’été 1928 Les
fondements métaphysiques de la logique en partant de Leibniz. Les problèmes que nous poserons seront
donc d’abord relatifs à ce corpus, encore que les plus généraux auraient aussi leur place dans un travail sur
les œuvres ultérieures par rapport auquel celui-ci ne pourrait faire office que de prépareration, puisqu’il ne
porte que sur le commencement de la réflexion de notre philosophe à ce sujet.
Tout abord, la question la plus générale et qui ne peut pas ne pas se poser est celle-ci : quel est exactement
le statut ontologique du monde dans cette période ? C’est-à-dire : qu’est-il par rapport au Dasein, par
rapport à l’être, par rapport à l’étant ? Cette question est d’autant plus importante que la différence
ontologique, qui semble être le véritable point de départ de la philosophie de Heidegger, n’est pas selon J.-
L. Marion encore acquise dans Sein und Zeit. Nous devrons revenir sur ce point, mais nous pouvons d’ores
et déjà nous demander si la clarification de celle-ci après cette œuvre n’impliquera pas des modifications
quant au statut du monde.
De la question générale suivent celles-ci. Quel est le rapport entre le Dasein et le monde, s’il n’est pas de
sujet à objet ? Qu’est-il entendu exactement par « être-au-monde » ? A quel phénomène cela renvoie-t-il ?
Quel est le « rôle » du monde ? Puis viennent des questions plus spécifiques. Comment déterminer la
spatialité du monde, si le monde n’est pas une « chose », et comment se fait-il que nous nous le
représentions d’abord spatialement ? Pourquoi le monde en tant que tel est il atteint dans l’angoisse en
1927, alors que dans la conférence de 1929 Was ist Metaphysik ? c’est cette fois le Néant qui est atteint ?
Lorsque Heidegger affirme que le monde n’est rien d’étant, pouvons-nous l’identifier purement et
simplement avec l’être ? D’autre part, n’y a-t-il de monde que pour l’Homme ? L’animal n’a-t-il pas lui
aussi un monde ? Enfin, il est clair que nous devrons nous demander quelles évolutions ont eu lieu dans la
pensée de Heidegger concernant le monde durant cette période, d’autant que la pensée de thèmes propres à
certains textes pourra mener à des analyses différentes de notre phénomène.
Le § 42 des Concepts fondamentaux de la métaphysique. Monde-finitude-solitude nous fournit ce qui
constituera la structure de base de notre travail. En effet, Heidegger y explique que trois moyens sont
possibles pour aborder le problème du monde. Celui mis en œuvre dans Sein und Zeit, à savoir une
interprétation de la façon dont se meut le Dasein quotidien dans le monde devant permettre d’atteindre le
phénomène de la mondanéité. Celui utilisé par De l’essence du fondement, où cette fois sont analysées les
interprétations historiques dominantes du concept. Celui enfin du cours en question, où la méthode est
comparative (il s’agit de faire ressortir le phénomène du monde en comparant ce qu’il en est de celui-ci
pour la chose, pour l’animal et pour l’Homme). Nous avons choisi, comme il va de soi, de suivre l’ordre
chronologique des textes. Si ces trois méthodes sont possibles, cela ne signifie pas que Heidegger en arrive
à chaque fois à un résultat exactement identique ; maintenir l’ordre des textes nous permettra de mettre en
évidence certaines divergences, soit certaines évolutions (et aussi certaines constantes), dans les analyses de
notre auteur.
7
I Le problème du monde dans Sein und Zeit (1927)
Dans cette première partie, nous voudrions d’abord déterminer de manière générale ce concept dans le cadre
du traité. Nous analyserons ensuite la mondanéité du monde ambiant, puis le « qui » de l’être-au-monde et
l’ « être-au » en tant que tel. Enfin, nous expliquerons ce qu’il en est de la mondanéité du monde telle qu’elle
se dévoile authentiquement dans l’angoisse et ce qui se fait jour dans les développements ultérieurs à ce
moment central.
1) La thèse générale de Sein und Zeit sur le monde
Nous avons signalé ci-dessus que Sein und Zeit s’ouvre sur la nécessité urgente de répéter à nouveau la
question de l’être. Celle-ci avait déjà mis Platon dans l’embarras dans le profond dialogue qu’il écrivit vers
la fin de sa vie Le sophiste ; elle avait passionné Aristote, notamment dans les textes qui ont été recueillis et
rassemblés sous le nom de La métaphysique, elle qui est la science de « l’être en tant qu’être »4
. Mais
d’après Heidegger, elle serait par la suite tombée dans l’oubli, quand bien même des philosophes ont écrit
sur l’être (par exemple Thomas d’Aquin avec De ente et essentia) : ces écrits témoignent à plus forte raison
que l’être ne faisait alors plus question, tout comme il ne fait pas non plus question de nos jours. Ceci peut
sembler paradoxal. D’un autre côté, la première page de Sein und Zeit nous fournit un argument par
l’absurde : si la philosophie post-aristotélicienne s’était réellement fixé pour objectif la découverte du sens
de être, alors nous aurions de nos jours une réponse à la question. Notons toutefois qu’un tel résultat nous
ferait courir le risque de ne donner à la question qu’une réponse toute faite, sans que nous effectuions la
recherche elle-même, et de tomber ainsi dans le bavardage, thème sur lequel nous reviendrons. Pourtant, il
importe à Heidegger de montrer au § 1 que nous efforcer de mener à bien cette recherche est possible : il
entend prouver que l’être n’est respectivement ni quelque chose de trop général, ni indéfinissable, ni qui va
de soi.
Comment nous acheminons-nous, à partir de ce point de départ, vers le Dasein ? En 1927, la différence
ontologique « simple » entre l’étant et l’être ne paraît pas pouvoir mener directement au sens de l’être.
L’être, certes, n’est pas un étant. Mais affirmer ceci suffit-il pour en déterminer le sens ? Le Dasein, l’étant
qui pose la question du sens en général, apparaît comme le médiateur indispensable. Il ne peut y avoir de
sens quel qu’il soit que pour lui. Il est l’étant sur lequel il sera possible de lire le sens de l’être parce qu’il est
l’étant qui se rapporte à tout étant (dont lui-même) à partir d’une compréhension de l’être. Celle-ci doit alors
être portée au concept selon son versant authentique : c’est-à-dire à partir d’une compréhension authentique
du Dasein de son être, laquelle permettra d’accéder au sens de l’être en général. Pour le dire d’un mot, si le
Dasein comprend l’étant qu’il est et si comprendre un étant n’est possible que sur la base d’une
compréhension de l’être, alors c’est en interrogeant d’abord l’être de l’étant Dasein que se verra préparée la
question de l’être en tant que tel. Pour quelle raison ne pourrions-nous pas ceci-dit interroger en direction de
l’être sans détours ? Cela tient à la structure formelle de la question de l’être, qui comporte trois éléments.
Ce dispositif est nécessaire pour que la différence ontologique, d’implicite pour le Dasein qui l’effectue
comme « naturellement », devienne explicite. Le second paragraphe du traité explique qu’avec le sens de
l’être comme demandé (Erfragte), il faut remonter à partir d’un étant interrogé (Befragte) jusqu’à son être ;
et c’est grâce à l’être de cet étant (Geragte) que nous accèderons au sens de l’être en général. Il va de soi que
l’étant interrogé ne sera pas choisi au hasard : il doit posséder lui-même une compréhension de son être.
Expliciter l’être de l’étant qu’est le Dasein à partir duquel, encore une fois, nous pourrons parvenir à porter
au concept le sens de l’être en général, tel est la tâche prioritaire, pour ne pas dire la seule, de l’analytique
existentiale.
4
Aristote, Métaphysique, Γ 1, 1003 a 20-32
8
A) L’affirmation de l’être-au-monde comme détermination originelle du Dasein
Nous sommes parvenus au Dasein qui est l’étant particulier « qui en son être se rapporte ententivement à cet
être »5
. Ceci constitue le concept formel d’existence : comme tel, seul le Dasein existe, en tant qu’il est le
seul étant se rapportant à son être. Remarquons le changement de sens que fait subir Heidegger au terme
philosophique « Dasein » en affirmant que lui seul existe : dans l’ontologie classique, il était possible,
comme le faisait encore Kant, de parler des preuves de l’existence (Dasein) de Dieu, ce qui équivaut, comme
l’indique le § 9, à son être là-devant (Vorhandenheit). Par contre, ici le terme revient en propre au mode
d’être de l’Homme. Heidegger hérite en cela du concept de Kierkegaard tout en le modifiant, ce sur quoi
nous ne reviendrons pas. Le Dasein est l’étant qui a à être ce qu’il est, et ce grâce à son ouverture à l’étant.
Cette ouverture à l’étant est possible à partir d’une entente (qui n’est pas nécessairement explicite) de l’être :
elle est en effet requise pour que le Dasein se rapporte à son propre être tout comme aux autres étants au
moyen desquels, pourrions nous dire, il peut devenir ce qu’il est. Il se différencie en cela essentiellement des
« choses », à savoir des étants là-devant (vorhanden) et des étants utilisables (zuhanden) : son mode d’être
est absolument spécifique. Pour comprendre l’être de cet étant afin de porter au concept le sens de l’être, il
faut en analyser les structures. De même qu’une ontologie catégoriale (comme par exemple celle d’Aristote)
met au jour les catégories de l’être là-devant (Vorhandenheit), de même l’ontologie fondamentale ou
analytique du Dasein doit mettre au jour ce que Heidegger appelle les existentiaux, conformément au mode
d’être du Dasein.
Nous avons affirmé que le Dasein est ouvert à l’étant, ouverture dont nous aborderons plus en détails les
modalités. Toutefois, une chose est claire dès le § 12 : l’être-au-monde (In-der-Welt-sein) est la manière dont
a lieu cette ouverture du Dasein à l’étant. Pour autant que l’étant en général est à la fois l’étant qu’il n’est pas
et l’étant qu’il est lui-même, si le mode d’être comme existence est le propre du Dasein, alors l’être-au-
monde est l’existential fondamental du Dasein. Etre ouvert à l’étant (en avoir toujours une entente, fondée à
son tour sur une entende de l’être), c’est exister, et exister, c’est être au monde. C’est ainsi que se voit
affirmé l’être-au-monde comme la détermination originelle du Dasein. Aussi envisager des recherches sur un
monde sans Dasein ou surtout sur un Dasein sans monde (au moins en droit) est un non-sens : c’est se
méprendre totalement sur le genre d’étant qu’il est. Au § 43 c), l’être-au-monde est comparé par Heidegger
au « cogito sum » qui était le point de départ de la philosophie de Descartes : « L’énoncé premier est en ce
cas : « sum » et cela au sens de : je-suis-en-un-monde »6
. Il s’agit, dit encore Heidegger dans l’un de ses
cours donné pendant durant la période où il rédigeait Sein und Zeit, d’une découverte qu’il qualifie de
« primordiale »7
: non seulement l’affirmation est conforme à la chose même, mais il s’agit d’une découverte
dans la mesure où la tradition philosophique semble d’après lui être passée à côté du phénomène.
C’est au § 12 que le philosophe commente les termes de l’expression « être-au-monde ». Nous pouvons
distinguer trois moments. Il y a d’abord le moment « au-monde » : celui-ci pose la question de la mondanéité
(Weltlichkeit) du monde, la détermination ontologique de celui-ci. Il est ensuite question de l’étant qui est au
monde : la question qui se pose est « qui » est cet étant, dont il faut rechercher la réponse, comme nous le
verrons, du côté de la quotidienneté moyenne du Dasein. Il reste enfin à déterminer l’ « être-au » en tant que
tel, c’est-à-dire la manière dont le Dasein est au. Heidegger remarque d’une part que chacun des trois
moments implique les deux autres, et cela parce que le phénomène en question est absolument unitaire
malgré cette diversité de moments (par exemple poser la question de la mondanéité du monde est
indissociable du fait qu’elle n’a de sens que relativement au Dasein et l’entente qu’il a de lui-même). Ces
distinctions sont donc essentiellement, bien que conformes au phénomène en question, formelles, et sont
5
Etre et temps § 12 (trad. Vezin p. 86 [53])
6
Etre et temps § 43 (trad. Vezin p. 262 [211])
7
Prolégomènes à l’histoire du concept de temps § 19 (trad. Boutot p. 229)
9
opérées en vue de clarifier l’exposition de la recherche. D’autre part, il écarte d’emblée certains malentendus
qui peuvent naître sur l’être-au-monde.
B) La mise à l’écart des interprétations barrant l’accès au phénomène qui en découle
Ce sont les méprises concernant la manière d’être-au, c’est-à-dire concernant le troisième moment, sur
lesquelles Heidegger se focalise pour les rejetter aux §§ 12 et 13. Comme la structure de l’être-au-monde est
unitaire, il n’est nul besoin de réfuter pour chacun des moments les fausses opinions. La principale, et à
laquelle les autres peuvent certainement être reconduites, est celle-ci : l’être-au (In-sein) aurait tendance à
être compris d’emblée comme « être-dans » (Sein-in). Telle est l’entente erronée qui se fait jour le plus
souvent. Le Dasein se voit alors compris comme un étant comme un autre dans l’espace, et le tout de
l’espace ou des étants dans l’espace en général constituerait le monde. Ce serait pourtant se méprendre sur le
genre d’être du Dasein : dans cette vision des choses, il est considéré comme un étant ayant le mode d’être
de l’être là-devant (Vorhandenheit). Cela peut tenir à ce que nous l’envisageons d’abord en tant qu’il est
dans un corps (« dans » lequel « tomberait » l’âme) : son corps ne serait pas foncièrement différent des
autres corps qui nous entourent et le monde serait le contenant ou la somme de tous les corps juxtaposés. Or,
avec Heidegger être-au pour le Dasein veut dire séjourner auprès d’un monde familier. La chaise ne séjourne
pas auprès d’un monde, elle ne peut toucher le mur parce qu’elle ne peut le rencontrer, n’ayant pas le genre
d’être de l’être-au. Deux étants là-devant ne peuvent qu’être tout au plus juxtaposés, et ne peuvent jamais se
rencontrer. Les choses sont contrairement au Dasein sans monde (weltlos), parce qu’elles n’ont pas le mode
d’être de l’ouverture. Ceci veut dire qu’elles ne se rapportent pas à l’étant, pas même à elles-mêmes ; elles
n’ont pas, contrairement au Dasein, d’entente de l’être. Mais il serait possible d’objecter qu’il y a un « état
de fait » là-devant du Dasein. Heidegger montre qu’au contraire cet état de fait est véritablement différent de
celui d’une pierre qui se trouve là : il le nomme la facticité (Faktizität) où le Dasein est « embarqué » avec
l’étant dans son monde. Certes, le Dasein « peut avec un certain droit et dans certaines limites être conçu
comme étant seulement là-devant », par exemple en anatomie ; mais « cela nécessite que l’on s’abstienne de
tout regard sur la constitution de l’être-au à moins qu’on ne la voie pas »8
. Par ailleurs, sa spatialité, comme
nous y reviendrons, est spécifique, et ce parce qu’elle repose sur l’être-au-monde. Heidegger remarque que
l’idée selon laquelle la spatialité renverrait au corps mais que l’être-au vaudrait concernant l’esprit est par là
à rejeter. De la même manière, l’énoncé tiré de la biologie selon lequel l’Homme aurait son monde
environnant (« dans » lequel il se mouvrait) ne pourrait être fondé que si était auparavant clarifiée la
structure de l’être-au.
Heidegger explique à la fin du § 12 que le problème du monde est mal compris parce que si le Dasein est
l’étant qui a une entente de son être, il l’entend « d’abord et le plus souvent » à partir de l’étant auquel il a à
faire mais qu’il n’est pas, qui se rencontre « à l’intérieur » de son monde : c’est de là que naissent les erreurs
que nous venons d’évoquer, puisque son entente incorrecte lui-même implique une entente incorrecte de sa
structure constitutive. L’être-au-monde « éprouvé et connu de manière préphénoménologique devient, par
suite d’une explication ontologiquement inadéquate, invisible »9
. Nous reviendrons ultérieurement sur le
caractère « tentateur » du monde : il n’importait ici que d’évoquer au moins la raison de cette mauvaise
entente. L’essentiel demeure que les plus grandes méprises sur le concept de monde ont leur origine dans
une mauvaise entente de l’être-au.
C’est pourquoi Heidegger prend la peine de préciser celui-ci au paragraphe suivant. La philosophie a
traditionnellement tendance à concevoir le Dasein d’abord comme un sujet connaissant un objet. Si le
Dasein existe, l’acte de connaître ne peut pas être quelque chose qui serait là-devant (vorhanden). Il est donc
8
Etre et temps § 12 (trad. Vezin p. 89 [55])
9
Etre et temps § 12 (trad. Vezin p. 93 [59])
10
nécessaire d’interroger le genre d’être de ce sujet connaissant. Notons que chez son maître Husserl, le statut
ontologique du sujet transcendantal demeure ininterrogé (voire ininterrogeable), tout comme le primat
accordé à la manière théorique de se rapporter aux étants. L’investigation révèle que si le connaître n’est pas
là-devant, c’est parce qu’originellement le Dasein ne l’est pas lui-même : d’où son ouverture à l’ « objet »,
dont il n’est jamais aisé de rendre compte si un sujet clos sur lui-même est posé au départ10
. Heidegger
évitera de parler d’ « objet », pour ne pas laisser penser qu’il s’agit d’un objet pour un sujet ; de même
l’emploi du terme Dasein à la place du sujet classique, encore qu’il ait pu affirmer que le Dasein est le sujet
ontologiquement bien compris. De manière générale, le début du paragraphe affirme clairement que « sujet
et objet ne se recouvrent pas, fût-ce tant bien que mal, avec Dasein et monde »11
. Cela montre que l’acte de
connaître est en réalité fondé sur l’être-au-monde, qu’il en est une modification. Il importe même d’ajouter
que le Dasein est d’abord auprès d’un monde qui le préoccupe ; c’est une déficience de la préoccupation
rend possible le connaître. Mais quand bien même l’acte de connaître serait une détermination originelle de
l’être-au, il reste ontologiquement fondé sur l’être-au-monde. Ce n’est donc pas un simple « acte psychique »
qui résiderait « en nous ». Le fait de se diriger vers l’étant dans le monde ne revient pas à quitter une sphère
d’intériorité ou d’immanence close : au contraire le Dasein est toujours déjà ouvert à ce qu’il n’est pas. Nous
approfondirons ultérieurement le thème de la transcendance du Dasein, en particulier lors de l’étude de Vom
Wesen des Grundes. Réciproquement, la perception qu’il a de l’étant connu n’est pas amenée dans un
contenant : le Dasein connaissant demeure « au dehors ». Quant à se demander comment le sujet gagne un
monde en sortant de son identité close, et ce que serait un Dasein sans monde, ces questions sont absurdes
parce que si le monde est le mode de l’ouverture de celui-ci à l’étant, sans monde il ne serait même pas
ouvert à lui-même, et donc il ne serait pas un Dasein mais une chose parmi les choses.
L’être-au-monde n’est pas une qualité que le Dasein posséderait et dont il pourrait se défaire, même à travers
une réduction phénoménologique comme celle que pratique Husserl. J.-L. Marion affirme que Heidegger
effectue certes une double réduction dans Sein und Zeit. Son argumentation prend appui sur le cours de 1927
publié sous le titre Les problèmes fondamentaux de la phénoménologie, où Heidegger expose sa philosophie
en termes phénoménologiques. La reconduction de l’étant à son être est alors comprise comme une réduction
phénoménologique12
. Mais est-ce la seule réduction mise en œuvre ? S’agit-il pour le philosophe de
compléter voire d’accomplir la première réduction enseignée par son maître Husserl, qui demeure à un
niveau ontique (elle aboutit à la conscience et ses vécus par opposition à la réalité) ; ou au contraire d’y
substituer celle-ci ? Pour J.-L. Marion, Heidegger part bien du cadre husserlien : la différence ontologique
comprise en termes de réduction correspond à ce qui est à entendre comme une seconde réduction. Avec la
réduction husserlienne, nous passons de l’étant en général à la conscience, qui bien comprise est en fait le
Dasein ; et avec celle proprement heideggerienne, nous passons de l’être de cet étant (que Husserl
n’interroge pas), qui ultimement se déterminera comme temporalité, au sens de l’être en général (encore
moins interrogé par Husserl). Cette double réduction recouperait la structure de la question de l’être
mentionnée ci-avant. Permettons nous de préciser que la première réduction aboutissant au Dasein est certes
d’inspiration husserlienne, mais elle ne s’y identifie pas pour autant puisque sinon elle aboutirait à un Dasein
sans monde, soit à la même chose que Husserl, ce qui n’est qu’une figure erronée du Dasein. Par ailleurs, un
autre mouvement doit pouvoir faire passer du Dasein à son être, qui d’abord et le plus souvent est entendu
improprement : ce que permet l’analyse de l’angoisse au § 40, qui en menant à l’entente authentique du
10
Nous pouvons penser ici par exemple à la sixième des Méditations métaphysique de Descartes. Par ailleurs,
Heidegger signale que « si nombreuses et variées que soient les manières de libeller le problème, elles ont en
commun de faire qu’on ne pose plus la question du genre d’être de ce sujet connaissant, dont la manière d’être
n’en reste pas moins toujours implicitement en jeu dès qu’on traite de son connaître. » (Etre et temps § 13, trad.
Vezin p. 95 [60])
11
Etre et temps § 12 (trad. Vezin p. 94 [60])
12
Heidegger, Les problèmes fondamentaux de la phénoménologie, trad. J.-F. Courtine, Paris, Gallimard, 1985, p.
39 : « L’élément fondamental de la méthode phénoménologique, au sens de la reconduction du regard inquisiteur
de l’étant naïvement saisi à l’être, nous le désignons par l’expression de réduction phénoménologique. »
11
Dasein fonde la possibilité d’accéder à son être en général comme temporalité. S’agirait-il d’une troisième
réduction ? Cette question doit nous mener à nous demander si, quand bien même Heidegger a exposé en
1927 à ses étudiants sa méthode en termes de réduction, Sein und Zeit procède d’une manière qui ne se laisse
pas réduire à celle-ci, comme le pense par exemple Schürch13
.
Nous pouvons quoiqu’il en soit en conclure que l’attitude de l’Homme couramment privilégiée fournit elle-
même une preuve que l’ouverture du Dasein au monde n’est en rien celle d’un étant là-devant vers d’autres
étants (ce qui au demeurant est impossible). Privilégier la connaissance, loin d’étayer la thèse philosophique
d’un sujet se rapportant au monde comme à un objet, s’avère à y regarder de près ce qui peut apporter la
preuve du contraire de ce qui était affirmé au départ. Si le monde est à envisager comme le corrélat de l’être-
au-monde, alors il est tout autre que ce que nous entendons par lui habituellement, qu’il s’agisse de son
entente courante ou son entente classique en philosophie.
2) La mondanéité du monde ambiant
A) Remarques préliminaires
Après ces indications essentielles sur l’être-au, qui sera analysé en détails par la suite, Heidegger aborde le
premier moment structurel évoqué plus haut de l’être-au-monde. La bonne méthode, aussi bien relativement
au cadre général de Sein und Zeit que relativement au problème du monde, est de commencer par dégager les
structures du phénomène en question tel qu’il se présente « d’abord et le plus souvent », dans la manière
courante qu’a le Dasein de se rapporter à lui. Ce qui veut dire que la mondanéité du monde en tant que telle
sera mise au jour plus tard14
; nous devons d’abord partir du monde ambiant. Il va de soi qu’il ne s’agira pas
de « rester rivé à l’étant », comme l’indique d’emblée le §14, par exemple en énumérant les différents genres
d’étants qui sont rencontrés « dans » le monde : Heidegger rappelle que c’est l’être qui est recherché. Mais
ce ne saurait non plus être l’établissement d’une liste des catégories de l’étant là-devant qui répondrait au
problème. Lorsque Aristote établissait cette liste, non seulement il ne cherchait pas à unifier celles-ci, mais
surtout il ne se fondait pas sur l’être-au-monde ; il n’avait pas par conséquent pour but de découvrir la
mondanéité du monde au sens où Heidegger l’entend. Par ailleurs, si le Dasein est l’étant qui existe, la
mondanéité du monde n’a finalement rien à voir avec le mode d’être de l’étant là-devant (Vorhandenheit). Il
importe distinguer soigneusement ce dont nous pouvons dire qu’il appartient au monde (un étant là-devant
ou utilisable) et la mondanéité de celui-ci, qui n’est rien de mondain (de même que l’être est l’être de l’étant
mais n’est pas lui-même un étant). De manière générale, « ni la description ontique de l’étant au sein du
monde ni l’interprétation ontologique de l’être de cet étant n’arrivent, en tant que telles, au contact du
phénomène du monde »15
. Le monde est avant tout un existential. Il est donc nécessaire de distinguer le
concept ontique (et courant) du monde comme totalité de l’étant là-devant « dans » le monde, qui au fond
passe à côté du phénomène ; le monde comme « la région qui sous-tend à chaque fois une multiplicité
d’étants » (ainsi le « monde du mathématicien » qui correspond à « la région des objets possibles des
mathématiques »). Le monde peut d’autre part être entendu comme ce dans quoi le Dasein factif vit, qu’il
s’agisse du monde « public » ou au contraire du monde « propre » à chacun ; et enfin, comme le concept
ontologique existential de mondanéité. C’est la troisième définition qui sera examinée ici, à savoir le monde
comme monde ambiant du Dasein tel qu’il y vit d’abord et le plus souvent et dont la mondanéité est
recherchée. Cette-dernière sera saisie authentiquement après cet examen, pour autant que sera alors faîte une
expérience originelle de l’être-au-monde.
13
F. E. Schürch, L’être, l’étant, le néant. Heidegger et la différence ontologique à la lumière de l’interprétation
de Marion, in Revue de métaphysique et de morale, Juillet 2008, n°3.
14
Et d’une certaine manière n’aura jamais totalement lieu, si les résultats de l’analytique existentiale doivent
ultimement être réinterprétés à la lumière du sens de l’être lorsque celui-ci sera dégagé.
15
Etre et temps § 14 (trad. Vezin p. 99 [64])
12
Nous partirons de l’analyse de la mondanéité du monde ambiant en tant que telle, avant de l’éclaircir par
contraste avec les développements de Descartes sur le monde, et enfin nous aborderons le thème de la
spatialité spécifique du Dasein.
B) La mondanéité du monde ambiant
La modalité du rapport quotidien à l’étant et l’être de celui-ci qui y est découvert
Partons du Dasein quotidien et de ce que Heidegger appelle son « commerce du » (Umgang in) monde et
avec (mit) l’étant à l’intérieur du monde, ce qui est une autre manière de nommer l’être-au-monde quotidien.
La modalité de son rapport au monde est la préoccupation : d’abord et le plus souvent, le Dasein est affairé
dans son monde ambiant (Umwelt). Le terme de « préoccupation » (Besorgen) ne doit pas être compris au
sens d’avoir des ennuis. Il signifie plutôt un affairement, le fait de s’occuper de. Le Dasein fabrique quelque
chose, se rend chez untel, lit telle chose, utilise tel ustensile – activités qui constituent autant de variétés de la
préoccupation. Le regard phénoménologique montre que son « monde », c’est-à-dire les étants qu’il
rencontre dans leur ensemble sur le fondement de l’être-au-monde, ne fait pas d’abord l’objet d’une
connaissance théorique : la préoccupation a son genre de connaissance à elle, mais il n’est pas de cet ordre.
Nous pourrions le qualifier de pratique, à condition de ne pas trop durcir l’opposition. Elle a à faire aux
étants, mais non pas comme là-devant. En quoi le rapport théorique à l’étant n’est ni unique, ni non plus
originaire. La question centrale est double : comment le Dasein se rapporte-t-il à l’étant dans la
préoccupation et quel est l’être de cet étant ?
Quelques remarques concernant la méthode à suivre s’imposent. Ce n’est pas en établissant une liste de la
diversité de l’un et de l’autre que seront saisis ce qui est recherché (tout comme nous disions ci-avant que
prendre pour thème la mondanéité du monde ne consiste pas à rechercher un caractère commun à tous les
étants « dans » le monde). Il s’agit de mettre au jour l’entente de l’être qui sous-tend le rapport et à laquelle
correspond l’être de l’étant auquel le Dasein se rapporte, tout en essayant de nous préserver d’explications
toutes faites des phénomènes qui ne feraient que les recouvrir. Par exemple, les étants auxquels nous avons
affaire dans la préoccupation seraient couramment nommés « les choses ». Mais l’entente de l’être dans
laquelle prend place ce terme est déterminée dans l’histoire de l’ontologie et nous empêche par là-même de
saisir phénoménologiquement le phénomène. Dans cet exemple, celui-ci prend place dans une interprétation
de l’être de l’étant là-devant qui comme nous allons le voir ne vaut pas concernant les étants avec lesquels la
préoccupation entretient un commerce.
Heidegger affirme que les Grecs avaient par contre « un terme très juste »16
pour nommer les « choses »
ainsi rencontrées : les pragmata, à savoir les étants auxquels nous nous rapportons dans la préoccupation
(praxis17
), quoiqu’ils n’interrogèrent pas son être spécifique. Ce terme est d’une certaine manière traduit par
« outil » (Zeug)18
. Quel est alors le genre d’être de l’outil ? Il appartient tout d’abord toujours à un outillage,
à un « tout » d’outils (Zeugganzheit) : il renvoie toujours à quelque chose d’autre que lui-même. « Un outil
n’ « est » en toute rigueur jamais »19
. Son genre d’être est tel qu’il ne peut être saisi seul, du moins en tant
qu’outil. Il est « fait pour » quelque chose, par exemple pour coudre, couper, attacher, poser, etc. Le « fait
pour » et le renvoi à d’autres étants sont deux déterminations fondamentales de l’outil et sont cooriginaires :
16
Etre et temps § 15 (trad. Vezin p. 104 [68])
17
Signalons le cours donné en hiver 1924-1925 publié sous le titre Platon : Le Sophiste, trad. fr. dirigée par J-F.
Courtine et P. David, Paris, Gallimard, 2001, qui à la fois approfondit ce qu’est la praxis et dont les analyses sur
la phronesis chez Aristote préfigurent celles sur l’authenticité du Dasein dans Sein und Zeit.
18
Il nous paraît plus opportun (et naturel) de parler d’outils plutôt que d’utils comme le fait Vezin, bien que dans
le cours du semestre d’hiver 1929-1930 la traduction de Panis distingue les deux pour faire apparaître la
différence entre Zeug et Werkzeug. Concernant Sein und Zeit, la compréhension des analyses ne s’en ressent
pas ; concernant le cours, nous y reviendrons par la suite (mais ce point s’avèrera inessentiel dans notre cadre).
19
Etre et temps § 15 (trad. Vezin modifiée p. 104 [68])
13
il n’y a pas d’outil « fait pour » sans que son pour quoi n’implique pas un autre étant. Mais le renvoi du « fait
pour » est un cas particulier de renvoi, puisque l’outil renvoie tout aussi bien à d’autres outils qui serviront à
mener à bien l’ouvrage, tout comme aux autres outils dont lui-même provient. Ainsi le stylo qui est fait pour
écrire renvoie à la feuille, l’encre, le bureau, la pièce… ; chacun de ces étants ne se montre pas, comme y
insiste Heidegger, seul pour lui-même, mais ils s’offrent toujours comme un tout au regard de la discernation
(Umsicht, traduisible aussi par « circonspection », ce qui rend peut-être plus fidèlement le terme allemand
qui signifie littéralement la « vue autour », bien que nous nous en tiendrons à la traduction de Vezin). Celle-
ci est la manière de voir spécifique de la préoccupation, qui rend possible le fait que cette-dernière se meuve
dans les ensembles de renvois (d’où le Um-). Le phénomène du renvoi se verra analysé plus longuement par
la suite. Le commerce avec l’outil n’est donc ni une saisie thématique de celui-ci, ni non plus un rapport
aveugle. Ce n’est certes pas en discourant longuement sur le marteau que nous apprendrons à nous en servir ;
mais cela veut tout aussi peu dire qu’il n’y a pas un « bon » usage du marteau. Ce bon usage se révèle à la
discernation lorsque nous l’utilisons de fait. Ce rapport à lui est le plus authentique, contrairement à ce que
pourrait nous mener à croire le préjugé selon lequel la connaissance serait la modalité la plus originelle du
rapport aux étants. Cela est en effet conforme au genre d’être de l’outil en général, que Heidegger détermine
comme utilisabilité (Zuhandenheit). Ceci ne se confond toutefois pas avec la simple « maniabilité » : il faut
sous ce terme avoir en vue le renvoi à d’autres étants et le « pour quoi ». Nous sommes donc ici en
possession des réponses à nos deux questions : le Dasein préoccupé se rapporte à l’étant sous le mode de la
discernation, étant dont l’être se détermine comme utilisabilité.
Ceci appelle à plusieurs remarques importantes. D’abord, l’outil « s’efface derrière son utilisabilité »20
justement pour devenir utilisable : ainsi nous ne pensons pas au marteau lorsque nous nous en servons. Ce
point est absolument central concernant la modalité du rapport du Dasein à l’étant au sein de la
préoccupation, à savoir la discernation. C’est l’ouvrage qui est en vue, et non les étants au moyen desquels il
est réalisé. « L’ouvrage comporte le réseau entier des renvois à l’intérieur duquel l’outil se présente »21
: telle
est la raison pour laquelle les autres outils (puisque l’ouvrage en est malgré tout un aussi) eux-mêmes
peuvent s’ « effacer ». Cela signifie que l’étant rencontré de prime abord dans le monde s’efface dans le
rapport que nous avons à lui. Ce fait est certainement à l’origine de notre aveuglement initial au phénomène
du monde, de sorte que ce-dernier est abordé en faisant abstraction de la préoccupation. Ensuite, nous
aurions tord de restreindre le genre d’être de l’utilisabilité aux outils au sens courant du terme. Les ouvrages
ont aussi le genre d’être de l’outil : la chaussure est « faîte pour » être portée et renvoie aux « matériaux »
qui la constituent, par exemple le cuir, qui lui-même renvoie à l’élevage, etc. 22
De plus, et ceci est important,
l’ouvrage est toujours à la mesure de l’usager, « l’usager « est » présent dans la naissance de l’ouvrage »23
.
Cela implique que l’ouvrage renvoie non seulement à d’autres outils, mais aussi à d’autres Dasein, et donc à
un monde public des utilisateurs accessible à tous : ainsi un pont, une gare, une route, etc. Enfin, une
objection serait que l’étant aurait déjà dû être dévoilé comme là-devant, pour n’être qu’ensuite utilisé au vue
de la connaissance que nous en aurions prise. Or la connaissance est fondée sur l’être-au-monde, et le monde
ambiant se manifeste d’abord comme il vient d’être décrit : Heidegger peut alors dire que « l’utilisabilité est
la détermination ontologique catégoriale de l’étant tel qu’il est « en soi » »24
. Reste à découvrir le chemin qui
peut conduire de celle-ci et de la discernation dont elle est le pendant au phénomène du monde.
20
Etre et temps § 15 (trad. Vezin p. 106 [69])
21
Etre et temps § 15 (trad. Vezin p. 106 [70])
22
Et ce jusqu’à la « nature », qui n’est pas à entendre en un sens philosophique ou romantique mais comme outil
elle aussi, en deçà duquel il n’y a plus de renvois à d’autres outils : « le bois est plantation forestière, la
montagne est carrière de pierre, le fleuve est force hydraulique » (Etre et temps § 15, trad. Vezin p. 106 [70]) ; à
l’autre extrémité, il y aura le Dasein. Heidegger mènera une profonde critique de ceci en 1953 dans La question
de la technique, in Essais et conférences, trad. Préau, Gallimard, p.9-48, en particulier à propos du fleuve p.21-
22.
23
Etre et temps § 15 (trad. Vezin p. 107 [70-71])
24
Etre et temps § 15 (trad. Vezin p. 108 [71])
14
La manifestation de l’appartenance de l’étant au monde dans la préoccupation
Comment le monde peut-il se montrer comme tel dans la préoccupation ? Ou plutôt : comment ce
phénomène peut-il commencer à poindre (puisqu’il ne sera en fait saisi pour lui-même que dans le cadre
d’une rupture avec le monde quotidien) ? Heidegger commence son analyse (§ 16) par ceci. « Le monde
n’est pas lui-même un étant au sein du monde, et pourtant il détermine tellement cet étant que celui-ci ne
peut se rencontrer et que l’étant dévoilé en son être ne peut se montrer que dans la mesure où monde « il y
a » »25
. Ce qui signifie qu’il n’y a pas un étant nommé « monde » que nous pouvons rencontrer dans la
préoccupation. Au contraire le monde est la condition de possibilité de toute rencontre d’un étant. En effet,
pour le Dasein seul peut se rencontrer un étant dans la mesure où il a le genre d’être de l’être-au-monde. Le
monde est donc le « lieu » où cette rencontre avec l’étant peut se produire. Mais l’affairement dans la
préoccupation rend le Dasein d’abord aveugle à ceci. Le monde ne paraît pas se manifester lorsqu’elle va
son train, puisqu’elle est rivée à l’ouvrage dont elle se préoccupe. Celui-ci appartient bien au monde, et
pourtant de prime abord cela ne se « voit » pas. Cela semble paradoxal, d’autant que si le Dasein est l’étant
ayant une entente de lui-même, comme être-au-monde il doit toujours avoir aussi une entente du monde.
Mais s’il s’entend d’abord à partir de l’étant dont il se préoccupe, alors corrélativement il n’entend le monde
que dans l’optique de la préoccupation. Si le monde n’est rien d’étant tout comme le Dasein n’est pas l’objet
de sa préoccupation, alors l’un et l’autre ne semblent pouvoir que nous échapper dans le monde quotidien.
Heidegger montre que dans certains cas, cette appartenance de l’étant au monde peut pourtant se manifester
au Dasein. La possibilité d’un être-au-monde non préoccupé pourra par la même occasion émerger. Cela
peut advenir lors de perturbations du commerce quotidien avec les outils. Soulignons avant d’engager
l’analyse que ce n’est pas la mondanéité du monde qui va apparaître ici, mais seulement l’appartenance au
monde des outils.
Heidegger dégage trois types possibles de perturbations de la préoccupation. Il a celui où l’outil devient
brutalement hors d’usage. De ce fait il a la capacité de nous surprendre. Ceci est remarquable, puisque le
commerce avec l’étant utilisable a lieu dans une totale « insurprenance ». Lorsque tous les renvois ont leur
objet, c’est-à-dire si quelque chose est à chaque fois comme visé par eux, la préoccupation se poursuit sans
encombre. En revanche, si un outil ne fonctionne plus, les autres outils qui renvoyaient à lui tout comme ce à
quoi lui-même renvoyait apparaissent sous un autre angle. L’étant se manifeste d’une nouvelle manière qui
n’est plus conforme à la discernation. Il devient alors découvert comme étant là-devant, une chose
inutilisable, ceci dit fugitivement puisque la préoccupation reprend son train dans la tentative quasi-
immédiate de le réparer : Heidegger montre qu’il n’apparaît pas malgré tout comme une chose étrangère à
l’outillage. Mais durant ce bref instant, il manifeste son aspect (ainsi Heidegger traduit-il en général eídos),
qui certes était toujours déjà là, mais qui n’était pas encore apparu comme tel. Il y a aussi le cas où l’outil
vient à manquer : le reste devient alors impossible à utiliser ou à éliminer, et là encore est perçu comme là-
devant. L’utilisable se signale sous le mode de l’ « importunance (Aufdringlichkeit) ». Heidegger remarque
qu’il se manifeste d’autant moins comme utilisable que le besoin qu’en a la discernation est plus urgent : elle
passe difficilement à autre chose, demeure comme paralysée face à cette absence qui est le mode de la
présence de l’étant manquant. Ce mode particulier de présence le destitue du caractère d’utilisabilité, puisque
d’utilisable il n’y a que dans la préoccupation affairée à ses tâches. Enfin, le cas se présente où quelque
chose se met « en travers de la route » : l’être là-devant de l’utilisable s’annonce lorsqu’il n’est pas à sa
place. Il dérange alors plus qu’autre chose , il gène l’usage normal des autres outils. Imaginons par exemple
qu’il faille changer l’ampoule d’un phare avant de voiture. Le moteur et tous les éléments présents sous le
capot sont en temps normal, à savoir lorsque nous roulons, agencés tout à fait comme il faut. Mais s’agissant
de changer l’ampoule, ils obstruent le passage des mains, nous gênent véritablement. Alors ce n’est plus sous
25
Etre et temps § 16 (trad. Vezin p. 108 [72])
15
l’angle de leur utilisabilité qu’ils nous apparaissent, mais selon leur aspect, aspect qui est perçu de telle
manière que nous cherchons comment éviter ces éléments et poursuivre notre préoccupation. Prenons un
autre exemple très différent. L’urinoir de Duchamp est exposé au centre George Pompidou. Au départ, il ne
s’agit que d’un outil au sens de Heidegger, d’usage fort courant. S’il était remis en service, il fonctionnerait
certainement correctement. Mais tel n’est pas le cas : il est exposé dans un musée. Il se voit ainsi
volontairement coupé de tous ses renvois habituels. Ce n’est pas seulement son aspect qui apparaît alors, à
lui qui aurait été utilisé autrement dans une totale indifférence, mais aussi ce à quoi il renvoie qui forme le
« monde » des toilettes pour homme. Ceci est d’autant plus clair que quelqu’un a justement uriné dedans,
avant qu’il ne soit protégé par une vitre. Le fait qu’il soit appréhendé comme une œuvre d’art par les
visiteurs montre qu’il n’apparaît plus seulement comme utilisable (car d’une certaine façon, il ne peut sans
doute pas ne pas apparaître comme tel).
Dans les trois cas, explique Heidegger, l’appartenance au monde de l’utilisable apparaît : les renvois du
« fait pour » perturbés deviennent explicites comme, encore une fois, cela apparaît particulièrement dans
l’exemple de l’urinoir. Lorsque la préoccupation est perturbée, tout l’outillage, par exemple l’atelier dans
son ensemble, se manifeste : « avec ce tout, c’est le monde qui commence à poindre »26
, non comme là-
devant mais comme « le « là » antérieurement à toute constatation et à toute contemplation ». Il est
découvert à la discernation comme ce qui la rend possible. Certes, il ne se montrait pas à elle avant ; mais
« que le monde ne se signale pas à l’attention, telle est la condition de possibilité pour que l’utilisable ne
sorte pas non plus de son état d’insurprenance pour se mettre en avant »27
. Le monde comme ensemble des
renvois ne peut apparaître que lorsque ceux-ci sont perturbés. Dans la préoccupation, le monde est à chaque
fois « pré-découvert » ; mais pour que celle-ci ait lieu correctement, il doit être en même temps recouvert,
comme nous l’avons vu avec l’exemple de l’usage du marteau : si nous étions surpris par chaque outil et le
considérions comme là-devant, nous ne pourrions guère entreprendre des ouvrages. Une familiarité est donc
nécessaire, et c’est celle-ci qui est perturbée dans chacun des trois cas. L’être-au-monde de la préoccupation
est donc, selon une formule où Heidegger condense ce point, le fait d’ « être plongé de façon non thématique
dans la discernation des renvois qui sont constitutifs de l’utilisabilité de l’outillage »28
.
Le renvoi en tant que phénomène constitutif de la mondanéité du monde ambiant
Nous voyons donc que les réseaux de renvois sont des structures éminentes de la mondanéité. C’est pourquoi
Heidegger entreprend au § 17 une analyse du renvoi et du signe. Que nous apprend celle-ci ? Un outil
renvoie à d’autres outils, qui eux-mêmes renvoient à d’autres. Il existe donc des réseaux de renvois, qui font
apparaître l’appartenance des l’outils au monde lorsqu’ils se trouvent perturbés. Heidegger choisit pour
déterminer plus nettement ce qu’est un renvoi d’analyser un outil spécifique, « tel que des « renvois » s’y
rencontrent à divers niveaux de sens »29
: le signe. Il y a différents types de signes, tout comme il y a
différentes modalités de l’ « être-signe pour » lui-même dont nous pourrions tirer le « genre universel de la
relation ». Les signes sont des outils singuliers car ils servent à montrer, ils sont « faits pour » cela, ce qui
constitue un type de renvoi (et le renvoi est un type de relation). Le philosophe choisit d’expliciter cela par
un exemple : la flèche rouge indiquant le changement de direction d’une voiture. C’est le conducteur qui
choisit sa position ; or « ce signe est un outil qui n’a pas son utilisation dans la seule préoccupation du
chauffeur », il n’est pas monologique. C’est surtout aux autres conducteurs qu’il est utile, quoiqu’il
n’apparaisse pas non plus au chauffeur la réglant comme une simple chose là-devant. Cette flèche a sa place
dans un réseau entier de renvois, celui de la circulation automobile et de ses règles. Mais quelle est la
26
Etre et temps § 16 (trad. Vezin p. 111 [75]). Nous reviendrons sur le terme de « Ganzen » dans la troisième
partie de ce travail où il sera traduit à cette occasion par « ensemble » – ce qui était difficilement possible ici.
27
Etre et temps § 16 (trad. Vezin p. 112 [75])
28
Etre et temps § 16 (trad. Vezin p. 113 [76])
29
Etre et temps § 17 (trad. Vezin p. 113 [77])
16
différence entre ce signe qui s’insère dans ce réseau et un marteau qui lui aussi s’insère dans un réseau tout
en n’étant pas un signe ? Le simple renvoi en général ne suffit pas. Avec la flèche, le type de renvoi est le
« montrer », et est appréhendé comme tel par la discernation ; cela s’oppose au renvoi en tant
qu’ustensibilité. Le signe a par là même une « application privilégiée ».
Comment la discernation s’y rapporte-t-elle ? L’usager qui perçoit la flèche du conducteur roulant devant lui
doit stopper ou se garer dans une certaine direction (ce sur quoi nous reviendrons à propos de la spatialité).
« Le signe s’adresse à un être-au-monde spécifiquement « spatial » », et notre rapport à lui n’est pas correct
si nous restons simplement en face de lui. Une flèche perçue nous pousse au moins à regarder dans la
direction indiquée. Si la discernation nous y conduit, c’est parce qu’elle a une sorte de « vue d’ensemble »
sur le monde ambiant de la préoccupation en général, à partir de laquelle elle trouve sa direction. Les signes
permettent au Dasein de s’orienter dans les différents réseaux d’outils. Par là, ils lui révèlent l’appartenance
au monde de ceux-ci. « Les signes montrent toujours en premier « dans quoi » on vit, à quoi s’arrête la
préoccupation, bref quelle est la tournure que ça prend. » Par ailleurs, instituer un signe (nouveau, ou
prendre pour signe un étant déjà utilisable) n’est possible qu’en ayant en vue le monde ambiant de
l’utilisable. Le signe doit de plus être surprenant, pour trancher avec l’insurprenance des autres outils dont se
préoccupe le Dasein : par exemple la flèche doit surprendre les autres usagers, tout en restant accessible à
leur discernation. Mais si un feu rouge en plein désert peut surprendre, cela est malgré tout absurde, car la
« surprenance » n’a de sens que relativement à un réseau de renvois. Il s’ensuit qu’il ne s’utilise pas
seulement avec tel autre outil, mais qu’il rend accessible le monde ambiant dans son ensemble. « Le signe est
un utilisable ontique qui, tout en fonctionnant comme cet outil particulier, a en même temps un rôle
d’indicateur par rapport à la structure ontologique de l’utilisabilité, du réseau entier des renvois et de la
mondanéité »30
. Heidegger mentionne une objection possible : avant d’être pris pour signe, tel étant serait
déjà là-devant. En réalité, il faut répondre que la première rencontre avec lui n’a eu lieu que sur le mode de
la discernation, et qu’il n’était pas là-devant avant toute rencontre. D’autre part, le Dasein primitif usant de
divers signes pourrait être pris comme exemple pour illustrer notre propos, mais il ne s’agit que d’un cas
particulier où le signe coïncide avec ce qui est montré, et cela ne signifie pas pour autant que tel est le cas
parce qu’une attitude théorique a été adoptée à l’origine.
La question que nous pouvons désormais poser est : comment le monde peut-il nous livrer des étants de ce
genre et pourquoi les rencontrons-nous d’emblée ? L’être de l’étant rencontré d’emblée dans le monde est
l’utilisabilité, ce qui implique que le monde est toujours déjà dévoilé avec chaque outil. Sur quel fondement
s’effectue la rencontre de ce-dernier dans le monde ? Si le renvoi est un caractère fondamental de l’étant
utilisable, comment le monde le rend-il possible ? Le renvoi n’est pas en réalité une qualité qui se
surajouterait à un outil. Un outil est bien plutôt ce qu’il est sur le fondement du renvoi. Il doit dans son être
être joint à quelque chose : ainsi « le caractère d’être de l’utilisable est la conjointure (Bewandtnis) ». Tel est
l’être de l’étant qui se rencontre d’abord dans le monde. Le fait ontique qu’un outil n’est en tout rigueur
jamais seul se voit ontologiquement fondé. Ceci implique également la structure du « pour quoi », ce-dernier
pouvant lui aussi avoir sa conjointure. Heidegger prend l’exemple suivant : le marteau est fait pour taper, cet
acte a pour conjointure le fait de consolider, celui-ci de protéger des intempéries, celui-ci enfin de mettre à
l’abri le Dasein, ce qui constitue une possibilité de son être. Ceci appelle deux remarques. La première est
que chaque étant utilisable voit déterminer sa conjointure avec les autres à partir de « l’entièreté de
conjointure » (Bewandtnisganzheit). Par exemple, l’atelier est antérieur à tel outil lui appartenant. La
seconde est que cette entièreté renvoie à un « pour quoi » ultime, après lequel il n’y a plus de conjointure, à
savoir le Dasein qui est « l’unique et propre à-dessein-de quelque chose »31
. Lui-même ne renvoie à plus
rien, d’une part simplement parce qu’il existe à dessein lui-même, c’est-à-dire qu’il est le « pour quoi »
30
Etre et temps § 17 (trad. Vezin modifiée p. 120 [82])
31
Etre et temps § 18 (trad. Vezin p. 122 [84])
17
initial à partir duquel seulement il peut y avoir les autres « pour quoi » ; d’autre part parce qu’il est l’étant
pour qui il y a un monde, c’est-à-dire dont la mondanéité appartient à son être. Signalons l’importante
conséquence éthique de cela : parler de « matériel humain », traiter autrui comme un moyen à dessein de
quoique ce soit, c’est ne plus le considérer comme un Dasein, mais simplement comme un outil.
Que peut découler de ceci quant à la mondanéité ? Nous comprenons ainsi ce difficile passage de l’ouvrage.
Heidegger commence par préciser ce que signifie conjoindre, qui s’entend en deux sens. Au sens ontique,
cela veut dire que la préoccupation laisse être l’étant utilisable tel qu’il est en apparaissant d’emblée. La note
a) de la page 85 de la version allemande, certes tardive et qui mériterait un commentaire spécifique, éclaircit
ce point : il s’agit pour la préoccupation de « le laisser au déploiement de sa vérité ». Ce conjointement est la
condition de possibilité de conjoindre cet utilisable à d’autres dans la discernation. Au sens ontologique, il
s’agit « de la délivrance de chaque utilisable en tant qu’utilisable, qu’il ait ontiquement à quoi se
conjoindre » ou non, dans le cas de l’étant que le Dasein ne laisse pas être dans la préoccupation mais qui
tient lieu par exemple d’une œuvre à accomplir. Le fait d’avoir déjà à chaque fois conjoint l’étant est
quelque chose qui s’effectue a priori et qui relève de l’être du Dasein. Heidegger clarifie ceci : comme c’est
un étant qui apparaît au Dasein, et cela seulement d’après une entente de l’être, il s’agit toujours d’un
utilisable qui est dévoilé au sein du monde ambiant. Pour quelle raison ? Le philosophe poursuit : le
dévoilement de toute conjointure n’est possible « que sur la base du prédévoilement d’une entièreté de
conjointure », lequel fonde donc la manifestation de l’appartenance de l’étant au monde de l’utilisable. Par là
est prédévoilé ce en vue de quoi est dévoilé le conjointement, à savoir le Dasein dont nous avons dit dès le
début qu’il est l’étant qui a une entente de son être. Heidegger demande alors : « Or que veut dire que : ce en
vue de quoi est d’emblée délivré l’étant au sein du monde doive avoir été préalablement découvert ? » La
réponse est que le Dasein, se rapportant à l’étant, a une entente de l’être. En tant qu’être-au-monde, il entend
cet être-au-monde, donc le monde. Il faut en conclure que « la dimension dans laquelle l’entendre se
renvoie, pour autant qu’elle est ce en vue de quoi se ménage la rencontre de l’étant ayant la conjointure
pour genre d’être, est le phénomène du monde. »
Que montre ce passage absolument central ? Heidegger veut dire que le monde ambiant du Dasein est
immédiatement dévoilé comme le lieu où se dévoile l’entente de l’étant, parce que le Dasein entend l’être, et
du Dasein lui-même, parce son existential fondamental est l’être-au-monde. La preuve est ici fournie du fait
que c’est l’étant utilisable qui est d’emblée rencontré dans le monde, et non l’étant là-devant : cette
affirmation n’est plus ce qui pouvait sembler être un simple constat. Ce fait est fondamental car cela valide
les analyses précédentes sur l’outil et demeure au fondement des analyses ultérieures. Si le Dasein est l’étant
qui entend cooriginairement l’être, lui-même (donc l’être-au-monde et ce dans sa structure entière) et l’étant,
l’étant qui est rencontré de prime abord dans le monde ne peut être qu’un étant qui renvoie à d’autres
jusqu’au Dasein parce que le Dasein à chaque fois se rapporte à son être qui est l’être-au-monde. Le Dasein
est l’étant pour lequel en son être, il en va de cet être ; il doit pouvoir s’entendre lui-même dans le monde,
dans la mesure où son être est d’être-au-monde ; entrendre l’étant qu’il est implique une entente de l’être,
d’où suit une entente de l’étant ; pour s’entrendre lui-même dans un monde, l’étant dans le monde doit avoir
le caractère du renvoi, renvoi qui remonte jusqu’à l’étant qui ne revoie lui-même à rien, le Dasein ; l’étant
mondain est ainsi d’emblée dévoilé comme étant utilisable. Au contraire l’être là-devant de l’étant, n’ayant
pas le caractère du renvoi, n’est pas pour cette raison même d’abord dévoilé. Tout ceci explique que la
familiarité soit la modalité du rapport du Dasein à l’étant du monde ambiant. Nous pourrions en effet
affirmer qu’elle découle de l’entente de l’être qu’a à chaque fois le Dasein, tout comme (ce qui n’est pas
foncièrement différent) elle découle du fait que le Dasein, entendant son être-au-monde, se reconnaît d’une
certaine manière dans l’étant de sa préoccupation : cela explique qu’il se présente d’emblée à autrui d’après
la place qu’il tient dans le monde public de la préoccupation, à savoir son métier. De ce fait, il « anime d’une
signification » les rapports de renvois ; et « l’entièreté de rapport en laquelle baigne cette animation en
signification, nous la nommons la significativité (Bedeutsamkeit). Elle est ce à quoi se résume la structure du
monde dans laquelle est chaque fois déjà le Dasein en tant que tel. » D’emblée, les réseaux de renvois
18
forment un tout cohérent parce que le Dasein remplit le monde de signification, son être-au-monde
l’impliquant. Tel est ce qui réside au fondement des « significations », de la parole et de la langue.
Si les analyses précédentes demeurent centrales, Heidegger nous met toutefois en garde : « nous n’avons
encore dégagé que l’horizon à l’intérieur duquel quelque chose tel que le monde et la mondanéité sont à
rechercher »32
. Par ailleurs, une objection pourrait être que l’ « être substantiel » de l’étant dans le monde
serait comme « volatilisé en un système de relations ». En réalité, comme nous avons tenté de le montrer,
celui-ci est justement fondé sur la significativité ; et l’être là-devant de l’étant ne se découvre pas de prime
abord, mais seulement lorsque cesse la discernation.
C) Le contraste entre l’analyse précédente et celle de Descartes
Notons d’emblée que Heidegger précise que les développements qui vont suivre ne seront pleinement
justifiés qu’une fois accomplie dans la IIème partie, 2ème
section de Sein und Zeit (qui ne sera jamais publiée)
la « destruction phénoménologique du cogito sum »33
. Ils montrent pourtant une mauvaise manière de poser
le problème du monde, qui est chez Descartes exemplaire : il part en effet d’un étant dans le monde, puis,
sans doute pour cette raison, manque le phénomène du monde.
De manière générale, Descartes détermine le monde comme res extensa. Son point de départ est l’opposition
entre l’ego comme res cogitans et la res corporea, qui sont deux substantia. La substantia est entendue
comme ce qui constitue l’être d’un étant ne tenant qu’à lui-même. Mais une ambiguïté subsiste : cela peut
signifier ou bien l’être de l’étant qui a le genre d’être de la substance, la substantialité, ou bien l’étant lui-
même qui est une substance. Heidegger remarque que cette ambiguïté résidait déjà dans le terme de
l’ontologie grecque ούσία, dont substantia en est la traduction faîte par la philosophie latine. Quelle est la
substantialité de la res corporea ? La substance pour Descartes n’est accessible que par le biais de ses
attributs, dont un attribut essentiel présupposé par les autres fait signe vers la substantialité correspondante :
ici, il s’agit de l’étendue, c’est-à-dire de la longueur, la largeur et la profondeur. Notons que les analyses de
Heidegger sur la spatialité qui suivront cette exposition du problème du monde chez Descartes seront fort
différentes. La chose corporelle peut conserver son étendue tout en changeant de figure, de mouvement et de
division, qui sont les modes de l’extension. Par exemple, le mouvement ne peut être expérimenté que comme
étant un changement de lieu, donc comme une modification de l’étendue. En revanche, la couleur n’est pas
indispensable à la matière (mentionnons dans un cadre très différent les analyses de Husserl qui d’une
certaine manière illustrent cela : une couleur ne peut être représentée sans un objet coloré dans l’espace).
Seule l’étendue est donc ce qui assure une « constance permanente » à la substance corporelle.
Descartes entend, comme nous l’avons vu, par substance un étant tel qu’il n’a besoin d’aucun autre pour
être. Or, cette définition ne semble convenir qu’à Dieu, ens perfectissimum : tous les autres étants là-devant
(et Descartes n’envisage l’étant qu’ainsi) paraissent avoir besoin d’être produits (créés) et conservés.
Pourtant, les étants différents de Dieu sont des substances d’une certaine façon, pour autant qu’il s’agit aussi
d’étants. Il y en a deux types : la res cogitans et la res extensa. Mais l’on ne peut les entendre comme
substances de la même manière que Dieu, car ils en diffèrent infiniment. Le sens d’être n’est pas univoque
ici, sinon il faudrait parler de Dieu, l’étant incréé, comme s’il était créé, ce qui est absurde. Descartes laisse
pourtant ce point inexpliqué, tenant le sens de l’être pour allant de soi, et en affirmant que la substantialité ne
32
Etre et temps § 18 (trad. Vezin modifiée p. 125 [86-87])
33
Etre et temps, trad. Vezin (modifiée) p. 128 [89]. Le § 5 du cours donné en été 1927 publié sous le titre Les
problèmes fondamentaux de la phénoménologie explique en effet que la méthode phénoménologique s’articule
en trois moments inter-dépendants : la réduction (tourner notre regard dirigé d’abord vers l’étant vers l’être), la
construction (pour le dire d’un mot, cela correspond à l’analytique du Dasein qui rendra possible un accès à
l’être) et la destruction (critiquer les concepts métaphysiques hérités pour atteindre une expérience originaire de
l’être et s’approprier ainsi positivement la tradition). Voir les pages 39-42 de la traduction de J.-F. Courtine (p.
28-32 dans le tome 24 de la Gesamtausgabe).
19
nous affecte pas, car seuls les attributs sont saisissables par nous. Nous ne pouvons donc pas savoir quel est
le sens commun dans lequel nous pouvons parler de substance aussi bien pour Dieu que pour les autres
étants créés. Or ce problème, qui remonte en fait au problème de l’analogie chez Aristote, avait passionné
l’ontologie médiévale, par rapport à laquelle Descartes reste sur ce point « loin en deçà »34
. Le fait que le
problème soit résolu de la sorte à peine abordé – il « esquive » même selon Heidegger la question – en
constitue la preuve. De la sorte, il ouvre la voie à Kant qui affirmera que « être n’est pas un prédicat réel ».
Ceci tient au fait que l’être n’est pas un étant : telle est la raison pour laquelle Descartes veut, à tord, recourir
à l’étant, l’attribut qui convient le mieux à la conception de celui-ci comme là-devant. « Que la substance
soit déterminée grâce à un étant substantiel, voilà la raison pour laquelle le terme parle à double sens » ;
« derrière cette infime différence de signification s’abrite pourtant l’incapacité de maîtriser le problème
principal, celui de l’être »35
. Ainsi, la substance finie comme res extensa a pour attribut essentiel l’extensio,
mais sa substantialité reste indéterminée. Tels sont les soubassements ontologiques de la détermination
cartésienne du monde comme res extensa : il importe remarquer le flou initial de la notion de substance.
Une telle détermination trahit le fait que le phénomène est « franchi d’un saut », tout comme l’être de l’étant
utilisable du monde ambiant. Nous pouvons nous demander comment se fait-il que Descartes ait pu passer à
côté de l’être de l’étant du monde ambiant, alors que Heidegger prouvait au paragraphe précédent (§ 18) que
c’est lui qui est de prime abord rencontré : la Ière partie, 3ème
section de Sein und Zeit devait montrer
pourquoi tel est le cas dès Parménide. Pourtant, si le Dasein est l’être-au-monde, d’où vient que Descartes
détermine ainsi le monde ? D’une part, il n’a pas recherché le phénomène en question ; d’autre part, sa
propre recherche ne l’a pas mené à interroger ce que serait l’appartenance à un monde. Même si Dieu, le je
et le monde sont radicalement distingués, le statut ontologique du dernier est déterminé d’avance à partir de
celui des deux autres. Si tel est le cas, alors l’être de l’étant intramondain et l’être-au-monde en général se
voient ignorés par Descartes. Heidegger rappelle qu’au § 14, il était demandé quel genre d’accès au
phénomène de la mondanéité est requis, et la réponse était le rapport du Dasein au monde ambiant. Qu’en
est-il avec Descartes ? L’accès au monde doit s’ouvrir selon lui au moyen de la connaissance physico-
mathématique : nous pouvons avec elle gagner une emprise sûre sur l’étant qui acquiert une « constance
permanente », qui « est » ainsi véritablement. Le monde se voit alors, selon l’expression de Heidegger,
« dicter son être »36
à partir d’une idée précise de l’être relevant d’une certaine conception de la
connaissance. Ce qui veut dire que Descartes prescrit l’être de l’étant mondain, et ne se le laisse pas donner
comme le fait Heidegger en partant de l’être de l’étant tel qu’il se rencontre dans le monde ambiant. C’est la
raison pour laquelle il reste aveugle à l’utilisabilité, et s’en tient à l’être là-devant. Son souci semble plutôt
être de fonder ontologiquement les résultats de la connaissance moderne physico-mathématique alors
naissante avec Galilée. Cela a pour conséquence que la question de l’accès convenable à l’étant ne se pose
pas pour lui, du fait qu’il hérite de la conception traditionnelle accordant le primat à l’intellectio. Il pense
clairement que l’étant ne se montre pas de prime abord dans son être, comme le montre sa critique de la
sensation : le fait que le morceau de cire ait une couleur, une odeur, etc. est ontologiquement sans
importance ; seul vaut l’être que prescrit la connaissance à cet étant, à savoir son étendue. Heidegger illustre
le fait que Descartes n’est pas capable de déterminer l’être de l’étant tel qu’il se donne de prime abord par
l’analyse que celui-ci fait de la dureté. Cette-dernière est conçue comme résistance, mais non pas au sens
d’une épreuve faîte de celle-ci par le Dasein : il s’agit du fait de ne pas changer de lieu, relativement à autre
chose qui en change. Mais ce qu’affirme ici Descartes repose sur une perception de l’étant telle qu’une
entente particulière et non originelle de lui la guide : l’étant est conçu comme là-devant, et relativement à
notre exemple comme une simple chose étendue. L’expérience qui est faîte d’un tel étant ainsi décrite repose
également sur une entente de l’être du Dasein comme là-devant (l’expérience de la dureté, affirme
34
Etre et temps § 20 (trad. Vezin p. 132 [93])
35
Etre et temps § 20 (trad. Vezin p. 133 [94])
36
Etre et temps § 21 (trad. Vezin p. 135 [96])
20
implicitement Heidegger, est dans le monde ambiant fort différente, et de même pour l’animal). L’être du
Dasein est, lui aussi, pensé par Descartes comme étant une substance : la res cogitans.
Heidegger soulève toutefois certaines objections possibles contre sa propre critique. D’abord, Descartes se
préoccupait-il seulement de dégager le phénomène du monde, qu’il ne pouvait d’ailleurs même pas saisir ? Il
en vient pourtant à poser le problème du « je » et du « monde » dans les Méditations métaphysiques ;
toutefois, comme nous l’avons vu, sans avoir suffisamment critiqué la tradition ontologique. Son
aveuglement au monde de l’ouvrage et l’insuffisance de sa critique de l’ontologie dont il hérite, qui est au
fondement de cet aveuglement, sont au final les deux erreurs fondamentales de Descartes qui l’empêchent de
dégager correctement le phénomène du monde. Mais il serait possible d’objecter que même si tel est le cas, il
aurait au moins « jeté les bases de la caractérisation ontologique de cet étant au sein du monde sur lequel tout
autre étant se fonde en son être, la nature matérielle »37
. La « couche fondamentale » de l’étant serait atteinte,
et à celle-ci se superposeraient d’autres qualités, qui n’en seraient que des modifications, dont l’utilisabilité.
Mais avec la choséité matérielle posée au départ comme être de l’étant dans le monde, atteignons-nous
vraiment l’être de l’étant rencontré de prime abord ? Est-ce que l’utilisabilité n’est qu’un prédicat de valeur
là-devant d’un étant là-devant ? Heidegger souligne que « la reconstruction » de la chose d’abord
« épluchée » depuis la matière jusqu’aux différents prédicats de valeur n’est possible que sur le fondement
d’une vue d’ensemble du phénomène dans son ensemble (qui est « reproduite dans la reconstruction ») ;
cette vue est celle qu’a d’emblée le Dasein quotidien qui ne s’étend pas seulement à tel étant, comme s’il
était là-devant, car son être appelle immédiatement une vue de l’entièreté de conjointure, comme le prouvait
le § 18. Si c’est l’être du Dasein, comme être-au-monde, qui exige que l’étant utilisable soit d’emblée
rencontré, alors il s’ensuit que les résultats auxquels aboutit Descartes forment un tout dans lequel l’entente
de l’être du Dasein comme là-devant (sur lequel aurait dû revenir la partie mentionnée de Sein und Zeit non
publiée) va de pair avec une entente du monde atteint non dans la discernation mais sur le mode de la
connaissance de l’étant dans le monde conçu comme là-devant. Au reste, l’acte de connaître que privilégie
Descartes constituait déjà une preuve au § 13 de l’être-au-monde au sens où l’entend Heidegger.
Bien que les thèses de Descartes trouvent un fondement dans l’être du Dasein, comme le rappelle Heidegger
renvoyant à ce § 13 ainsi qu’à la section 3 de la première partie de Sein und Zeit non publiée, il se trouve
qu’il est possible d’opposer point par point l’analyse des deux philosophes. C’est pourquoi le cas de
Descartes était exemplaire pour faire ressortir l’originalité du développement heideggerien du problème du
monde.
D) La spatialité du monde
Nous avons dès le départ évoqué le fait que concevoir le Dasein comme être-au-monde au sens d’un étant là-
devant spatial dans le monde (lui aussi là-devant) est une manière de passer à côté du problème du monde.
Les analyses du concept de monde chez Descartes comme res exetensa ont montré que cela revient à
concevoir l’étant en général comme là-devant en dépit de la manière dont il est effectivement d’abord
rencontré. Nous devons maintenant analyser quelle est la spatialité originaire qui se fait jour avec le Dasein,
puisque manifestement celui-ci a un rapport à quelque chose comme l’espace. Il va donc sans dire que le
problème de la spatialité est tout à fait central. Nous ne pouvons pas prétendre que le monde soit « dans »
l’espace ; au contraire l’espace est « au » monde. Cela signifie que le phénomène du monde est plus
originaire que celui de l’espace, même si c’est le second que nous percevons en premier (car plus un
phénomène est proche et originaire, moins il est aisément perçu comme tel). Quelle conception de l’espace
découle de l’être du Dasein ? Quelle est la spatialité de l’étant qui est dans le monde et celle de l’être-au-
monde ? Quelle est la véritable spécificité de l’espace en général ? A l’occasion de ces développements sera
37
Etre et temps § 21 (trad. Vezin p. 137-138 [98])
21
montré pourquoi l’espace mondial n’a rien de l’espace géométrique tel que nous serions tentés au premier
abord de le caractériser ; au contraire ce genre d’espace trouve son fondement dans la spatialité du Dasein.
Les analyses consacrées à la spatialité dans la première section de Sein und Zeit
L’être de l’étant rencontré de prime abord dans le monde ambiant est l’utilisabilité (Zuhandenheit). La
question demeure de savoir comment est-il « dans » celui-ci. Le fait que l’étant utilisable soit « sous la
main » (zuhanden) suggère une proximité de l’utilisable. Mais n’est-ce que la proximité au sens d’une
distance qui, une fois mesurée, s’avèrerait courte, dont il s’agit ? L’acte même d’apprécier si une distance est
courte ou longue fait signe vers une spatialité plus originaire à partir de laquelle est décidé du proche et du
lointain. Si la distance n’était qu’affaire de mesure, il faudrait au moins nous demander ce qui donne la
mesure. Mais dans notre cas, nous devons examiner comment proche et lointain se manifestent au Dasein
avant toute mesure mathématique, ce qui ne veut pas dire qu’ils s’imposent arbitrairement comme tels. Dans
l’usage qu’en fait la discernation, l’outil est toujours situé quelque part dans celle-ci : il est « rangé ici »,
« posé là », etc. ; il est « à sa place », ou au contraire il « traîne » ; ce qui n’est pas du tout affaire de
distance, ni de simple lieu dont la position ne correspondrait qu’à des coordonnées dans un repère orthogonal
ou sur une carte. « La discernation de la préoccupation fixe ce qui est proche de cette manière tout en tenant
compte de la direction dans laquelle l’outil est à tout moment accessible. »38
Il y a toujours des places pour
tels ou tels outils dans un tout où elles sont arrangées, dans le monde ambiant ; de cela, l’espace de la
géométrie ne peut rendre compte, car le problème n’est pas de savoir à quel lieu se trouve l’outil à côté
d’autres là-devant, et une réponse sous formes de coordonnées (x ; y ; z) n’aurait aucun sens. La place de
l’outil est de prime abord appréhendée par rapport aux autres qui l’entourent dans un ensemble de renvois
dans lequel se meut la discernation. C’est pourquoi même celui qui bricole peu sait combien peut être
désagréable de rechercher partout un outil lorsque qu’il n’est pas là où il devrait être. Chacun doit avoir son
propre coin, qui n’a rien d’arbitraire. Ce n’est pas par hasard si sur le bureau, la lampe se trouve à tel endroit,
le stylo ici et le papier là, si le bureau lui-même est placé près de la fenêtre, et si celle-ci est justement là où
elle est, à savoir du côté où le soleil éclaire. Etre « au coin du » n’est pas seulement à comprendre au sens de
« dans la direction de », mais aussi « dans les parages » ; il n’est pas ici question d’un lieu comme un autre
(comme dans l’espace de la géométrie) où se trouverait tel étant là-devant. C’est à partir du coin que
trouvent les étants la place qui leur revient. Tous les lieux sont dévoilés à partir de la préoccupation
quotidienne, et non pas « répertoriés dans une mensuration s’appuyant sur la contemplation de l’espace »39
;
de même, un coin n’est pas un lieu où se trouverait une somme d’étants là-devant. L’unité de tous les coins
est quant à elle possible dans l’entièreté de conjointure saisie à chaque fois par le Dasein : les coins à leur
tour s’intègrent dans un tout plus originaire.
C’est à partir d’un lieu que le Dasein, le « là » (da) qui détermine tous les autres lieux, s’oriente par rapport à
l’utilisable. Mais la possibilité de s’orienter ne peut pas se fonder originellement sur un espace géométrisé,
car sinon l’étant rencontré dans le monde ambiant serait à sa place sous le mode de l’être là-devant. La
position du soleil, qui est un repère fondamental, n’a pas d’abord un sens géographique d’où nous tirerions
les points cardinaux, mais elle prédispose des formations particulières de coins : ainsi nous plantons la vigne
en fonction de l’ensoleillement, l’exposition d’une maison détermine l’agencement des pièces, etc. De
même, les églises et les tombes sont axées sur le levant et le couchant : « la préoccupation du Dasein pour
lequel il y va en son être de cet être même, dévoile par avance des coins par rapport auxquels il a chaque fois
un rattachement décisif »40
. Il faut ceci dit noter le caractère d’insurprenante familiarité de l’utilisabilité de
chaque coin ; il ne devient visible qu’en cas de modes déficients de la préoccupation, à savoir quand quelque
chose manque, ou bien n’est pas à sa place, ou encore nous opportune. Sur ce point, nous revoyons au §18
38
Etre et temps § 22 (trad. Vezin p. 142 [102])
39
Etre et temps § 22 (trad. Vezin p. 143 [103])
40
Etre et temps § 22 (trad. Vezin p. 143-144 [104])
22
qui rend compte de la familiarité en général du monde ambiant. Ce n’est pas l’espace en tant que tel qui est
d’abord donné au Dasein ; il ne se dévoile ainsi qu’en cas de perturbations du commerce préoccupé avec
l’étant. Et encore n’est-il pas dévoilé pour autant sous une forme mathématisée. Heidegger peut en conclure :
« c’est au monde qu’il revient chaque fois de dévoiler en sa spatialité spécifique l’espace qui lui
appartient »41
, si le monde est constitué par la significativité de l’ensemble des renvois dans lequel s’exerce
la discernation.
Il s’ensuit que le Dasein est en son être-au-monde spatial. Il revient au § 23 de préciser cela. Heidegger
affirme immédiatement que sa spatialité ne peut se concevoir comme celle d’un étant là-devant, ce qui ne
doit pas nous étonner puisque l’étant rencontré dans le monde n’a pas cette spatialité, et parce que nous
savons aussi que le Dasein n’a pas ce mode d’être. L’être-au-monde n’équivaut pas à l’ouverture à un
« espace mondial », mais il est, pourrions-nous dire, d’une certaine manière cet espace. La spatialité de
l’être-au doit être examinée en ayant en vue celle de l’étant utilisable analysée ci-dessus. Elle possède deux
structures, qui sont deux existentiaux : le déloignement (Ent-fernung) et l’aiguillage.
Le premier désigne la tendance du Dasein à rapprocher l’étant d’abord et le plus souvent, dans le cadre de la
discernation, par exemple en devant se procurer telle ou telle chose. Ainsi « le Dasein a par essence une
tendance à la proximité »42
, dont témoignent des acquis modernes comme la radio ou la télévision43
qui selon
Heidegger désintègrent le monde ambiant. Que peut signifier une telle remarque ? La significativité
constitue une structure essentielle du monde ambiant ; or l’étant découvert via la radio et surtout la télévision
est peut-être bien souvent coupé de cette dimension. Ce qui appartient à un monde se voit démondanéiser
pour devenir là-devant « offert en spectacle », ou encore objet d’une préoccupation ne pouvant saisir une
quelconque profondeur du phénomène perçu. La proximité n’est quoiqu’il en soit pas d’abord évaluée selon
une distance mesurée et même mesurable44
, ce qui ne veut pas dire qu’elle n’est pas évaluée de manière
précise : tel lieu est « à deux pas » ou au contraire cela fait « une trotte » pour s’y rendre. Ainsi « un trajet
objectivement long peut être plus court qu’un trajet objectivement très court ». « Objectivement », c’est-à-
dire relativement à une mesure commune qui s’effectue entre deux étants là-devant, ce qui constitue comme
nous allons le voir une manière d’évaluer la proximité fort éloignée de celle qu’emploie le Dasein.
L’évaluation qui ne se règle pas sur elle n’est pas pour autant « subjective », quoique qu’elle ait une certaine
relativité (celle de la discernation de chaque Dasein, de son monde ambiant) : nous nous comprenons lorsque
nous disons que cela fait « un bout de chemin » pour se rendre à la gare. De même, ce n’est que si elles sont
sales ou cassées que les lunettes nous sont plus proches que ce que nous regardons à travers elles. Ainsi les
deux évaluations ne se recoupent pas nécessairement. Notons que la seconde a un rapport étroit avec la
temporalité, puisque nous disons souvent que tel lieu est à tant de minutes d’un autre ; et ainsi telle ville peut
être d’une certaine manière plus proche de la banlieue de Paris que l’île de la Cité, tandis que le nombre de
kilomètres à parcourir peut s’avérer fort différent. Au demeurant, selon Heidegger, loin d’être « subjective »,
elle « dévoile peut-être ce qu’a de plus réel la « réalité » du monde »45
. C’est en effet à partir de la
discernation, à savoir le rapport à l’étant immédiat du Dasein dans lequel l’étant rencontré est utilisable, que
la distance est évaluée. Le Dasein se situe toujours par rapport au monde de sa préoccupation, et jamais dans
un « ici » pur et simple. Par ailleurs, les routes sur lesquelles le Dasein est en marche dans préoccupation
sont pour lui tout aussi peu surprenantes que les étants qui l’affairent lorsqu’il n’est pas en chemin. Elles
sont mêmes, elles qui sont pourtant touchées par le pied à chaque pas, plus éloignées que l’ami aperçu au
41
Etre et temps § 22 (trad. Vezin p. 144 [104])
42
Etre et temps § 23 (trad. Vezin p. 145 [105])
43
Il serait intéressant de comparer ceci avec le début de la conférence « La chose » publiée dans les Essais et
conférences.
44
En effet « le [déloignement] est un existential, la distance une catégorie [de l’être là-devant] ». (D. Franck,
Heidegger et le problème de l’espace, Paris, Editions de Minuit, 1986, p. 85)
45
Etre et temps § 23 (trad. Vezin p. 147 [106])
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Mémoire de master de philosophie : Heidegger et le problème du monde de 1927 à 1930.

  • 1. 1 Université Paris-IV-Sorbonne Mémoire dirigé par Jean-François Courtine Année 2008/2009 Etudiant : MILLET Lionel Master 2 Histoire de la philosophie Mémoire Le problème du monde chez Heidegger de 1927 à 1930 « Car la vérité de notre Dasein n’est pas chose simple. » Heidegger, lettre du 12 septembre 1929 à Elisabeth Blochmann, in Correspondance avec Karl Jaspers suivi de Correspondance avec Elisabeth Blochmann, trad. Pascal David, Paris, Gallimard, 1996, p. 240
  • 2. 2 Sommaire Introduction (p. 4) I Le problème du monde dans Sein und Zeit (p. 7) 1) La thèse générale de Sein und Zeit sur le monde (p. 7) A. L’affirmation de l’être-au-monde comme détermination originelle du Dasein (p. 8) B. La mise à l’écart des interprétations barrant l’accès au phénomène qui en découle (p. 8) 2) La mondanéité du monde ambiant (p. 11) A. Remarques préliminaires (p. 11) B. La mondanéité du monde ambiant (p. 12) La modalité du rapport quotidien à l’étant et l’être de celui-ci qui y est découvert (p. 12) La manifestation de l’appartenance de l’étant au monde dans la préoccupation (p. 14) Le renvoi en tant que phénomène constitutif de la mondanéité du monde ambiant (p. 15) C. Le contraste entre l’analyse précédente et celle de Descartes (p. 18) D. La spatialité du monde (p. 20) Les analyses consacrées à la spatialité dans la première section de Sein und Zeit (p. 21) Le rapport entre la spatialité et la temporalité dans le § 70 (p. 24) La critique de D. Frank envers une telle conception de l’espace (p. 26) 3) Le « qui » de l’être-au-monde et l’être-au en tant que tel (p. 30) A. Le « qui » de l’être-au-monde (p. 30) B. L’être-au en tant que tel (p. 34) Les trois modalités de l’être-au (p. 34) La disposition affective (p. 34) L’entendre (p. 35) La parole (p. 37) Les modes déficients correspondants et le dévalement (p. 37) 4) La saisie authentique de l’être-au-monde (p. 40) A. L’angoisse comme ouverture à l’être-au-monde en tant que tel. La révélation de la possibilité de l’authenticité du Dasein dans le phénomène du Gewissen et la résolution. (p. 40) L’épreuve de l’angoisse (p. 41) L’appel du Gewissen (p. 43) La résolution (p. 46) B. L’être du Dasein comme temporalité. Le monde et le temps (p. 47) Conclusion (p. 50) II L’analyse de Vom Wesen des Grundes (1928) et son rapport avec la conférence Was ist Metaphysik ?(1929) (p. 52) 1) L’analyse du monde dans Vom Wesen des Grundes (p. 52) A. L’émergence du problème du monde dans cet essai (p. 52) B. Déterminations historiques du concept de monde (p. 54) a) De la transcendance au problème du monde (p. 54) b) Les déterminations historiques du concept de monde (p. 56) Le concept Grec de monde (p. 56) Le concept chrétien de monde (p. 57) Le concept kantien de monde (p. 58)
  • 3. 3 C. Monde, transcendance, liberté et différence ontologique (p. 60) a) La transcendance et le monde dans les dernières pages de la seconde partie de l’essai (p. 60) b) La reprise de la question du fondement : fondement, monde, être et liberté (p. 65) De la liberté au fondement (p. 65) Les trois sens de l’acter de fonder (p. 66) L’analyse de la question « pourquoi » (p. 68) Fondement et liberté (p. 69) Conclusion sur Vom Wesen des Grundes (p. 72) 2) La conférence Was ist Metaphysik ? (p. 73) A. L’émergence de la question du Néant (p. 73) B. Le problème de l’angoisse (p. 75) Le rejet de la logique et de l’entendement pour penser le Néant (p. 75) L’angoisse comme révélant le Néant (p. 76) Que peut révéler le Néant ? (p. 78) La réponse à la question : qu’est-ce que la métaphysique ? (p. 80) Conclusion : l’être et le monde dans Was ist Metaphysik ? (p. 83) III La méthode comparative des Concepts fondamentaux de la métaphysique. Monde- Finitude-Solitude (1929-1930) (p. 86) 1) Un concept central pour comprendre Heidegger : l’assignation formelle (p. 86) 2) La thèse : « l’animal est pauvre en monde » (p. 88) A. L’apparition du thème de l’animal (p. 88) B. L’essence de la vie (p. 90) Première élaboration du concept de « pauvreté » (p. 90) L’organisme et l’outil (p. 90) Le comportement de l’animal (p. 92) C. La pauvreté en monde de l’animal (p. 94) 3) La thèse : « l’Homme est configurateur de monde » (p. 95) A. La tonalité affective fondamentale de l’ennui (p. 95) La première forme de l’ennui (p. 95) La deuxième forme de l’ennui (p. 98) La troisième forme de l’ennui : l’ennui profond (p. 100) Conclusion sur l’analyse de l’ennui (p. 101) B. L’analyse de l’ « en tant que » (p. 102) Bilan et précisions sur le concept de monde (p. 102) Le problème du logos (p. 103) C. La configuration de monde (p. 109) Conclusion (p. 113) Conclusion générale (p. 115) Bibliographie (p.118)
  • 4. 4 Introduction Heidegger expliquait à ses étudiants durant le semestre d’hiver 1929-1930 consacrés aux « Concepts fondamentaux de la métaphysique. Monde-finitude-solitude » ceci : Mais les trois questions – qu’est-ce que le monde ?, qu’est-ce que la finitude ?, qu’est-ce que l’esseulement ? – si nous les prenons simplement telles qu’elles nous sont offertes, s’enquièrent pourtant de quelque chose que tout le monde connaît. Bien sûr, toutes les questions de la philosophie sont de telle nature qu’on peut presque dire : plus un problème philosophique s’enquiert de quelque chose qui est encore inconnu de la conscience quotidienne en général, plus la philosophie ne se meut que dans l’inessentiel, et pas au centre. Plus est connu et va de soi ce dont elle s’enquiert, plus la question est essentielle.1 Du début à la fin de sa carrière, il n’a cessé de répéter que ce qui nous est le plus proche est aussi ce qui « d’abord et le plus souvent » nous demeure voilé, reprenant la formule de Hegel selon laquelle le bien connu, pour la raison même qu’il est bien connu, est mal connu. Non point toutefois parce que nous serions négligents ; cela tient en réalité à la nature de ce qui fait question. Il n’est donc pas nécessaire que les objets auxquels la philosophie s’attache sortent absolument de l’ordinaire. Au point que pour un phénomène tel que le monde, le sens commun demanderait : quel besoin y a-t-il de mener des recherches philosophiques sur lui, alors que nous sommes en plein dedans ? Les questions de ce genre ne pourraient naître que dans l’esprit de personnes n’ayant rien compris à la vie et en réaction contre l’échec de leur existence ; la philosophie, de manière générale, est ordinairement appréciée comme l’art de poser les questions qui ne se posent pas. Au fond, nous pourrions très bien vivre sans nous efforcer de déterminer philosophiquement ce qu’est le monde2 . Pourtant, le flou de l’acception du terme « monde » peut susciter des interrogations. Est-il une chose si aisément accessible ? Si tel était le cas, pourquoi est-il si malaisé de le définir, sauf par des réponses toutes faîtes, quand la question ne souffre pas d’absence totale de réponse ? S’agit-il seulement d’une « chose » comme une autre ? Poser ces questions, c’est déjà quitter le « bon sens » commun pour qui il n’y a soit-disant que des réponses. Tout le monde croit savoir ce qu’est le monde ; mais lorsqu’il s’agit de le penser, il n’y a plus personne. C’est pourquoi le phénomène en question n’apparaît pas aussi simplement que nous pourrions au premier abord le croire. Il est peu probable qu’il soit cerné dans sa spécificité lorsqu’il est affirmé de lui qu’il est la somme de tout ce qui est, ou encore qu’il est le contenant dans lequel tout est. D’autant que dans le dernier cas, il serait possible d’objecter que nulle expérience n’est faite de ce contenant en tant que tel, et qu’il est peut-être simplement impossible d’en faire l’expérience. Malgré cela, peu répondraient négativement à la question de savoir s’il ont une expérience du monde, sauf si est entendu par là le « beau monde », le monde de ceux qui ne sont pas « du même monde » que nous ; ou si l’on comprend quelque chose comme « avoir fait le tour du monde », avoir visité bien des pays « à travers le monde ». Ceci montre que « monde », tout comme « être » selon Aristote, s’entend de multiples manières, bien que son sens ne soit pas d’habitude mis en question. Notre tâche ne consisterait-elle ceci dit qu’en la clarification d’un concept ? Ne ferions nous office que de grammairiens, et non de philosophes, pour reprendre une opposition qu’effectuèrent ces derniers dès l’Antiquité ? N’allons-nous essayer que de comprendre un mot, et non d’aller à la rencontre de la chose 1 M. Heidegger, Les concepts fondamentaux de la métaphysique. Monde-finitude-solitude, trad. D. Panis, Paris, Gallimard, 1992, p. 262 2 Nous reviendrons sur la valeur de l’investigation philosophique à propos de la notion centrale d’assignation formelle (formale Anzeige) qui apparaît au § 70 des Concepts fondamentaux de la métaphysique. Monde- Finitude-Solitude. La valeur de la question spécifique du monde sera à cette occasion appréciée.
  • 5. 5 même ? Si nous optons pour le second choix, ce n’est alors plus un hasard que nous étudiions un phénoménologue ayant été l’élève de Husserl. Le père de la phénoménologie donnait en effet comme mot d’ordre de cette méthode : « aux choses mêmes ! ». L’intérêt de Heidegger sur ce point ne s’arrête pas au fait qu’il a abordé le problème du monde en phénoménologue. Au fond, Husserl l’avait déjà fait avant lui, et l’a fait aussi en même temps que lui (par exemple en 1929 dans les Méditations cartésiennes en déterminant le monde comme horizon de tous les horizons des visées intentionnelles). C’est plutôt l’originalité de ses réponses qui doit retenir notre attention. Celle-ci naît à l’origine du fait que le cadre dans lequel apparaît chez lui la question du monde est tout à fait spécifique. Que l’on nous permette ici un très bref rappel de son parcours. Dans sa jeunesse, Heidegger s’était vu offrir la dissertation de Brentano sur les différentes acceptions de l’être chez Aristote. Sa lecture passionnée de ce texte l’amena à se poser la question de savoir ce qui unifiait ces différentes acceptions. La « Seinsfrage », qui passe pour être la question de Heidegger, était dès lors posée, quoique non encore de manière aussi élaborée que par la suite. Puis il découvrit les Recherches logiques de Husserl, qui lui semblèrent offrir la possibilité de penser l’être notamment à l’aide de ce que l’auteur appelait l’ « intuition catégoriale » ; il suivit alors les cours de celui-ci et fût son assistant. C’est ainsi qu’il acquit la méthode phénoménologique, qu’il tenait à mettre au service de la question de l’être : l’ontologie était d’après lui le prolongement naturel de la phénoménologie3 . Voilà pourquoi Sein und Zeit, son premier chef- d’œuvre paru en 1927 et sur lequel il revint tout au long de sa carrière, s’ouvre par l’affirmation de la nécessité de poser à nouveaux frais la question de l’être. L’élaboration de cette question implique d’analyser préalablement l’être de l’étant qui la pose afin de parvenir à y répondre. Heidegger détermine cet étant comme Dasein. C’est à partir de la question de l’être du Dasein que nous en arrivons au problème du monde. En effet, une corrélation étroite apparaît entre le mode d’être du Dasein et le monde. Le monde est quelque chose qui est en rapport intime avec l’être du Dasein, et n’a rien d’un problème accessoire comme « le Dasein a-t-il aussi un monde ? ». C’est pourquoi en 1927 la structure fondamentale de son être sera l’être-au-monde (In-der-Welt-sein). Cette affirmation demeure tout à fait novatrice. Classiquement, la philosophie aurait tendance à opposer l’Homme comme sujet et le monde comme un objet ou l’ensemble des objets pour ce sujet. Chez Husserl encore, il n’est de manière générale que l’horizon des visées d’une conscience. Avec Heidegger, la relation entre Dasein et monde n’est absolument pas à envisager comme une relation de sujet à objet : il n’y a pas de Dasein sans monde, tout comme il n’y a pas de monde sans Dasein. La force de cette thèse est ce qui fait à la fois son intérêt et celui de ses implications. Elle n’est pas posée dogmatiquement par le philosophe : elle tient à la nature des « choses mêmes ». C’est pour cette raison qu’elle doit donner lieu à des descriptions sans doute inédites, pour autant que le monde n’est plus pensé simplement comme un objet pour un sujet, comme ce que vise une conscience qui pourrait tout aussi bien être sans monde. Relevons que c’est parce que le monde a un rapport si étroit avec l’être de l’Homme que ce concept fera question durant toute la carrière de Heidegger, dans la mesure où doit à chaque fois être pensé le rapport de l’Homme à l’être : ainsi par exemple en 1936 dans L’origine de l’œuvre d’art, ou encore en 1950 dans la conférence « La chose ». Aborder la question du monde dans l’œuvre intégrale de Heidegger nécessiterait un plus important travail. Nous nous limiterons ici aux textes de la période 1927-1930, à savoir depuis Sein und Zeit jusqu’au cours 3 Et même, comme l’affirme la fin du § 7 de Sein und Zeit intitulé « La méthode phénoménologique de la recherche » : « Ontologie et phénoménologie ne sont pas deux disciplines différentes appartenant parmi d’autres à la philosophie. Les deux termes caractérisent la philosophie elle-même quant à son objet et sa manière d’en traiter. La philosophie est l’ontologie phénoménologique universelle issue de l’herméneutique du Dasein qui, en tant qu’analytique de l’existence (Existenz), a fixé comme terme à la démarche de tout questionnement philosophique le point d’où il jaillit et celui auquel il remonte. » (trad. Vezin p. 66 [p. 38 de 19ème édition publiée chez Max Niemeyer ; nous ne le préciserons plus par la suite])
  • 6. 6 du semestre d’hiver 1929-1930 Les concepts fondamentaux de la métaphysique. Monde-Finitude-Solitude. Cela inclut donc Vom Wesen des Grundes et Was ist Metaphysik ?. D’autre part, nous reviendrons quand l’occasion s’en présentera sur le cours que donnait Heidegger à l’époque où il rédigeait Sein und Zeit intitulé les Prolégomènes à l’histoire du concept de temps (semestre d’été 1925), ainsi que sur le cours donné en été 1927 Les problèmes fondamentaux de la phénoménologie et celui de l’été 1928 Les fondements métaphysiques de la logique en partant de Leibniz. Les problèmes que nous poserons seront donc d’abord relatifs à ce corpus, encore que les plus généraux auraient aussi leur place dans un travail sur les œuvres ultérieures par rapport auquel celui-ci ne pourrait faire office que de prépareration, puisqu’il ne porte que sur le commencement de la réflexion de notre philosophe à ce sujet. Tout abord, la question la plus générale et qui ne peut pas ne pas se poser est celle-ci : quel est exactement le statut ontologique du monde dans cette période ? C’est-à-dire : qu’est-il par rapport au Dasein, par rapport à l’être, par rapport à l’étant ? Cette question est d’autant plus importante que la différence ontologique, qui semble être le véritable point de départ de la philosophie de Heidegger, n’est pas selon J.- L. Marion encore acquise dans Sein und Zeit. Nous devrons revenir sur ce point, mais nous pouvons d’ores et déjà nous demander si la clarification de celle-ci après cette œuvre n’impliquera pas des modifications quant au statut du monde. De la question générale suivent celles-ci. Quel est le rapport entre le Dasein et le monde, s’il n’est pas de sujet à objet ? Qu’est-il entendu exactement par « être-au-monde » ? A quel phénomène cela renvoie-t-il ? Quel est le « rôle » du monde ? Puis viennent des questions plus spécifiques. Comment déterminer la spatialité du monde, si le monde n’est pas une « chose », et comment se fait-il que nous nous le représentions d’abord spatialement ? Pourquoi le monde en tant que tel est il atteint dans l’angoisse en 1927, alors que dans la conférence de 1929 Was ist Metaphysik ? c’est cette fois le Néant qui est atteint ? Lorsque Heidegger affirme que le monde n’est rien d’étant, pouvons-nous l’identifier purement et simplement avec l’être ? D’autre part, n’y a-t-il de monde que pour l’Homme ? L’animal n’a-t-il pas lui aussi un monde ? Enfin, il est clair que nous devrons nous demander quelles évolutions ont eu lieu dans la pensée de Heidegger concernant le monde durant cette période, d’autant que la pensée de thèmes propres à certains textes pourra mener à des analyses différentes de notre phénomène. Le § 42 des Concepts fondamentaux de la métaphysique. Monde-finitude-solitude nous fournit ce qui constituera la structure de base de notre travail. En effet, Heidegger y explique que trois moyens sont possibles pour aborder le problème du monde. Celui mis en œuvre dans Sein und Zeit, à savoir une interprétation de la façon dont se meut le Dasein quotidien dans le monde devant permettre d’atteindre le phénomène de la mondanéité. Celui utilisé par De l’essence du fondement, où cette fois sont analysées les interprétations historiques dominantes du concept. Celui enfin du cours en question, où la méthode est comparative (il s’agit de faire ressortir le phénomène du monde en comparant ce qu’il en est de celui-ci pour la chose, pour l’animal et pour l’Homme). Nous avons choisi, comme il va de soi, de suivre l’ordre chronologique des textes. Si ces trois méthodes sont possibles, cela ne signifie pas que Heidegger en arrive à chaque fois à un résultat exactement identique ; maintenir l’ordre des textes nous permettra de mettre en évidence certaines divergences, soit certaines évolutions (et aussi certaines constantes), dans les analyses de notre auteur.
  • 7. 7 I Le problème du monde dans Sein und Zeit (1927) Dans cette première partie, nous voudrions d’abord déterminer de manière générale ce concept dans le cadre du traité. Nous analyserons ensuite la mondanéité du monde ambiant, puis le « qui » de l’être-au-monde et l’ « être-au » en tant que tel. Enfin, nous expliquerons ce qu’il en est de la mondanéité du monde telle qu’elle se dévoile authentiquement dans l’angoisse et ce qui se fait jour dans les développements ultérieurs à ce moment central. 1) La thèse générale de Sein und Zeit sur le monde Nous avons signalé ci-dessus que Sein und Zeit s’ouvre sur la nécessité urgente de répéter à nouveau la question de l’être. Celle-ci avait déjà mis Platon dans l’embarras dans le profond dialogue qu’il écrivit vers la fin de sa vie Le sophiste ; elle avait passionné Aristote, notamment dans les textes qui ont été recueillis et rassemblés sous le nom de La métaphysique, elle qui est la science de « l’être en tant qu’être »4 . Mais d’après Heidegger, elle serait par la suite tombée dans l’oubli, quand bien même des philosophes ont écrit sur l’être (par exemple Thomas d’Aquin avec De ente et essentia) : ces écrits témoignent à plus forte raison que l’être ne faisait alors plus question, tout comme il ne fait pas non plus question de nos jours. Ceci peut sembler paradoxal. D’un autre côté, la première page de Sein und Zeit nous fournit un argument par l’absurde : si la philosophie post-aristotélicienne s’était réellement fixé pour objectif la découverte du sens de être, alors nous aurions de nos jours une réponse à la question. Notons toutefois qu’un tel résultat nous ferait courir le risque de ne donner à la question qu’une réponse toute faite, sans que nous effectuions la recherche elle-même, et de tomber ainsi dans le bavardage, thème sur lequel nous reviendrons. Pourtant, il importe à Heidegger de montrer au § 1 que nous efforcer de mener à bien cette recherche est possible : il entend prouver que l’être n’est respectivement ni quelque chose de trop général, ni indéfinissable, ni qui va de soi. Comment nous acheminons-nous, à partir de ce point de départ, vers le Dasein ? En 1927, la différence ontologique « simple » entre l’étant et l’être ne paraît pas pouvoir mener directement au sens de l’être. L’être, certes, n’est pas un étant. Mais affirmer ceci suffit-il pour en déterminer le sens ? Le Dasein, l’étant qui pose la question du sens en général, apparaît comme le médiateur indispensable. Il ne peut y avoir de sens quel qu’il soit que pour lui. Il est l’étant sur lequel il sera possible de lire le sens de l’être parce qu’il est l’étant qui se rapporte à tout étant (dont lui-même) à partir d’une compréhension de l’être. Celle-ci doit alors être portée au concept selon son versant authentique : c’est-à-dire à partir d’une compréhension authentique du Dasein de son être, laquelle permettra d’accéder au sens de l’être en général. Pour le dire d’un mot, si le Dasein comprend l’étant qu’il est et si comprendre un étant n’est possible que sur la base d’une compréhension de l’être, alors c’est en interrogeant d’abord l’être de l’étant Dasein que se verra préparée la question de l’être en tant que tel. Pour quelle raison ne pourrions-nous pas ceci-dit interroger en direction de l’être sans détours ? Cela tient à la structure formelle de la question de l’être, qui comporte trois éléments. Ce dispositif est nécessaire pour que la différence ontologique, d’implicite pour le Dasein qui l’effectue comme « naturellement », devienne explicite. Le second paragraphe du traité explique qu’avec le sens de l’être comme demandé (Erfragte), il faut remonter à partir d’un étant interrogé (Befragte) jusqu’à son être ; et c’est grâce à l’être de cet étant (Geragte) que nous accèderons au sens de l’être en général. Il va de soi que l’étant interrogé ne sera pas choisi au hasard : il doit posséder lui-même une compréhension de son être. Expliciter l’être de l’étant qu’est le Dasein à partir duquel, encore une fois, nous pourrons parvenir à porter au concept le sens de l’être en général, tel est la tâche prioritaire, pour ne pas dire la seule, de l’analytique existentiale. 4 Aristote, Métaphysique, Γ 1, 1003 a 20-32
  • 8. 8 A) L’affirmation de l’être-au-monde comme détermination originelle du Dasein Nous sommes parvenus au Dasein qui est l’étant particulier « qui en son être se rapporte ententivement à cet être »5 . Ceci constitue le concept formel d’existence : comme tel, seul le Dasein existe, en tant qu’il est le seul étant se rapportant à son être. Remarquons le changement de sens que fait subir Heidegger au terme philosophique « Dasein » en affirmant que lui seul existe : dans l’ontologie classique, il était possible, comme le faisait encore Kant, de parler des preuves de l’existence (Dasein) de Dieu, ce qui équivaut, comme l’indique le § 9, à son être là-devant (Vorhandenheit). Par contre, ici le terme revient en propre au mode d’être de l’Homme. Heidegger hérite en cela du concept de Kierkegaard tout en le modifiant, ce sur quoi nous ne reviendrons pas. Le Dasein est l’étant qui a à être ce qu’il est, et ce grâce à son ouverture à l’étant. Cette ouverture à l’étant est possible à partir d’une entente (qui n’est pas nécessairement explicite) de l’être : elle est en effet requise pour que le Dasein se rapporte à son propre être tout comme aux autres étants au moyen desquels, pourrions nous dire, il peut devenir ce qu’il est. Il se différencie en cela essentiellement des « choses », à savoir des étants là-devant (vorhanden) et des étants utilisables (zuhanden) : son mode d’être est absolument spécifique. Pour comprendre l’être de cet étant afin de porter au concept le sens de l’être, il faut en analyser les structures. De même qu’une ontologie catégoriale (comme par exemple celle d’Aristote) met au jour les catégories de l’être là-devant (Vorhandenheit), de même l’ontologie fondamentale ou analytique du Dasein doit mettre au jour ce que Heidegger appelle les existentiaux, conformément au mode d’être du Dasein. Nous avons affirmé que le Dasein est ouvert à l’étant, ouverture dont nous aborderons plus en détails les modalités. Toutefois, une chose est claire dès le § 12 : l’être-au-monde (In-der-Welt-sein) est la manière dont a lieu cette ouverture du Dasein à l’étant. Pour autant que l’étant en général est à la fois l’étant qu’il n’est pas et l’étant qu’il est lui-même, si le mode d’être comme existence est le propre du Dasein, alors l’être-au- monde est l’existential fondamental du Dasein. Etre ouvert à l’étant (en avoir toujours une entente, fondée à son tour sur une entende de l’être), c’est exister, et exister, c’est être au monde. C’est ainsi que se voit affirmé l’être-au-monde comme la détermination originelle du Dasein. Aussi envisager des recherches sur un monde sans Dasein ou surtout sur un Dasein sans monde (au moins en droit) est un non-sens : c’est se méprendre totalement sur le genre d’étant qu’il est. Au § 43 c), l’être-au-monde est comparé par Heidegger au « cogito sum » qui était le point de départ de la philosophie de Descartes : « L’énoncé premier est en ce cas : « sum » et cela au sens de : je-suis-en-un-monde »6 . Il s’agit, dit encore Heidegger dans l’un de ses cours donné pendant durant la période où il rédigeait Sein und Zeit, d’une découverte qu’il qualifie de « primordiale »7 : non seulement l’affirmation est conforme à la chose même, mais il s’agit d’une découverte dans la mesure où la tradition philosophique semble d’après lui être passée à côté du phénomène. C’est au § 12 que le philosophe commente les termes de l’expression « être-au-monde ». Nous pouvons distinguer trois moments. Il y a d’abord le moment « au-monde » : celui-ci pose la question de la mondanéité (Weltlichkeit) du monde, la détermination ontologique de celui-ci. Il est ensuite question de l’étant qui est au monde : la question qui se pose est « qui » est cet étant, dont il faut rechercher la réponse, comme nous le verrons, du côté de la quotidienneté moyenne du Dasein. Il reste enfin à déterminer l’ « être-au » en tant que tel, c’est-à-dire la manière dont le Dasein est au. Heidegger remarque d’une part que chacun des trois moments implique les deux autres, et cela parce que le phénomène en question est absolument unitaire malgré cette diversité de moments (par exemple poser la question de la mondanéité du monde est indissociable du fait qu’elle n’a de sens que relativement au Dasein et l’entente qu’il a de lui-même). Ces distinctions sont donc essentiellement, bien que conformes au phénomène en question, formelles, et sont 5 Etre et temps § 12 (trad. Vezin p. 86 [53]) 6 Etre et temps § 43 (trad. Vezin p. 262 [211]) 7 Prolégomènes à l’histoire du concept de temps § 19 (trad. Boutot p. 229)
  • 9. 9 opérées en vue de clarifier l’exposition de la recherche. D’autre part, il écarte d’emblée certains malentendus qui peuvent naître sur l’être-au-monde. B) La mise à l’écart des interprétations barrant l’accès au phénomène qui en découle Ce sont les méprises concernant la manière d’être-au, c’est-à-dire concernant le troisième moment, sur lesquelles Heidegger se focalise pour les rejetter aux §§ 12 et 13. Comme la structure de l’être-au-monde est unitaire, il n’est nul besoin de réfuter pour chacun des moments les fausses opinions. La principale, et à laquelle les autres peuvent certainement être reconduites, est celle-ci : l’être-au (In-sein) aurait tendance à être compris d’emblée comme « être-dans » (Sein-in). Telle est l’entente erronée qui se fait jour le plus souvent. Le Dasein se voit alors compris comme un étant comme un autre dans l’espace, et le tout de l’espace ou des étants dans l’espace en général constituerait le monde. Ce serait pourtant se méprendre sur le genre d’être du Dasein : dans cette vision des choses, il est considéré comme un étant ayant le mode d’être de l’être là-devant (Vorhandenheit). Cela peut tenir à ce que nous l’envisageons d’abord en tant qu’il est dans un corps (« dans » lequel « tomberait » l’âme) : son corps ne serait pas foncièrement différent des autres corps qui nous entourent et le monde serait le contenant ou la somme de tous les corps juxtaposés. Or, avec Heidegger être-au pour le Dasein veut dire séjourner auprès d’un monde familier. La chaise ne séjourne pas auprès d’un monde, elle ne peut toucher le mur parce qu’elle ne peut le rencontrer, n’ayant pas le genre d’être de l’être-au. Deux étants là-devant ne peuvent qu’être tout au plus juxtaposés, et ne peuvent jamais se rencontrer. Les choses sont contrairement au Dasein sans monde (weltlos), parce qu’elles n’ont pas le mode d’être de l’ouverture. Ceci veut dire qu’elles ne se rapportent pas à l’étant, pas même à elles-mêmes ; elles n’ont pas, contrairement au Dasein, d’entente de l’être. Mais il serait possible d’objecter qu’il y a un « état de fait » là-devant du Dasein. Heidegger montre qu’au contraire cet état de fait est véritablement différent de celui d’une pierre qui se trouve là : il le nomme la facticité (Faktizität) où le Dasein est « embarqué » avec l’étant dans son monde. Certes, le Dasein « peut avec un certain droit et dans certaines limites être conçu comme étant seulement là-devant », par exemple en anatomie ; mais « cela nécessite que l’on s’abstienne de tout regard sur la constitution de l’être-au à moins qu’on ne la voie pas »8 . Par ailleurs, sa spatialité, comme nous y reviendrons, est spécifique, et ce parce qu’elle repose sur l’être-au-monde. Heidegger remarque que l’idée selon laquelle la spatialité renverrait au corps mais que l’être-au vaudrait concernant l’esprit est par là à rejeter. De la même manière, l’énoncé tiré de la biologie selon lequel l’Homme aurait son monde environnant (« dans » lequel il se mouvrait) ne pourrait être fondé que si était auparavant clarifiée la structure de l’être-au. Heidegger explique à la fin du § 12 que le problème du monde est mal compris parce que si le Dasein est l’étant qui a une entente de son être, il l’entend « d’abord et le plus souvent » à partir de l’étant auquel il a à faire mais qu’il n’est pas, qui se rencontre « à l’intérieur » de son monde : c’est de là que naissent les erreurs que nous venons d’évoquer, puisque son entente incorrecte lui-même implique une entente incorrecte de sa structure constitutive. L’être-au-monde « éprouvé et connu de manière préphénoménologique devient, par suite d’une explication ontologiquement inadéquate, invisible »9 . Nous reviendrons ultérieurement sur le caractère « tentateur » du monde : il n’importait ici que d’évoquer au moins la raison de cette mauvaise entente. L’essentiel demeure que les plus grandes méprises sur le concept de monde ont leur origine dans une mauvaise entente de l’être-au. C’est pourquoi Heidegger prend la peine de préciser celui-ci au paragraphe suivant. La philosophie a traditionnellement tendance à concevoir le Dasein d’abord comme un sujet connaissant un objet. Si le Dasein existe, l’acte de connaître ne peut pas être quelque chose qui serait là-devant (vorhanden). Il est donc 8 Etre et temps § 12 (trad. Vezin p. 89 [55]) 9 Etre et temps § 12 (trad. Vezin p. 93 [59])
  • 10. 10 nécessaire d’interroger le genre d’être de ce sujet connaissant. Notons que chez son maître Husserl, le statut ontologique du sujet transcendantal demeure ininterrogé (voire ininterrogeable), tout comme le primat accordé à la manière théorique de se rapporter aux étants. L’investigation révèle que si le connaître n’est pas là-devant, c’est parce qu’originellement le Dasein ne l’est pas lui-même : d’où son ouverture à l’ « objet », dont il n’est jamais aisé de rendre compte si un sujet clos sur lui-même est posé au départ10 . Heidegger évitera de parler d’ « objet », pour ne pas laisser penser qu’il s’agit d’un objet pour un sujet ; de même l’emploi du terme Dasein à la place du sujet classique, encore qu’il ait pu affirmer que le Dasein est le sujet ontologiquement bien compris. De manière générale, le début du paragraphe affirme clairement que « sujet et objet ne se recouvrent pas, fût-ce tant bien que mal, avec Dasein et monde »11 . Cela montre que l’acte de connaître est en réalité fondé sur l’être-au-monde, qu’il en est une modification. Il importe même d’ajouter que le Dasein est d’abord auprès d’un monde qui le préoccupe ; c’est une déficience de la préoccupation rend possible le connaître. Mais quand bien même l’acte de connaître serait une détermination originelle de l’être-au, il reste ontologiquement fondé sur l’être-au-monde. Ce n’est donc pas un simple « acte psychique » qui résiderait « en nous ». Le fait de se diriger vers l’étant dans le monde ne revient pas à quitter une sphère d’intériorité ou d’immanence close : au contraire le Dasein est toujours déjà ouvert à ce qu’il n’est pas. Nous approfondirons ultérieurement le thème de la transcendance du Dasein, en particulier lors de l’étude de Vom Wesen des Grundes. Réciproquement, la perception qu’il a de l’étant connu n’est pas amenée dans un contenant : le Dasein connaissant demeure « au dehors ». Quant à se demander comment le sujet gagne un monde en sortant de son identité close, et ce que serait un Dasein sans monde, ces questions sont absurdes parce que si le monde est le mode de l’ouverture de celui-ci à l’étant, sans monde il ne serait même pas ouvert à lui-même, et donc il ne serait pas un Dasein mais une chose parmi les choses. L’être-au-monde n’est pas une qualité que le Dasein posséderait et dont il pourrait se défaire, même à travers une réduction phénoménologique comme celle que pratique Husserl. J.-L. Marion affirme que Heidegger effectue certes une double réduction dans Sein und Zeit. Son argumentation prend appui sur le cours de 1927 publié sous le titre Les problèmes fondamentaux de la phénoménologie, où Heidegger expose sa philosophie en termes phénoménologiques. La reconduction de l’étant à son être est alors comprise comme une réduction phénoménologique12 . Mais est-ce la seule réduction mise en œuvre ? S’agit-il pour le philosophe de compléter voire d’accomplir la première réduction enseignée par son maître Husserl, qui demeure à un niveau ontique (elle aboutit à la conscience et ses vécus par opposition à la réalité) ; ou au contraire d’y substituer celle-ci ? Pour J.-L. Marion, Heidegger part bien du cadre husserlien : la différence ontologique comprise en termes de réduction correspond à ce qui est à entendre comme une seconde réduction. Avec la réduction husserlienne, nous passons de l’étant en général à la conscience, qui bien comprise est en fait le Dasein ; et avec celle proprement heideggerienne, nous passons de l’être de cet étant (que Husserl n’interroge pas), qui ultimement se déterminera comme temporalité, au sens de l’être en général (encore moins interrogé par Husserl). Cette double réduction recouperait la structure de la question de l’être mentionnée ci-avant. Permettons nous de préciser que la première réduction aboutissant au Dasein est certes d’inspiration husserlienne, mais elle ne s’y identifie pas pour autant puisque sinon elle aboutirait à un Dasein sans monde, soit à la même chose que Husserl, ce qui n’est qu’une figure erronée du Dasein. Par ailleurs, un autre mouvement doit pouvoir faire passer du Dasein à son être, qui d’abord et le plus souvent est entendu improprement : ce que permet l’analyse de l’angoisse au § 40, qui en menant à l’entente authentique du 10 Nous pouvons penser ici par exemple à la sixième des Méditations métaphysique de Descartes. Par ailleurs, Heidegger signale que « si nombreuses et variées que soient les manières de libeller le problème, elles ont en commun de faire qu’on ne pose plus la question du genre d’être de ce sujet connaissant, dont la manière d’être n’en reste pas moins toujours implicitement en jeu dès qu’on traite de son connaître. » (Etre et temps § 13, trad. Vezin p. 95 [60]) 11 Etre et temps § 12 (trad. Vezin p. 94 [60]) 12 Heidegger, Les problèmes fondamentaux de la phénoménologie, trad. J.-F. Courtine, Paris, Gallimard, 1985, p. 39 : « L’élément fondamental de la méthode phénoménologique, au sens de la reconduction du regard inquisiteur de l’étant naïvement saisi à l’être, nous le désignons par l’expression de réduction phénoménologique. »
  • 11. 11 Dasein fonde la possibilité d’accéder à son être en général comme temporalité. S’agirait-il d’une troisième réduction ? Cette question doit nous mener à nous demander si, quand bien même Heidegger a exposé en 1927 à ses étudiants sa méthode en termes de réduction, Sein und Zeit procède d’une manière qui ne se laisse pas réduire à celle-ci, comme le pense par exemple Schürch13 . Nous pouvons quoiqu’il en soit en conclure que l’attitude de l’Homme couramment privilégiée fournit elle- même une preuve que l’ouverture du Dasein au monde n’est en rien celle d’un étant là-devant vers d’autres étants (ce qui au demeurant est impossible). Privilégier la connaissance, loin d’étayer la thèse philosophique d’un sujet se rapportant au monde comme à un objet, s’avère à y regarder de près ce qui peut apporter la preuve du contraire de ce qui était affirmé au départ. Si le monde est à envisager comme le corrélat de l’être- au-monde, alors il est tout autre que ce que nous entendons par lui habituellement, qu’il s’agisse de son entente courante ou son entente classique en philosophie. 2) La mondanéité du monde ambiant A) Remarques préliminaires Après ces indications essentielles sur l’être-au, qui sera analysé en détails par la suite, Heidegger aborde le premier moment structurel évoqué plus haut de l’être-au-monde. La bonne méthode, aussi bien relativement au cadre général de Sein und Zeit que relativement au problème du monde, est de commencer par dégager les structures du phénomène en question tel qu’il se présente « d’abord et le plus souvent », dans la manière courante qu’a le Dasein de se rapporter à lui. Ce qui veut dire que la mondanéité du monde en tant que telle sera mise au jour plus tard14 ; nous devons d’abord partir du monde ambiant. Il va de soi qu’il ne s’agira pas de « rester rivé à l’étant », comme l’indique d’emblée le §14, par exemple en énumérant les différents genres d’étants qui sont rencontrés « dans » le monde : Heidegger rappelle que c’est l’être qui est recherché. Mais ce ne saurait non plus être l’établissement d’une liste des catégories de l’étant là-devant qui répondrait au problème. Lorsque Aristote établissait cette liste, non seulement il ne cherchait pas à unifier celles-ci, mais surtout il ne se fondait pas sur l’être-au-monde ; il n’avait pas par conséquent pour but de découvrir la mondanéité du monde au sens où Heidegger l’entend. Par ailleurs, si le Dasein est l’étant qui existe, la mondanéité du monde n’a finalement rien à voir avec le mode d’être de l’étant là-devant (Vorhandenheit). Il importe distinguer soigneusement ce dont nous pouvons dire qu’il appartient au monde (un étant là-devant ou utilisable) et la mondanéité de celui-ci, qui n’est rien de mondain (de même que l’être est l’être de l’étant mais n’est pas lui-même un étant). De manière générale, « ni la description ontique de l’étant au sein du monde ni l’interprétation ontologique de l’être de cet étant n’arrivent, en tant que telles, au contact du phénomène du monde »15 . Le monde est avant tout un existential. Il est donc nécessaire de distinguer le concept ontique (et courant) du monde comme totalité de l’étant là-devant « dans » le monde, qui au fond passe à côté du phénomène ; le monde comme « la région qui sous-tend à chaque fois une multiplicité d’étants » (ainsi le « monde du mathématicien » qui correspond à « la région des objets possibles des mathématiques »). Le monde peut d’autre part être entendu comme ce dans quoi le Dasein factif vit, qu’il s’agisse du monde « public » ou au contraire du monde « propre » à chacun ; et enfin, comme le concept ontologique existential de mondanéité. C’est la troisième définition qui sera examinée ici, à savoir le monde comme monde ambiant du Dasein tel qu’il y vit d’abord et le plus souvent et dont la mondanéité est recherchée. Cette-dernière sera saisie authentiquement après cet examen, pour autant que sera alors faîte une expérience originelle de l’être-au-monde. 13 F. E. Schürch, L’être, l’étant, le néant. Heidegger et la différence ontologique à la lumière de l’interprétation de Marion, in Revue de métaphysique et de morale, Juillet 2008, n°3. 14 Et d’une certaine manière n’aura jamais totalement lieu, si les résultats de l’analytique existentiale doivent ultimement être réinterprétés à la lumière du sens de l’être lorsque celui-ci sera dégagé. 15 Etre et temps § 14 (trad. Vezin p. 99 [64])
  • 12. 12 Nous partirons de l’analyse de la mondanéité du monde ambiant en tant que telle, avant de l’éclaircir par contraste avec les développements de Descartes sur le monde, et enfin nous aborderons le thème de la spatialité spécifique du Dasein. B) La mondanéité du monde ambiant La modalité du rapport quotidien à l’étant et l’être de celui-ci qui y est découvert Partons du Dasein quotidien et de ce que Heidegger appelle son « commerce du » (Umgang in) monde et avec (mit) l’étant à l’intérieur du monde, ce qui est une autre manière de nommer l’être-au-monde quotidien. La modalité de son rapport au monde est la préoccupation : d’abord et le plus souvent, le Dasein est affairé dans son monde ambiant (Umwelt). Le terme de « préoccupation » (Besorgen) ne doit pas être compris au sens d’avoir des ennuis. Il signifie plutôt un affairement, le fait de s’occuper de. Le Dasein fabrique quelque chose, se rend chez untel, lit telle chose, utilise tel ustensile – activités qui constituent autant de variétés de la préoccupation. Le regard phénoménologique montre que son « monde », c’est-à-dire les étants qu’il rencontre dans leur ensemble sur le fondement de l’être-au-monde, ne fait pas d’abord l’objet d’une connaissance théorique : la préoccupation a son genre de connaissance à elle, mais il n’est pas de cet ordre. Nous pourrions le qualifier de pratique, à condition de ne pas trop durcir l’opposition. Elle a à faire aux étants, mais non pas comme là-devant. En quoi le rapport théorique à l’étant n’est ni unique, ni non plus originaire. La question centrale est double : comment le Dasein se rapporte-t-il à l’étant dans la préoccupation et quel est l’être de cet étant ? Quelques remarques concernant la méthode à suivre s’imposent. Ce n’est pas en établissant une liste de la diversité de l’un et de l’autre que seront saisis ce qui est recherché (tout comme nous disions ci-avant que prendre pour thème la mondanéité du monde ne consiste pas à rechercher un caractère commun à tous les étants « dans » le monde). Il s’agit de mettre au jour l’entente de l’être qui sous-tend le rapport et à laquelle correspond l’être de l’étant auquel le Dasein se rapporte, tout en essayant de nous préserver d’explications toutes faites des phénomènes qui ne feraient que les recouvrir. Par exemple, les étants auxquels nous avons affaire dans la préoccupation seraient couramment nommés « les choses ». Mais l’entente de l’être dans laquelle prend place ce terme est déterminée dans l’histoire de l’ontologie et nous empêche par là-même de saisir phénoménologiquement le phénomène. Dans cet exemple, celui-ci prend place dans une interprétation de l’être de l’étant là-devant qui comme nous allons le voir ne vaut pas concernant les étants avec lesquels la préoccupation entretient un commerce. Heidegger affirme que les Grecs avaient par contre « un terme très juste »16 pour nommer les « choses » ainsi rencontrées : les pragmata, à savoir les étants auxquels nous nous rapportons dans la préoccupation (praxis17 ), quoiqu’ils n’interrogèrent pas son être spécifique. Ce terme est d’une certaine manière traduit par « outil » (Zeug)18 . Quel est alors le genre d’être de l’outil ? Il appartient tout d’abord toujours à un outillage, à un « tout » d’outils (Zeugganzheit) : il renvoie toujours à quelque chose d’autre que lui-même. « Un outil n’ « est » en toute rigueur jamais »19 . Son genre d’être est tel qu’il ne peut être saisi seul, du moins en tant qu’outil. Il est « fait pour » quelque chose, par exemple pour coudre, couper, attacher, poser, etc. Le « fait pour » et le renvoi à d’autres étants sont deux déterminations fondamentales de l’outil et sont cooriginaires : 16 Etre et temps § 15 (trad. Vezin p. 104 [68]) 17 Signalons le cours donné en hiver 1924-1925 publié sous le titre Platon : Le Sophiste, trad. fr. dirigée par J-F. Courtine et P. David, Paris, Gallimard, 2001, qui à la fois approfondit ce qu’est la praxis et dont les analyses sur la phronesis chez Aristote préfigurent celles sur l’authenticité du Dasein dans Sein und Zeit. 18 Il nous paraît plus opportun (et naturel) de parler d’outils plutôt que d’utils comme le fait Vezin, bien que dans le cours du semestre d’hiver 1929-1930 la traduction de Panis distingue les deux pour faire apparaître la différence entre Zeug et Werkzeug. Concernant Sein und Zeit, la compréhension des analyses ne s’en ressent pas ; concernant le cours, nous y reviendrons par la suite (mais ce point s’avèrera inessentiel dans notre cadre). 19 Etre et temps § 15 (trad. Vezin modifiée p. 104 [68])
  • 13. 13 il n’y a pas d’outil « fait pour » sans que son pour quoi n’implique pas un autre étant. Mais le renvoi du « fait pour » est un cas particulier de renvoi, puisque l’outil renvoie tout aussi bien à d’autres outils qui serviront à mener à bien l’ouvrage, tout comme aux autres outils dont lui-même provient. Ainsi le stylo qui est fait pour écrire renvoie à la feuille, l’encre, le bureau, la pièce… ; chacun de ces étants ne se montre pas, comme y insiste Heidegger, seul pour lui-même, mais ils s’offrent toujours comme un tout au regard de la discernation (Umsicht, traduisible aussi par « circonspection », ce qui rend peut-être plus fidèlement le terme allemand qui signifie littéralement la « vue autour », bien que nous nous en tiendrons à la traduction de Vezin). Celle- ci est la manière de voir spécifique de la préoccupation, qui rend possible le fait que cette-dernière se meuve dans les ensembles de renvois (d’où le Um-). Le phénomène du renvoi se verra analysé plus longuement par la suite. Le commerce avec l’outil n’est donc ni une saisie thématique de celui-ci, ni non plus un rapport aveugle. Ce n’est certes pas en discourant longuement sur le marteau que nous apprendrons à nous en servir ; mais cela veut tout aussi peu dire qu’il n’y a pas un « bon » usage du marteau. Ce bon usage se révèle à la discernation lorsque nous l’utilisons de fait. Ce rapport à lui est le plus authentique, contrairement à ce que pourrait nous mener à croire le préjugé selon lequel la connaissance serait la modalité la plus originelle du rapport aux étants. Cela est en effet conforme au genre d’être de l’outil en général, que Heidegger détermine comme utilisabilité (Zuhandenheit). Ceci ne se confond toutefois pas avec la simple « maniabilité » : il faut sous ce terme avoir en vue le renvoi à d’autres étants et le « pour quoi ». Nous sommes donc ici en possession des réponses à nos deux questions : le Dasein préoccupé se rapporte à l’étant sous le mode de la discernation, étant dont l’être se détermine comme utilisabilité. Ceci appelle à plusieurs remarques importantes. D’abord, l’outil « s’efface derrière son utilisabilité »20 justement pour devenir utilisable : ainsi nous ne pensons pas au marteau lorsque nous nous en servons. Ce point est absolument central concernant la modalité du rapport du Dasein à l’étant au sein de la préoccupation, à savoir la discernation. C’est l’ouvrage qui est en vue, et non les étants au moyen desquels il est réalisé. « L’ouvrage comporte le réseau entier des renvois à l’intérieur duquel l’outil se présente »21 : telle est la raison pour laquelle les autres outils (puisque l’ouvrage en est malgré tout un aussi) eux-mêmes peuvent s’ « effacer ». Cela signifie que l’étant rencontré de prime abord dans le monde s’efface dans le rapport que nous avons à lui. Ce fait est certainement à l’origine de notre aveuglement initial au phénomène du monde, de sorte que ce-dernier est abordé en faisant abstraction de la préoccupation. Ensuite, nous aurions tord de restreindre le genre d’être de l’utilisabilité aux outils au sens courant du terme. Les ouvrages ont aussi le genre d’être de l’outil : la chaussure est « faîte pour » être portée et renvoie aux « matériaux » qui la constituent, par exemple le cuir, qui lui-même renvoie à l’élevage, etc. 22 De plus, et ceci est important, l’ouvrage est toujours à la mesure de l’usager, « l’usager « est » présent dans la naissance de l’ouvrage »23 . Cela implique que l’ouvrage renvoie non seulement à d’autres outils, mais aussi à d’autres Dasein, et donc à un monde public des utilisateurs accessible à tous : ainsi un pont, une gare, une route, etc. Enfin, une objection serait que l’étant aurait déjà dû être dévoilé comme là-devant, pour n’être qu’ensuite utilisé au vue de la connaissance que nous en aurions prise. Or la connaissance est fondée sur l’être-au-monde, et le monde ambiant se manifeste d’abord comme il vient d’être décrit : Heidegger peut alors dire que « l’utilisabilité est la détermination ontologique catégoriale de l’étant tel qu’il est « en soi » »24 . Reste à découvrir le chemin qui peut conduire de celle-ci et de la discernation dont elle est le pendant au phénomène du monde. 20 Etre et temps § 15 (trad. Vezin p. 106 [69]) 21 Etre et temps § 15 (trad. Vezin p. 106 [70]) 22 Et ce jusqu’à la « nature », qui n’est pas à entendre en un sens philosophique ou romantique mais comme outil elle aussi, en deçà duquel il n’y a plus de renvois à d’autres outils : « le bois est plantation forestière, la montagne est carrière de pierre, le fleuve est force hydraulique » (Etre et temps § 15, trad. Vezin p. 106 [70]) ; à l’autre extrémité, il y aura le Dasein. Heidegger mènera une profonde critique de ceci en 1953 dans La question de la technique, in Essais et conférences, trad. Préau, Gallimard, p.9-48, en particulier à propos du fleuve p.21- 22. 23 Etre et temps § 15 (trad. Vezin p. 107 [70-71]) 24 Etre et temps § 15 (trad. Vezin p. 108 [71])
  • 14. 14 La manifestation de l’appartenance de l’étant au monde dans la préoccupation Comment le monde peut-il se montrer comme tel dans la préoccupation ? Ou plutôt : comment ce phénomène peut-il commencer à poindre (puisqu’il ne sera en fait saisi pour lui-même que dans le cadre d’une rupture avec le monde quotidien) ? Heidegger commence son analyse (§ 16) par ceci. « Le monde n’est pas lui-même un étant au sein du monde, et pourtant il détermine tellement cet étant que celui-ci ne peut se rencontrer et que l’étant dévoilé en son être ne peut se montrer que dans la mesure où monde « il y a » »25 . Ce qui signifie qu’il n’y a pas un étant nommé « monde » que nous pouvons rencontrer dans la préoccupation. Au contraire le monde est la condition de possibilité de toute rencontre d’un étant. En effet, pour le Dasein seul peut se rencontrer un étant dans la mesure où il a le genre d’être de l’être-au-monde. Le monde est donc le « lieu » où cette rencontre avec l’étant peut se produire. Mais l’affairement dans la préoccupation rend le Dasein d’abord aveugle à ceci. Le monde ne paraît pas se manifester lorsqu’elle va son train, puisqu’elle est rivée à l’ouvrage dont elle se préoccupe. Celui-ci appartient bien au monde, et pourtant de prime abord cela ne se « voit » pas. Cela semble paradoxal, d’autant que si le Dasein est l’étant ayant une entente de lui-même, comme être-au-monde il doit toujours avoir aussi une entente du monde. Mais s’il s’entend d’abord à partir de l’étant dont il se préoccupe, alors corrélativement il n’entend le monde que dans l’optique de la préoccupation. Si le monde n’est rien d’étant tout comme le Dasein n’est pas l’objet de sa préoccupation, alors l’un et l’autre ne semblent pouvoir que nous échapper dans le monde quotidien. Heidegger montre que dans certains cas, cette appartenance de l’étant au monde peut pourtant se manifester au Dasein. La possibilité d’un être-au-monde non préoccupé pourra par la même occasion émerger. Cela peut advenir lors de perturbations du commerce quotidien avec les outils. Soulignons avant d’engager l’analyse que ce n’est pas la mondanéité du monde qui va apparaître ici, mais seulement l’appartenance au monde des outils. Heidegger dégage trois types possibles de perturbations de la préoccupation. Il a celui où l’outil devient brutalement hors d’usage. De ce fait il a la capacité de nous surprendre. Ceci est remarquable, puisque le commerce avec l’étant utilisable a lieu dans une totale « insurprenance ». Lorsque tous les renvois ont leur objet, c’est-à-dire si quelque chose est à chaque fois comme visé par eux, la préoccupation se poursuit sans encombre. En revanche, si un outil ne fonctionne plus, les autres outils qui renvoyaient à lui tout comme ce à quoi lui-même renvoyait apparaissent sous un autre angle. L’étant se manifeste d’une nouvelle manière qui n’est plus conforme à la discernation. Il devient alors découvert comme étant là-devant, une chose inutilisable, ceci dit fugitivement puisque la préoccupation reprend son train dans la tentative quasi- immédiate de le réparer : Heidegger montre qu’il n’apparaît pas malgré tout comme une chose étrangère à l’outillage. Mais durant ce bref instant, il manifeste son aspect (ainsi Heidegger traduit-il en général eídos), qui certes était toujours déjà là, mais qui n’était pas encore apparu comme tel. Il y a aussi le cas où l’outil vient à manquer : le reste devient alors impossible à utiliser ou à éliminer, et là encore est perçu comme là- devant. L’utilisable se signale sous le mode de l’ « importunance (Aufdringlichkeit) ». Heidegger remarque qu’il se manifeste d’autant moins comme utilisable que le besoin qu’en a la discernation est plus urgent : elle passe difficilement à autre chose, demeure comme paralysée face à cette absence qui est le mode de la présence de l’étant manquant. Ce mode particulier de présence le destitue du caractère d’utilisabilité, puisque d’utilisable il n’y a que dans la préoccupation affairée à ses tâches. Enfin, le cas se présente où quelque chose se met « en travers de la route » : l’être là-devant de l’utilisable s’annonce lorsqu’il n’est pas à sa place. Il dérange alors plus qu’autre chose , il gène l’usage normal des autres outils. Imaginons par exemple qu’il faille changer l’ampoule d’un phare avant de voiture. Le moteur et tous les éléments présents sous le capot sont en temps normal, à savoir lorsque nous roulons, agencés tout à fait comme il faut. Mais s’agissant de changer l’ampoule, ils obstruent le passage des mains, nous gênent véritablement. Alors ce n’est plus sous 25 Etre et temps § 16 (trad. Vezin p. 108 [72])
  • 15. 15 l’angle de leur utilisabilité qu’ils nous apparaissent, mais selon leur aspect, aspect qui est perçu de telle manière que nous cherchons comment éviter ces éléments et poursuivre notre préoccupation. Prenons un autre exemple très différent. L’urinoir de Duchamp est exposé au centre George Pompidou. Au départ, il ne s’agit que d’un outil au sens de Heidegger, d’usage fort courant. S’il était remis en service, il fonctionnerait certainement correctement. Mais tel n’est pas le cas : il est exposé dans un musée. Il se voit ainsi volontairement coupé de tous ses renvois habituels. Ce n’est pas seulement son aspect qui apparaît alors, à lui qui aurait été utilisé autrement dans une totale indifférence, mais aussi ce à quoi il renvoie qui forme le « monde » des toilettes pour homme. Ceci est d’autant plus clair que quelqu’un a justement uriné dedans, avant qu’il ne soit protégé par une vitre. Le fait qu’il soit appréhendé comme une œuvre d’art par les visiteurs montre qu’il n’apparaît plus seulement comme utilisable (car d’une certaine façon, il ne peut sans doute pas ne pas apparaître comme tel). Dans les trois cas, explique Heidegger, l’appartenance au monde de l’utilisable apparaît : les renvois du « fait pour » perturbés deviennent explicites comme, encore une fois, cela apparaît particulièrement dans l’exemple de l’urinoir. Lorsque la préoccupation est perturbée, tout l’outillage, par exemple l’atelier dans son ensemble, se manifeste : « avec ce tout, c’est le monde qui commence à poindre »26 , non comme là- devant mais comme « le « là » antérieurement à toute constatation et à toute contemplation ». Il est découvert à la discernation comme ce qui la rend possible. Certes, il ne se montrait pas à elle avant ; mais « que le monde ne se signale pas à l’attention, telle est la condition de possibilité pour que l’utilisable ne sorte pas non plus de son état d’insurprenance pour se mettre en avant »27 . Le monde comme ensemble des renvois ne peut apparaître que lorsque ceux-ci sont perturbés. Dans la préoccupation, le monde est à chaque fois « pré-découvert » ; mais pour que celle-ci ait lieu correctement, il doit être en même temps recouvert, comme nous l’avons vu avec l’exemple de l’usage du marteau : si nous étions surpris par chaque outil et le considérions comme là-devant, nous ne pourrions guère entreprendre des ouvrages. Une familiarité est donc nécessaire, et c’est celle-ci qui est perturbée dans chacun des trois cas. L’être-au-monde de la préoccupation est donc, selon une formule où Heidegger condense ce point, le fait d’ « être plongé de façon non thématique dans la discernation des renvois qui sont constitutifs de l’utilisabilité de l’outillage »28 . Le renvoi en tant que phénomène constitutif de la mondanéité du monde ambiant Nous voyons donc que les réseaux de renvois sont des structures éminentes de la mondanéité. C’est pourquoi Heidegger entreprend au § 17 une analyse du renvoi et du signe. Que nous apprend celle-ci ? Un outil renvoie à d’autres outils, qui eux-mêmes renvoient à d’autres. Il existe donc des réseaux de renvois, qui font apparaître l’appartenance des l’outils au monde lorsqu’ils se trouvent perturbés. Heidegger choisit pour déterminer plus nettement ce qu’est un renvoi d’analyser un outil spécifique, « tel que des « renvois » s’y rencontrent à divers niveaux de sens »29 : le signe. Il y a différents types de signes, tout comme il y a différentes modalités de l’ « être-signe pour » lui-même dont nous pourrions tirer le « genre universel de la relation ». Les signes sont des outils singuliers car ils servent à montrer, ils sont « faits pour » cela, ce qui constitue un type de renvoi (et le renvoi est un type de relation). Le philosophe choisit d’expliciter cela par un exemple : la flèche rouge indiquant le changement de direction d’une voiture. C’est le conducteur qui choisit sa position ; or « ce signe est un outil qui n’a pas son utilisation dans la seule préoccupation du chauffeur », il n’est pas monologique. C’est surtout aux autres conducteurs qu’il est utile, quoiqu’il n’apparaisse pas non plus au chauffeur la réglant comme une simple chose là-devant. Cette flèche a sa place dans un réseau entier de renvois, celui de la circulation automobile et de ses règles. Mais quelle est la 26 Etre et temps § 16 (trad. Vezin p. 111 [75]). Nous reviendrons sur le terme de « Ganzen » dans la troisième partie de ce travail où il sera traduit à cette occasion par « ensemble » – ce qui était difficilement possible ici. 27 Etre et temps § 16 (trad. Vezin p. 112 [75]) 28 Etre et temps § 16 (trad. Vezin p. 113 [76]) 29 Etre et temps § 17 (trad. Vezin p. 113 [77])
  • 16. 16 différence entre ce signe qui s’insère dans ce réseau et un marteau qui lui aussi s’insère dans un réseau tout en n’étant pas un signe ? Le simple renvoi en général ne suffit pas. Avec la flèche, le type de renvoi est le « montrer », et est appréhendé comme tel par la discernation ; cela s’oppose au renvoi en tant qu’ustensibilité. Le signe a par là même une « application privilégiée ». Comment la discernation s’y rapporte-t-elle ? L’usager qui perçoit la flèche du conducteur roulant devant lui doit stopper ou se garer dans une certaine direction (ce sur quoi nous reviendrons à propos de la spatialité). « Le signe s’adresse à un être-au-monde spécifiquement « spatial » », et notre rapport à lui n’est pas correct si nous restons simplement en face de lui. Une flèche perçue nous pousse au moins à regarder dans la direction indiquée. Si la discernation nous y conduit, c’est parce qu’elle a une sorte de « vue d’ensemble » sur le monde ambiant de la préoccupation en général, à partir de laquelle elle trouve sa direction. Les signes permettent au Dasein de s’orienter dans les différents réseaux d’outils. Par là, ils lui révèlent l’appartenance au monde de ceux-ci. « Les signes montrent toujours en premier « dans quoi » on vit, à quoi s’arrête la préoccupation, bref quelle est la tournure que ça prend. » Par ailleurs, instituer un signe (nouveau, ou prendre pour signe un étant déjà utilisable) n’est possible qu’en ayant en vue le monde ambiant de l’utilisable. Le signe doit de plus être surprenant, pour trancher avec l’insurprenance des autres outils dont se préoccupe le Dasein : par exemple la flèche doit surprendre les autres usagers, tout en restant accessible à leur discernation. Mais si un feu rouge en plein désert peut surprendre, cela est malgré tout absurde, car la « surprenance » n’a de sens que relativement à un réseau de renvois. Il s’ensuit qu’il ne s’utilise pas seulement avec tel autre outil, mais qu’il rend accessible le monde ambiant dans son ensemble. « Le signe est un utilisable ontique qui, tout en fonctionnant comme cet outil particulier, a en même temps un rôle d’indicateur par rapport à la structure ontologique de l’utilisabilité, du réseau entier des renvois et de la mondanéité »30 . Heidegger mentionne une objection possible : avant d’être pris pour signe, tel étant serait déjà là-devant. En réalité, il faut répondre que la première rencontre avec lui n’a eu lieu que sur le mode de la discernation, et qu’il n’était pas là-devant avant toute rencontre. D’autre part, le Dasein primitif usant de divers signes pourrait être pris comme exemple pour illustrer notre propos, mais il ne s’agit que d’un cas particulier où le signe coïncide avec ce qui est montré, et cela ne signifie pas pour autant que tel est le cas parce qu’une attitude théorique a été adoptée à l’origine. La question que nous pouvons désormais poser est : comment le monde peut-il nous livrer des étants de ce genre et pourquoi les rencontrons-nous d’emblée ? L’être de l’étant rencontré d’emblée dans le monde est l’utilisabilité, ce qui implique que le monde est toujours déjà dévoilé avec chaque outil. Sur quel fondement s’effectue la rencontre de ce-dernier dans le monde ? Si le renvoi est un caractère fondamental de l’étant utilisable, comment le monde le rend-il possible ? Le renvoi n’est pas en réalité une qualité qui se surajouterait à un outil. Un outil est bien plutôt ce qu’il est sur le fondement du renvoi. Il doit dans son être être joint à quelque chose : ainsi « le caractère d’être de l’utilisable est la conjointure (Bewandtnis) ». Tel est l’être de l’étant qui se rencontre d’abord dans le monde. Le fait ontique qu’un outil n’est en tout rigueur jamais seul se voit ontologiquement fondé. Ceci implique également la structure du « pour quoi », ce-dernier pouvant lui aussi avoir sa conjointure. Heidegger prend l’exemple suivant : le marteau est fait pour taper, cet acte a pour conjointure le fait de consolider, celui-ci de protéger des intempéries, celui-ci enfin de mettre à l’abri le Dasein, ce qui constitue une possibilité de son être. Ceci appelle deux remarques. La première est que chaque étant utilisable voit déterminer sa conjointure avec les autres à partir de « l’entièreté de conjointure » (Bewandtnisganzheit). Par exemple, l’atelier est antérieur à tel outil lui appartenant. La seconde est que cette entièreté renvoie à un « pour quoi » ultime, après lequel il n’y a plus de conjointure, à savoir le Dasein qui est « l’unique et propre à-dessein-de quelque chose »31 . Lui-même ne renvoie à plus rien, d’une part simplement parce qu’il existe à dessein lui-même, c’est-à-dire qu’il est le « pour quoi » 30 Etre et temps § 17 (trad. Vezin modifiée p. 120 [82]) 31 Etre et temps § 18 (trad. Vezin p. 122 [84])
  • 17. 17 initial à partir duquel seulement il peut y avoir les autres « pour quoi » ; d’autre part parce qu’il est l’étant pour qui il y a un monde, c’est-à-dire dont la mondanéité appartient à son être. Signalons l’importante conséquence éthique de cela : parler de « matériel humain », traiter autrui comme un moyen à dessein de quoique ce soit, c’est ne plus le considérer comme un Dasein, mais simplement comme un outil. Que peut découler de ceci quant à la mondanéité ? Nous comprenons ainsi ce difficile passage de l’ouvrage. Heidegger commence par préciser ce que signifie conjoindre, qui s’entend en deux sens. Au sens ontique, cela veut dire que la préoccupation laisse être l’étant utilisable tel qu’il est en apparaissant d’emblée. La note a) de la page 85 de la version allemande, certes tardive et qui mériterait un commentaire spécifique, éclaircit ce point : il s’agit pour la préoccupation de « le laisser au déploiement de sa vérité ». Ce conjointement est la condition de possibilité de conjoindre cet utilisable à d’autres dans la discernation. Au sens ontologique, il s’agit « de la délivrance de chaque utilisable en tant qu’utilisable, qu’il ait ontiquement à quoi se conjoindre » ou non, dans le cas de l’étant que le Dasein ne laisse pas être dans la préoccupation mais qui tient lieu par exemple d’une œuvre à accomplir. Le fait d’avoir déjà à chaque fois conjoint l’étant est quelque chose qui s’effectue a priori et qui relève de l’être du Dasein. Heidegger clarifie ceci : comme c’est un étant qui apparaît au Dasein, et cela seulement d’après une entente de l’être, il s’agit toujours d’un utilisable qui est dévoilé au sein du monde ambiant. Pour quelle raison ? Le philosophe poursuit : le dévoilement de toute conjointure n’est possible « que sur la base du prédévoilement d’une entièreté de conjointure », lequel fonde donc la manifestation de l’appartenance de l’étant au monde de l’utilisable. Par là est prédévoilé ce en vue de quoi est dévoilé le conjointement, à savoir le Dasein dont nous avons dit dès le début qu’il est l’étant qui a une entente de son être. Heidegger demande alors : « Or que veut dire que : ce en vue de quoi est d’emblée délivré l’étant au sein du monde doive avoir été préalablement découvert ? » La réponse est que le Dasein, se rapportant à l’étant, a une entente de l’être. En tant qu’être-au-monde, il entend cet être-au-monde, donc le monde. Il faut en conclure que « la dimension dans laquelle l’entendre se renvoie, pour autant qu’elle est ce en vue de quoi se ménage la rencontre de l’étant ayant la conjointure pour genre d’être, est le phénomène du monde. » Que montre ce passage absolument central ? Heidegger veut dire que le monde ambiant du Dasein est immédiatement dévoilé comme le lieu où se dévoile l’entente de l’étant, parce que le Dasein entend l’être, et du Dasein lui-même, parce son existential fondamental est l’être-au-monde. La preuve est ici fournie du fait que c’est l’étant utilisable qui est d’emblée rencontré dans le monde, et non l’étant là-devant : cette affirmation n’est plus ce qui pouvait sembler être un simple constat. Ce fait est fondamental car cela valide les analyses précédentes sur l’outil et demeure au fondement des analyses ultérieures. Si le Dasein est l’étant qui entend cooriginairement l’être, lui-même (donc l’être-au-monde et ce dans sa structure entière) et l’étant, l’étant qui est rencontré de prime abord dans le monde ne peut être qu’un étant qui renvoie à d’autres jusqu’au Dasein parce que le Dasein à chaque fois se rapporte à son être qui est l’être-au-monde. Le Dasein est l’étant pour lequel en son être, il en va de cet être ; il doit pouvoir s’entendre lui-même dans le monde, dans la mesure où son être est d’être-au-monde ; entrendre l’étant qu’il est implique une entente de l’être, d’où suit une entente de l’étant ; pour s’entrendre lui-même dans un monde, l’étant dans le monde doit avoir le caractère du renvoi, renvoi qui remonte jusqu’à l’étant qui ne revoie lui-même à rien, le Dasein ; l’étant mondain est ainsi d’emblée dévoilé comme étant utilisable. Au contraire l’être là-devant de l’étant, n’ayant pas le caractère du renvoi, n’est pas pour cette raison même d’abord dévoilé. Tout ceci explique que la familiarité soit la modalité du rapport du Dasein à l’étant du monde ambiant. Nous pourrions en effet affirmer qu’elle découle de l’entente de l’être qu’a à chaque fois le Dasein, tout comme (ce qui n’est pas foncièrement différent) elle découle du fait que le Dasein, entendant son être-au-monde, se reconnaît d’une certaine manière dans l’étant de sa préoccupation : cela explique qu’il se présente d’emblée à autrui d’après la place qu’il tient dans le monde public de la préoccupation, à savoir son métier. De ce fait, il « anime d’une signification » les rapports de renvois ; et « l’entièreté de rapport en laquelle baigne cette animation en signification, nous la nommons la significativité (Bedeutsamkeit). Elle est ce à quoi se résume la structure du monde dans laquelle est chaque fois déjà le Dasein en tant que tel. » D’emblée, les réseaux de renvois
  • 18. 18 forment un tout cohérent parce que le Dasein remplit le monde de signification, son être-au-monde l’impliquant. Tel est ce qui réside au fondement des « significations », de la parole et de la langue. Si les analyses précédentes demeurent centrales, Heidegger nous met toutefois en garde : « nous n’avons encore dégagé que l’horizon à l’intérieur duquel quelque chose tel que le monde et la mondanéité sont à rechercher »32 . Par ailleurs, une objection pourrait être que l’ « être substantiel » de l’étant dans le monde serait comme « volatilisé en un système de relations ». En réalité, comme nous avons tenté de le montrer, celui-ci est justement fondé sur la significativité ; et l’être là-devant de l’étant ne se découvre pas de prime abord, mais seulement lorsque cesse la discernation. C) Le contraste entre l’analyse précédente et celle de Descartes Notons d’emblée que Heidegger précise que les développements qui vont suivre ne seront pleinement justifiés qu’une fois accomplie dans la IIème partie, 2ème section de Sein und Zeit (qui ne sera jamais publiée) la « destruction phénoménologique du cogito sum »33 . Ils montrent pourtant une mauvaise manière de poser le problème du monde, qui est chez Descartes exemplaire : il part en effet d’un étant dans le monde, puis, sans doute pour cette raison, manque le phénomène du monde. De manière générale, Descartes détermine le monde comme res extensa. Son point de départ est l’opposition entre l’ego comme res cogitans et la res corporea, qui sont deux substantia. La substantia est entendue comme ce qui constitue l’être d’un étant ne tenant qu’à lui-même. Mais une ambiguïté subsiste : cela peut signifier ou bien l’être de l’étant qui a le genre d’être de la substance, la substantialité, ou bien l’étant lui- même qui est une substance. Heidegger remarque que cette ambiguïté résidait déjà dans le terme de l’ontologie grecque ούσία, dont substantia en est la traduction faîte par la philosophie latine. Quelle est la substantialité de la res corporea ? La substance pour Descartes n’est accessible que par le biais de ses attributs, dont un attribut essentiel présupposé par les autres fait signe vers la substantialité correspondante : ici, il s’agit de l’étendue, c’est-à-dire de la longueur, la largeur et la profondeur. Notons que les analyses de Heidegger sur la spatialité qui suivront cette exposition du problème du monde chez Descartes seront fort différentes. La chose corporelle peut conserver son étendue tout en changeant de figure, de mouvement et de division, qui sont les modes de l’extension. Par exemple, le mouvement ne peut être expérimenté que comme étant un changement de lieu, donc comme une modification de l’étendue. En revanche, la couleur n’est pas indispensable à la matière (mentionnons dans un cadre très différent les analyses de Husserl qui d’une certaine manière illustrent cela : une couleur ne peut être représentée sans un objet coloré dans l’espace). Seule l’étendue est donc ce qui assure une « constance permanente » à la substance corporelle. Descartes entend, comme nous l’avons vu, par substance un étant tel qu’il n’a besoin d’aucun autre pour être. Or, cette définition ne semble convenir qu’à Dieu, ens perfectissimum : tous les autres étants là-devant (et Descartes n’envisage l’étant qu’ainsi) paraissent avoir besoin d’être produits (créés) et conservés. Pourtant, les étants différents de Dieu sont des substances d’une certaine façon, pour autant qu’il s’agit aussi d’étants. Il y en a deux types : la res cogitans et la res extensa. Mais l’on ne peut les entendre comme substances de la même manière que Dieu, car ils en diffèrent infiniment. Le sens d’être n’est pas univoque ici, sinon il faudrait parler de Dieu, l’étant incréé, comme s’il était créé, ce qui est absurde. Descartes laisse pourtant ce point inexpliqué, tenant le sens de l’être pour allant de soi, et en affirmant que la substantialité ne 32 Etre et temps § 18 (trad. Vezin modifiée p. 125 [86-87]) 33 Etre et temps, trad. Vezin (modifiée) p. 128 [89]. Le § 5 du cours donné en été 1927 publié sous le titre Les problèmes fondamentaux de la phénoménologie explique en effet que la méthode phénoménologique s’articule en trois moments inter-dépendants : la réduction (tourner notre regard dirigé d’abord vers l’étant vers l’être), la construction (pour le dire d’un mot, cela correspond à l’analytique du Dasein qui rendra possible un accès à l’être) et la destruction (critiquer les concepts métaphysiques hérités pour atteindre une expérience originaire de l’être et s’approprier ainsi positivement la tradition). Voir les pages 39-42 de la traduction de J.-F. Courtine (p. 28-32 dans le tome 24 de la Gesamtausgabe).
  • 19. 19 nous affecte pas, car seuls les attributs sont saisissables par nous. Nous ne pouvons donc pas savoir quel est le sens commun dans lequel nous pouvons parler de substance aussi bien pour Dieu que pour les autres étants créés. Or ce problème, qui remonte en fait au problème de l’analogie chez Aristote, avait passionné l’ontologie médiévale, par rapport à laquelle Descartes reste sur ce point « loin en deçà »34 . Le fait que le problème soit résolu de la sorte à peine abordé – il « esquive » même selon Heidegger la question – en constitue la preuve. De la sorte, il ouvre la voie à Kant qui affirmera que « être n’est pas un prédicat réel ». Ceci tient au fait que l’être n’est pas un étant : telle est la raison pour laquelle Descartes veut, à tord, recourir à l’étant, l’attribut qui convient le mieux à la conception de celui-ci comme là-devant. « Que la substance soit déterminée grâce à un étant substantiel, voilà la raison pour laquelle le terme parle à double sens » ; « derrière cette infime différence de signification s’abrite pourtant l’incapacité de maîtriser le problème principal, celui de l’être »35 . Ainsi, la substance finie comme res extensa a pour attribut essentiel l’extensio, mais sa substantialité reste indéterminée. Tels sont les soubassements ontologiques de la détermination cartésienne du monde comme res extensa : il importe remarquer le flou initial de la notion de substance. Une telle détermination trahit le fait que le phénomène est « franchi d’un saut », tout comme l’être de l’étant utilisable du monde ambiant. Nous pouvons nous demander comment se fait-il que Descartes ait pu passer à côté de l’être de l’étant du monde ambiant, alors que Heidegger prouvait au paragraphe précédent (§ 18) que c’est lui qui est de prime abord rencontré : la Ière partie, 3ème section de Sein und Zeit devait montrer pourquoi tel est le cas dès Parménide. Pourtant, si le Dasein est l’être-au-monde, d’où vient que Descartes détermine ainsi le monde ? D’une part, il n’a pas recherché le phénomène en question ; d’autre part, sa propre recherche ne l’a pas mené à interroger ce que serait l’appartenance à un monde. Même si Dieu, le je et le monde sont radicalement distingués, le statut ontologique du dernier est déterminé d’avance à partir de celui des deux autres. Si tel est le cas, alors l’être de l’étant intramondain et l’être-au-monde en général se voient ignorés par Descartes. Heidegger rappelle qu’au § 14, il était demandé quel genre d’accès au phénomène de la mondanéité est requis, et la réponse était le rapport du Dasein au monde ambiant. Qu’en est-il avec Descartes ? L’accès au monde doit s’ouvrir selon lui au moyen de la connaissance physico- mathématique : nous pouvons avec elle gagner une emprise sûre sur l’étant qui acquiert une « constance permanente », qui « est » ainsi véritablement. Le monde se voit alors, selon l’expression de Heidegger, « dicter son être »36 à partir d’une idée précise de l’être relevant d’une certaine conception de la connaissance. Ce qui veut dire que Descartes prescrit l’être de l’étant mondain, et ne se le laisse pas donner comme le fait Heidegger en partant de l’être de l’étant tel qu’il se rencontre dans le monde ambiant. C’est la raison pour laquelle il reste aveugle à l’utilisabilité, et s’en tient à l’être là-devant. Son souci semble plutôt être de fonder ontologiquement les résultats de la connaissance moderne physico-mathématique alors naissante avec Galilée. Cela a pour conséquence que la question de l’accès convenable à l’étant ne se pose pas pour lui, du fait qu’il hérite de la conception traditionnelle accordant le primat à l’intellectio. Il pense clairement que l’étant ne se montre pas de prime abord dans son être, comme le montre sa critique de la sensation : le fait que le morceau de cire ait une couleur, une odeur, etc. est ontologiquement sans importance ; seul vaut l’être que prescrit la connaissance à cet étant, à savoir son étendue. Heidegger illustre le fait que Descartes n’est pas capable de déterminer l’être de l’étant tel qu’il se donne de prime abord par l’analyse que celui-ci fait de la dureté. Cette-dernière est conçue comme résistance, mais non pas au sens d’une épreuve faîte de celle-ci par le Dasein : il s’agit du fait de ne pas changer de lieu, relativement à autre chose qui en change. Mais ce qu’affirme ici Descartes repose sur une perception de l’étant telle qu’une entente particulière et non originelle de lui la guide : l’étant est conçu comme là-devant, et relativement à notre exemple comme une simple chose étendue. L’expérience qui est faîte d’un tel étant ainsi décrite repose également sur une entente de l’être du Dasein comme là-devant (l’expérience de la dureté, affirme 34 Etre et temps § 20 (trad. Vezin p. 132 [93]) 35 Etre et temps § 20 (trad. Vezin p. 133 [94]) 36 Etre et temps § 21 (trad. Vezin p. 135 [96])
  • 20. 20 implicitement Heidegger, est dans le monde ambiant fort différente, et de même pour l’animal). L’être du Dasein est, lui aussi, pensé par Descartes comme étant une substance : la res cogitans. Heidegger soulève toutefois certaines objections possibles contre sa propre critique. D’abord, Descartes se préoccupait-il seulement de dégager le phénomène du monde, qu’il ne pouvait d’ailleurs même pas saisir ? Il en vient pourtant à poser le problème du « je » et du « monde » dans les Méditations métaphysiques ; toutefois, comme nous l’avons vu, sans avoir suffisamment critiqué la tradition ontologique. Son aveuglement au monde de l’ouvrage et l’insuffisance de sa critique de l’ontologie dont il hérite, qui est au fondement de cet aveuglement, sont au final les deux erreurs fondamentales de Descartes qui l’empêchent de dégager correctement le phénomène du monde. Mais il serait possible d’objecter que même si tel est le cas, il aurait au moins « jeté les bases de la caractérisation ontologique de cet étant au sein du monde sur lequel tout autre étant se fonde en son être, la nature matérielle »37 . La « couche fondamentale » de l’étant serait atteinte, et à celle-ci se superposeraient d’autres qualités, qui n’en seraient que des modifications, dont l’utilisabilité. Mais avec la choséité matérielle posée au départ comme être de l’étant dans le monde, atteignons-nous vraiment l’être de l’étant rencontré de prime abord ? Est-ce que l’utilisabilité n’est qu’un prédicat de valeur là-devant d’un étant là-devant ? Heidegger souligne que « la reconstruction » de la chose d’abord « épluchée » depuis la matière jusqu’aux différents prédicats de valeur n’est possible que sur le fondement d’une vue d’ensemble du phénomène dans son ensemble (qui est « reproduite dans la reconstruction ») ; cette vue est celle qu’a d’emblée le Dasein quotidien qui ne s’étend pas seulement à tel étant, comme s’il était là-devant, car son être appelle immédiatement une vue de l’entièreté de conjointure, comme le prouvait le § 18. Si c’est l’être du Dasein, comme être-au-monde, qui exige que l’étant utilisable soit d’emblée rencontré, alors il s’ensuit que les résultats auxquels aboutit Descartes forment un tout dans lequel l’entente de l’être du Dasein comme là-devant (sur lequel aurait dû revenir la partie mentionnée de Sein und Zeit non publiée) va de pair avec une entente du monde atteint non dans la discernation mais sur le mode de la connaissance de l’étant dans le monde conçu comme là-devant. Au reste, l’acte de connaître que privilégie Descartes constituait déjà une preuve au § 13 de l’être-au-monde au sens où l’entend Heidegger. Bien que les thèses de Descartes trouvent un fondement dans l’être du Dasein, comme le rappelle Heidegger renvoyant à ce § 13 ainsi qu’à la section 3 de la première partie de Sein und Zeit non publiée, il se trouve qu’il est possible d’opposer point par point l’analyse des deux philosophes. C’est pourquoi le cas de Descartes était exemplaire pour faire ressortir l’originalité du développement heideggerien du problème du monde. D) La spatialité du monde Nous avons dès le départ évoqué le fait que concevoir le Dasein comme être-au-monde au sens d’un étant là- devant spatial dans le monde (lui aussi là-devant) est une manière de passer à côté du problème du monde. Les analyses du concept de monde chez Descartes comme res exetensa ont montré que cela revient à concevoir l’étant en général comme là-devant en dépit de la manière dont il est effectivement d’abord rencontré. Nous devons maintenant analyser quelle est la spatialité originaire qui se fait jour avec le Dasein, puisque manifestement celui-ci a un rapport à quelque chose comme l’espace. Il va donc sans dire que le problème de la spatialité est tout à fait central. Nous ne pouvons pas prétendre que le monde soit « dans » l’espace ; au contraire l’espace est « au » monde. Cela signifie que le phénomène du monde est plus originaire que celui de l’espace, même si c’est le second que nous percevons en premier (car plus un phénomène est proche et originaire, moins il est aisément perçu comme tel). Quelle conception de l’espace découle de l’être du Dasein ? Quelle est la spatialité de l’étant qui est dans le monde et celle de l’être-au- monde ? Quelle est la véritable spécificité de l’espace en général ? A l’occasion de ces développements sera 37 Etre et temps § 21 (trad. Vezin p. 137-138 [98])
  • 21. 21 montré pourquoi l’espace mondial n’a rien de l’espace géométrique tel que nous serions tentés au premier abord de le caractériser ; au contraire ce genre d’espace trouve son fondement dans la spatialité du Dasein. Les analyses consacrées à la spatialité dans la première section de Sein und Zeit L’être de l’étant rencontré de prime abord dans le monde ambiant est l’utilisabilité (Zuhandenheit). La question demeure de savoir comment est-il « dans » celui-ci. Le fait que l’étant utilisable soit « sous la main » (zuhanden) suggère une proximité de l’utilisable. Mais n’est-ce que la proximité au sens d’une distance qui, une fois mesurée, s’avèrerait courte, dont il s’agit ? L’acte même d’apprécier si une distance est courte ou longue fait signe vers une spatialité plus originaire à partir de laquelle est décidé du proche et du lointain. Si la distance n’était qu’affaire de mesure, il faudrait au moins nous demander ce qui donne la mesure. Mais dans notre cas, nous devons examiner comment proche et lointain se manifestent au Dasein avant toute mesure mathématique, ce qui ne veut pas dire qu’ils s’imposent arbitrairement comme tels. Dans l’usage qu’en fait la discernation, l’outil est toujours situé quelque part dans celle-ci : il est « rangé ici », « posé là », etc. ; il est « à sa place », ou au contraire il « traîne » ; ce qui n’est pas du tout affaire de distance, ni de simple lieu dont la position ne correspondrait qu’à des coordonnées dans un repère orthogonal ou sur une carte. « La discernation de la préoccupation fixe ce qui est proche de cette manière tout en tenant compte de la direction dans laquelle l’outil est à tout moment accessible. »38 Il y a toujours des places pour tels ou tels outils dans un tout où elles sont arrangées, dans le monde ambiant ; de cela, l’espace de la géométrie ne peut rendre compte, car le problème n’est pas de savoir à quel lieu se trouve l’outil à côté d’autres là-devant, et une réponse sous formes de coordonnées (x ; y ; z) n’aurait aucun sens. La place de l’outil est de prime abord appréhendée par rapport aux autres qui l’entourent dans un ensemble de renvois dans lequel se meut la discernation. C’est pourquoi même celui qui bricole peu sait combien peut être désagréable de rechercher partout un outil lorsque qu’il n’est pas là où il devrait être. Chacun doit avoir son propre coin, qui n’a rien d’arbitraire. Ce n’est pas par hasard si sur le bureau, la lampe se trouve à tel endroit, le stylo ici et le papier là, si le bureau lui-même est placé près de la fenêtre, et si celle-ci est justement là où elle est, à savoir du côté où le soleil éclaire. Etre « au coin du » n’est pas seulement à comprendre au sens de « dans la direction de », mais aussi « dans les parages » ; il n’est pas ici question d’un lieu comme un autre (comme dans l’espace de la géométrie) où se trouverait tel étant là-devant. C’est à partir du coin que trouvent les étants la place qui leur revient. Tous les lieux sont dévoilés à partir de la préoccupation quotidienne, et non pas « répertoriés dans une mensuration s’appuyant sur la contemplation de l’espace »39 ; de même, un coin n’est pas un lieu où se trouverait une somme d’étants là-devant. L’unité de tous les coins est quant à elle possible dans l’entièreté de conjointure saisie à chaque fois par le Dasein : les coins à leur tour s’intègrent dans un tout plus originaire. C’est à partir d’un lieu que le Dasein, le « là » (da) qui détermine tous les autres lieux, s’oriente par rapport à l’utilisable. Mais la possibilité de s’orienter ne peut pas se fonder originellement sur un espace géométrisé, car sinon l’étant rencontré dans le monde ambiant serait à sa place sous le mode de l’être là-devant. La position du soleil, qui est un repère fondamental, n’a pas d’abord un sens géographique d’où nous tirerions les points cardinaux, mais elle prédispose des formations particulières de coins : ainsi nous plantons la vigne en fonction de l’ensoleillement, l’exposition d’une maison détermine l’agencement des pièces, etc. De même, les églises et les tombes sont axées sur le levant et le couchant : « la préoccupation du Dasein pour lequel il y va en son être de cet être même, dévoile par avance des coins par rapport auxquels il a chaque fois un rattachement décisif »40 . Il faut ceci dit noter le caractère d’insurprenante familiarité de l’utilisabilité de chaque coin ; il ne devient visible qu’en cas de modes déficients de la préoccupation, à savoir quand quelque chose manque, ou bien n’est pas à sa place, ou encore nous opportune. Sur ce point, nous revoyons au §18 38 Etre et temps § 22 (trad. Vezin p. 142 [102]) 39 Etre et temps § 22 (trad. Vezin p. 143 [103]) 40 Etre et temps § 22 (trad. Vezin p. 143-144 [104])
  • 22. 22 qui rend compte de la familiarité en général du monde ambiant. Ce n’est pas l’espace en tant que tel qui est d’abord donné au Dasein ; il ne se dévoile ainsi qu’en cas de perturbations du commerce préoccupé avec l’étant. Et encore n’est-il pas dévoilé pour autant sous une forme mathématisée. Heidegger peut en conclure : « c’est au monde qu’il revient chaque fois de dévoiler en sa spatialité spécifique l’espace qui lui appartient »41 , si le monde est constitué par la significativité de l’ensemble des renvois dans lequel s’exerce la discernation. Il s’ensuit que le Dasein est en son être-au-monde spatial. Il revient au § 23 de préciser cela. Heidegger affirme immédiatement que sa spatialité ne peut se concevoir comme celle d’un étant là-devant, ce qui ne doit pas nous étonner puisque l’étant rencontré dans le monde n’a pas cette spatialité, et parce que nous savons aussi que le Dasein n’a pas ce mode d’être. L’être-au-monde n’équivaut pas à l’ouverture à un « espace mondial », mais il est, pourrions-nous dire, d’une certaine manière cet espace. La spatialité de l’être-au doit être examinée en ayant en vue celle de l’étant utilisable analysée ci-dessus. Elle possède deux structures, qui sont deux existentiaux : le déloignement (Ent-fernung) et l’aiguillage. Le premier désigne la tendance du Dasein à rapprocher l’étant d’abord et le plus souvent, dans le cadre de la discernation, par exemple en devant se procurer telle ou telle chose. Ainsi « le Dasein a par essence une tendance à la proximité »42 , dont témoignent des acquis modernes comme la radio ou la télévision43 qui selon Heidegger désintègrent le monde ambiant. Que peut signifier une telle remarque ? La significativité constitue une structure essentielle du monde ambiant ; or l’étant découvert via la radio et surtout la télévision est peut-être bien souvent coupé de cette dimension. Ce qui appartient à un monde se voit démondanéiser pour devenir là-devant « offert en spectacle », ou encore objet d’une préoccupation ne pouvant saisir une quelconque profondeur du phénomène perçu. La proximité n’est quoiqu’il en soit pas d’abord évaluée selon une distance mesurée et même mesurable44 , ce qui ne veut pas dire qu’elle n’est pas évaluée de manière précise : tel lieu est « à deux pas » ou au contraire cela fait « une trotte » pour s’y rendre. Ainsi « un trajet objectivement long peut être plus court qu’un trajet objectivement très court ». « Objectivement », c’est-à- dire relativement à une mesure commune qui s’effectue entre deux étants là-devant, ce qui constitue comme nous allons le voir une manière d’évaluer la proximité fort éloignée de celle qu’emploie le Dasein. L’évaluation qui ne se règle pas sur elle n’est pas pour autant « subjective », quoique qu’elle ait une certaine relativité (celle de la discernation de chaque Dasein, de son monde ambiant) : nous nous comprenons lorsque nous disons que cela fait « un bout de chemin » pour se rendre à la gare. De même, ce n’est que si elles sont sales ou cassées que les lunettes nous sont plus proches que ce que nous regardons à travers elles. Ainsi les deux évaluations ne se recoupent pas nécessairement. Notons que la seconde a un rapport étroit avec la temporalité, puisque nous disons souvent que tel lieu est à tant de minutes d’un autre ; et ainsi telle ville peut être d’une certaine manière plus proche de la banlieue de Paris que l’île de la Cité, tandis que le nombre de kilomètres à parcourir peut s’avérer fort différent. Au demeurant, selon Heidegger, loin d’être « subjective », elle « dévoile peut-être ce qu’a de plus réel la « réalité » du monde »45 . C’est en effet à partir de la discernation, à savoir le rapport à l’étant immédiat du Dasein dans lequel l’étant rencontré est utilisable, que la distance est évaluée. Le Dasein se situe toujours par rapport au monde de sa préoccupation, et jamais dans un « ici » pur et simple. Par ailleurs, les routes sur lesquelles le Dasein est en marche dans préoccupation sont pour lui tout aussi peu surprenantes que les étants qui l’affairent lorsqu’il n’est pas en chemin. Elles sont mêmes, elles qui sont pourtant touchées par le pied à chaque pas, plus éloignées que l’ami aperçu au 41 Etre et temps § 22 (trad. Vezin p. 144 [104]) 42 Etre et temps § 23 (trad. Vezin p. 145 [105]) 43 Il serait intéressant de comparer ceci avec le début de la conférence « La chose » publiée dans les Essais et conférences. 44 En effet « le [déloignement] est un existential, la distance une catégorie [de l’être là-devant] ». (D. Franck, Heidegger et le problème de l’espace, Paris, Editions de Minuit, 1986, p. 85) 45 Etre et temps § 23 (trad. Vezin p. 147 [106])