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CHAPITRE 17 – DE LA DÉMOCRATIE ALIMENTAIRE EN AMÉRIQUE
par Laetitia Mailhes
Dans la lumière dorée de cette fin d’après-midi de printemps, les fleurs folles qui envahissent les
carrés de potagers de Bob Cannard bourdonnent d’insectes. Le soleil déclinera bientôt derrière la
chaîne de hauts vallons qui court entre la côte Pacifique et la Sonoma Valley au nord de San
Francisco. Au volant de son pick-up, Bob rentre de Green String Farm, une exploitation de
cinquante-six hectares dont il est locataire et où il produit légumes, fruits et viande bio sans label.
Là, depuis quatre ans, il forme aussi chaque trimestre quinze nouveaux stagiaires à l’agriculture
écologique qu’il pratique depuis 1976.
« J’ai grandi dans les pépinières familiales bourrées de produits chimiques, » lance-t-il. « A la fin
du lycée, je voulais absolument comprendre la nécessité de tous ces intrants alors que la nature
laissée à elle-même est si abondante. Mais je me suis vite rendu compte que ce n’était pas à
l’université que je trouverais les réponses à mes questions. » Perché sur une table en bois à deux
enjambées de la porte de sa cuisine, Bob Cannard, cheveux blancs en bataille et regard bleu perçant,
veille avec l’intensité d’un capitaine de bateau sur le bout de nature idyllique où il a entrepris de
devenir agriculteur trente-cinq ans auparavant. Huit hectares blottis contre les vallons ouest de
Sonoma Valley, dont il est devenu locataire après avoir quitté son commerce lucratif de
pépiniériste, avec les économies de plusieurs années de travail en poche, pour s’essayer à une
agriculture rigoureusement soumise aux lois de la nature. La propriété avait longtemps abrité un
élevage intensif de dindes et le sol accusait le coup d’années d’abus. Plus de cinq ans de soins
attentifs à base de poudre de roche et d’engrais verts avaient été nécessaires pour redonner à la terre
vitalité et fertilité.
« Je n’avais aucune formation à l’agriculture biologique », raconte Bob. « Je puisais mes infos là où
je pouvais. Heureusement qu’on avait à l’époque l’Institut Rodale et son fameux magazine Organic
Farming and Gardening qui expliquait tout sur les intrants naturels (1). Les expérimentations sur le
terrain m’ont enseigné le reste. »
Dans les années 70, il n’était pas le seul agriculteur de la région à s’intéresser de près aux méthodes
biologiques. Le tout nouveau Farmers Organic Group (FOG, Groupe des Agriculteurs Biologiques)
du comté de Sonoma visait à encourager le développement des méthodes prônées par Organic
Farming and Gardening, et à assurer la distribution des produits via sa coopérative. L’essor de
FOG était concomitant avec le mouvement écologique et social qui s’emparait alors de la Baie de
San Francisco dans le contexte de la mouvance hippie. Avec deux thèmes majeurs: retour à la terre
et émancipation du système économique dominant. Pourtant, Bob n’était déjà guère en phase avec
ses pairs.
« Leur grand sujet de préoccupation à l’époque était la labellisation de leurs produits bio. Ils
cherchaient ainsi à justifier des prix plus élevés. Or c’était clairement aussi la porte ouverte à toutes
les sournoiseries possibles », affirme Bob. « J’étais d’avis que, au contraire, le seul label valable
devait être un label d’alerte de type ‘alimentation empoisonnée ': pas de label... pas de poison! »
Bob ne tarda pas à faire cavalier seul. Il se défend à ce jour de toute affiliation. « Je n’ai jamais été
un agriculteur certifié bio. Je surpasse leurs standards! La nature est mon seul maître », déclare-t-il
avec fierté. « Tout est question de priorités : en tant que producteur, j’estime que ma responsabilité
vis-à-vis de ceux que je nourris est d’offrir des produits d’une intégrité parfaite. Vis-à-vis de la
nature, elle est de la laisser un jour en meilleur état qu’elle n’était lorsque je l’ai trouvée. »
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Les tensions entre les divers acteurs qui œuvrent depuis des décennies au développement de
l’agriculture biologique américaine n’ont jamais connu de trêve. Elles ont contribué à l’élaboration
d’un secteur qui se présente aujourd’hui comme une mosaïque de réalités très diverses. Un secteur
dont l’importance se mesure non seulement en termes de parts de marché, mais aussi d’impact sur
la conscience collective écologique, sociale et politique américaine.
En 2010, l’alimentation biologique a représenté aux Etats-Unis un marché de 28,6 milliards de
dollars, selon la Organic Trade Association, soit une progression de 7,7% par-rapport à 2009 (par
contraste, l’ensemble de l’industrie alimentaire a connu moins de 1% d’augmentation sur la même
période). A eux seuls, fruits et légumes certifiés biologiques représentent 40% de ce marché
florissant. Ils ont enregistré une croissance record de 11,8% en 2010, juste devant les produits
laitiers biologiques qui ont affiché une hausse de 9%. (2)
Aussi modeste qu’elle paraisse, une telle performance aurait certainement paru inespérée aux
pionniers de l’agriculture biologique et apôtres de l’alimentation « non-contaminée » qui, dès les
années 60, se sont emparés de la nourriture comme d'un outil de transformation sociale et politique.
L’utopie originelle
En 1966, le mouvement anarchiste des Diggers, inspiré par le groupe éponyme de réformateurs
agraires protestants dans l’Angleterre du XVIIe siècle, avait créé à San Francisco un « système
alimentaire gratuit ». La qualité des produits importait peu cependant. « Les Diggers nourrissaient
beaucoup de monde, mais on distribuait ce qu’on pouvait glaner et le bio nous était indifférent »,
souligne l’acteur Peter Coyote, co-fondateur du groupe. En 1969, leur modèle suscita à Berkeley
une initiative plus proche de l’exemple originel des Diggers anglais : la Robin Hood Commission
planta un potager biologique sur un terrain désaffecté appartenant à l’Université de Californie et
annonça son intention de créer une société fondée sur un modèle coopératif. Un élément fondateur
de cette société nouvelle serait une nourriture « non-contaminée ». Le terrain fut baptisé People’s
Park et doté du slogan « Power to the People » (« le pouvoir au peuple »). Selon les historiens,
People’s Park a donné naissance aux grandes tendances qui allaient marquer la contre-culture
américaine des années 1970 : multiplication des communautés de vie rurales, essor des coopératives
alimentaires, et émergence du « capitalisme de guérilla » qui prétendait s’affranchir d’un marché
manipulé par les tenants de l’ordre établi.
Dans la région de San Francisco, un berceau du mouvement hippie, les clubs d’achat groupé se
multiplièrent. La célèbre coopérative People’s Food System vit le jour en 1974, fondée sur des
valeurs écologiques (protéger l’environnement), économiques (à chacun selon ses besoins et non
selon ses moyens) et sociales (coopération et démocratie participative au cœur des relations entre
individus, notamment au travail). Véritable chaîne alimentaire alternative du producteur au
consommateur, elle allait bientôt compter deux boulangeries, des distributeurs de produits laitiers et
onze magasins.
« Les points de distribution étaient entièrement animés par des volontaires. Très rapidement, ce sont
devenus des centres d’éducation et de mobilisation sur les questions politiques et sociales du
moment », indique Pam Peirce, botaniste et auteur (3). « Il est impossible de surévaluer l’impact
formidable de la guerre du Vietnam sur les mentalités de l’époque », ajoute-t-elle. « Le mouvement
de retour à la terre était largement suscité par le désir de la jeunesse de s’émanciper d’un système
qui justifiait de telles guerres. Et la mode végétarienne était motivée par un impératif de
préservation des ressources de la planète. »
En 1971, en marge de la contre-culture, Alice Waters, une jeune restauratrice tombée amoureuse de
la « bonne bouffe » lors d’un séjour en France, ouvrait à Berkeley le restaurant « Chez Panisse » et
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fondait une cuisine simple dont l’excellence reposait essentiellement sur des produits locaux
cultivés sans intrants chimiques. Confrontée à la pauvreté de l’offre, à une époque où les
producteurs bio étaient rarissimes et inexpérimentés, elle entreprit de stimuler le développement du
bio en garantissant aux producteurs un débouché fiable. En dépit de l’histoire mouvementée de
« Chez Panisse » (4), qui a fêté ses 40 ans l’été 2011, Alice Waters jouit aux Etats-Unis du statut
incontesté de pionnière. Son nom est indissociable du courant de la restauration américaine lié au
développement des exploitations familiales bio de proximité. Une restauration élitiste, certes, mais
dont le modèle, basé sur les relations directes avec le producteur, a fertilisé l’essor des marchés de
producteurs et des CSA (Consumer Supported Agriculture, ou AMAP américaines), ainsi que la
multiplication de projets pilotes dans les cantines scolaires (« Farm to School »).
Le mouvement réclame une structure légale
Idéalistes, militants et hédonistes mis à part, le mouvement bio américain s’est nourri aussi de son
lot d’opportunistes, non moins visionnaires, qui ont su reconnaître dans les balbutiements des
années 70 les prémisses d’un marché prometteur. « On trouvait de tout dans l’agriculture
biologique: des individus mus par leurs aspirations sociales et politiques, mais aussi des cow-boys,
des Républicains et des entrepreneurs, » indique Bob Amigo Cantisano, un vétéran de l’agriculture
biologique californienne. « Ce qui est sûr, c’est que l’offre de produits bio était très limitée,
puisqu’on était moins d’une trentaine dans la région en 1974 lorsque j’ai commencé. Or en
l’absence de régulation, n’importe qui pouvait vendre n’importe quel produit en le faisant passer
pour bio. »
Soucieux de défendre l’avantage concurrentiel lié à la qualité supérieure de leurs produits, un
contingent d’agriculteurs bio de Californie ne tarda pas à réclamer une législation destinée à
réglementer le marché face aux tricheurs de tous bords. Soutenus par le gouverneur Jerry Brown, ils
obtinrent en 1979 une première victoire avec le California Organic Food Act, un document de huit
pages à peine qui établissait la liste des intrants autorisés et interdits, et rendait illégale la
commercialisation de produits conventionnels sous l’étiquette « bio ». L’Orégon ne tarda pas à
emboîter le pas à la Californie, suivi de neuf autres Etats. La législation californienne demeurait
toutefois symbolique puisqu’aucun budget n’était alloué au contrôle de son application. En 1990, un
nouveau texte plus approfondi et détaillé fut voté pour la remplacer, assorti cette fois d'un
financement.
Au même moment, le Congrès s’emparait du dossier « bio » afin d’unifier le patchwork législatif
développé par les différents Etats. Le Organic Foods Production Act (OFPA) fut voté en 1990 dans
le cadre de la loi quinquennale fédérale qui régit la politique agricole et alimentaire des Etats-Unis
(« Farm Bill »). Le nouveau texte imposait notamment la création du National Organic Standards
Board (NOSB), un conseil chargé de définir les règles de l’agriculture bio et placé sous l’autorité du
Département américain de l’agriculture (USDA) historiquement contrôlé par les géants de l’agro-
business. Au terme de dix ans de conflit entre NOSB et USDA, les critères de certification bio
furent publiés en 2000. Inondé par plus de deux cents mille lettres du public, l’USDA avait dû faire
marche arrière à la onzième heure sur l’autorisation des produits soit issus d’OGM, soit fertilisés
par les boues de stations d’épuration des eaux, soit soumis à une irradiation ionisante.
Pour les puristes épris des valeurs écologistes et humanistes défendues dès le début du XXe siècle
par les agronomes pionniers de l’agriculture biologique comme l'Américain Franklin Hiram King et
le Britannique Sir Albert Howard, cette publication des « critères bio » enfermait très officiellement
l’agriculture biologique dans un cadre administratif qui la réduisait à une liste de détails techniques.
On était loin, soudain, de la philosophie originelle ancrée dans le respect de la nature et de
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l’humain. De leur côté, les producteurs bio attachés au développement de leur activité commerciale
applaudirent l’instauration de cette série de règles destinées à baliser le marché et à justifier auprès
des consommateurs une majoration des prix par rapport aux produits conventionnels. De fait, le
lancement en 2002 du programme fédéral de certification contribua directement à l’essor du marché
bio américain. Il stimula la demande en éveillant l'intérêt du public pour la valeur ajoutée des
produits bio en matière de santé, goût et environnement. Il accrut aussi l'offre en rendant le marché
plus attrayant pour les investisseurs. Ce qui tenait du fantasme trente ans auparavant semblait
soudain à portée de main : la transformation de la chaîne alimentaire de la ferme à l’assiette, au
profit de l’environnement et de la santé de tous.
Les puissants s’invitent à la table
Dans ce mouvement d’essor, nombre d’idéalistes de la première heure ont accueilli avec
enthousiasme l’opportunité de grossir la taille de leurs opérations autant que le marché le
permettrait. « La seule manière d’influencer les puissants de l’industrie alimentaire est de devenir
puissant soi-même », a fameusement déclaré Gary Hirschberg, co-fondateur et PDG de Stonyfield
Farm. L'entreprise leader du yaourt bio a vu le jour en 1983 dans le New Hampshire avec sept
vaches, une approche biodynamique et une formation à l’agro-écologie pour aider les fermes
familiales de la région à se réinventer. Stonyfield Farm affiche aujourd'hui plus de 300 millions de
dollars de chiffre d’affaire annuel et vend même ses produits en France sous la marque « Les 2
Vaches ».
Parcours comparable pour le leader américain de légumes frais bio indépendant Earthbound Farm.
Née en 1984 dans un jardin de salades d’un hectare près de Carmel en Californie, l'entreprise
orchestre désormais un réseau de cent cinquante producteurs aux Etats-Unis et au Mexique (dont un
grand nombre issus de l’agriculture conventionnelle) répartis sur des exploitations de deux à deux
cent soixante-quinze hectares pour un total de quatorze mille six cents hectares. Earthbound Farm
conditionne, commercialise et distribue ses produits aux quatre coins du continent nord-américain,
y compris au Canada.
Dans de nombreux cas, les entreprises bio les plus prospères se sont allègrement jetées dans les bras
des géants mondiaux de l’agro-business. Le Groupe Danone détient 85% du capital de Stonyfield
Farm. Nestlé a racheté Sweet Leaf Tea. On trouve aussi : PepsiCo. (Odwalla), Coca-Cola (Naked
Juice), Kellogg (Kashi), Kraft (Back To Nature), et même le mastodonte de la céréale industrielle
Cargill (French Meadow). L’industrie contrôle plus de la moitié du marché des produits bio
transformés. « Il est impossible de connaître les chiffres précis avec une quelconque certitude dans
la mesure où l’industrie est très avare d’informations sur ce marché stratégique », explique Phil
Howard, professeur assistant à l’université du Michigan et spécialiste du secteur.
Les gros distributeurs se sont naturellement invités à cette course à la croissance. Les plus grandes
chaînes de supermarchés, y compris Wal-Mart et Costco, se sont lancées dans le bio au milieu des
années 2000. Les produits bio, trop longtemps connotés hippies ou élitistes, se trouvaient ainsi
officiellement affranchis de leur marché de niche. Une aubaine pour les producteurs, qui
découvraient soudain des débouchés prometteurs sur le marché de masse, et – de l’avis de
nombreux militants du bio – une ouverture inespérée vers l’avènement du système alimentaire
écologique, éthique et de proximité qui avait été imaginé et promulgué depuis au moins deux
générations.
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L’illusion des grandeurs
En 2010, la grande distribution a représenté 54% du marché américain du bio, selon l’Organic
Trade Association (OTA). La même année, quatre foyers avec des enfants sur dix ont affirmé
acheter davantage de produits bio qu’en 2009. La vague du marché bio a été saisie comme une
aubaine par nombre d’agriculteurs conventionnels soucieux d’améliorer leur ordinaire. « Pour
beaucoup d’exploitations familiales qui tirent le diable par la queue, la motivation première pour se
convertir au bio est souvent financière. Elle est généralement doublée aussi du désir d’éliminer les
produits toxiques qui affectent la santé des agriculteurs et de leurs ouvriers, et qui endommagent le
cadre de vie et de travail, » déclare Amigo Bob Cantisano, ses longues dreadlocks grisonnantes à
peine domptées par un chapeau de paille. L’agriculteur-consultant, qui affirme avoir participé à la
conversion de dizaines de milliers d’hectares à l’agriculture biologique, ajoute que ses clients se
laissent rarement décourager par un retour sur investissement souvent inférieur à leurs attentes. « Ils
persistent car ils ont développé un nouveau rapport à leur écosystème et se sont piqués au jeu. En
outre, l’agriculture diversifiée leur permet d’offrir à leurs ouvriers un emploi stable tout au long de
l’année—ce qui est typiquement un de leurs objectifs prioritaires », souligne-t-il.
Pourtant, la révolution de fond tant espérée se fait encore attendre. Car face à l’augmentation de la
demande pour les produits bio, l’urgence d’accroître les volumes de production s’est accompagnée
de l’inévitable régime de pression de la grande distribution sur les coûts. A la recherche
d’économies d’échelle, les puissants acteurs économiques se sont ainsi emparé de la stratégie
éprouvée de l’agriculture industrielle, à peine modifiée pour satisfaire aux critères du programme
national de labellisation (absence d’intrants chimiques à l’exception de ceux autorisés par le
programme fédéral de certification bio, avec gestion écologique de la fertilité du sol, des ravageurs
et des mauvaises herbes).
Les loyalistes de la vision originelle des pionniers de l’agriculture biologique soulignent à juste titre
que agriculture biologique et recherche d’économies d’échelle sont antinomiques. En effet, peut-on
réellement considérer comme « bio » des monocultures à perte de vue qui ignorent la biodiversité,
exploitent les migrants saisonniers, et dont les produits sont distribués sur un rayon de centaines,
voire de milliers de kilomètres? Peut-on appeler « bio » des opérations laitières intensives de plus
de quatre mille têtes, comme celles du leader américain Horizon Organic Dairy (détenu par le géant
de l’agro-business Dean Foods) et de son concurrent Aurora Organic Dairy? Là, les animaux
reçoivent une alimentation certifiée bio, donc dénuée d’antibiotiques et d'hormones de croissance,
mais leurs conditions de vie ne sont guère plus enviables que celles de leurs consœurs
« conventionnelles », confinées à vie, à l’exception de la présence symbolique d’une pelouse
râpée.(5)
Parallèlement, la main mise de l’agro-business sur le secteur bio des produits transformés a conduit
à la dilution systématique des pratiques des entreprises rachetées. « Il n’est pas rare de voir ces
marques réduire leur gamme de produits bio et les remplacer par des produits estampillés ‘naturels’
étiquetés au même prix. Et cela sans changer le code barre, de sorte que les distributeurs eux-mêmes
ne se rendent compte de rien », indique Phil Howard de l’université du Michigan. Autant dire que la
logique de marché dénoncée par la Robin Hood Commission dans les années 70 n’a pas été
bousculée par l’avènement du bio. Au contraire, c’est elle qui a plié le bio à ses exigences. « Le bio
entre à l’âge adulte », a justifié Gary Hirshberg de Stonyfield Farm comme s’il décrivait une
évolution somme toute inéluctable.
Et tandis que le gouffre se creuse entre les puristes du bio et les tenants de la croissance à tout prix,
les tensions s’expriment de manière de plus en plus virulente sur le front des critères du Programme
national de certification bio. Les ténors de l’agro-business disposent d’un avantage incontestable en
matière de lobbying et campagnes d’opinion. L’industrie a investi 103,6 millions de dollars en 2009
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pour séduire public et gouvernants, et maintenir son contrôle sur le marché alimentaire. Avec un
retour sur investissement substantiel, à en juger notamment par la réticence croissante du
Département américain de l’agriculture (USDA) à policer le respect des critères du programme
fédéral de labellisation bio. Le laxisme de l’agence ministérielle, voire ses décisions unilatérales et
contraires aux engagements du programme fédéral de certification, provoque régulièrement l'ire des
groupes de consommateurs et militants pro-bio. Au printemps 2011, ces derniers ont ainsi dénoncé
de façon virulente le soutien officiel de l’USDA à l’utilisation – techniquement illégale –
d’ingrédients synthétiques non-autorisés (acides gras oméga-3 et oméga-6 chimiquement dérivés
d’algues et fungus fermentés, commercialisés par Martek Biosciences Corporation) dans de
nombreux laits infantiles certifiés bio.
Les Greenhorns
Si l’expansion du marché bio américain n’a pas échappé à la main mise de l’industrialisation et de
la grande distribution, elle est caractérisée aussi par l’émergence d’une nouvelle génération de petits
acteurs qui œuvrent au développement d’un système parallèle fondé sur le respect des principes
énoncés par les pionniers de l’agriculture biologique et sur la vente directe. Les marchés des
producteurs et les CSA (Consumer Supported Agriculture, ou AMAP américaines) ont ainsi explosé
aux Etats-Unis. Les premiers ont doublé entre 2002 et 2010. Selon les données officielles issues du
dernier recensement agricole, plus de douze mille cinq cents exploitations agricoles offraient un
programme de CSA en 2007, un chiffre vraisemblablement en augmentation sensible depuis.
Paula Manalo, 28 ans, émerge chaque matin des couvertures avant l’aube. Après avoir nourri
cochons, poulets et dindes, la co-gérante de Mendocino Organics, une ferme biodynamique créée en
2008 au nord de San Francisco, part inspecter la centaine de moutons qui paissent dans les vignes
en hiver. L’exploitation diversifiée de vingt-quatre hectares occupe à plein temps la jeune femme,
son partenaire Adam Gaska et leur employé. Le soir, Paula planche sur la comptabilité et le
marketing. Elle rédige aussi son blog. Son diplôme d'économie de l’Université de Stanford n'avait
pas prédisposé cette fille de médecin à un tel choix de vie, mais elle n'en désire nul autre.
Les fruits et légumes de Mendocino Organics sont certifiés bio, pas la viande. « Nos clients nous
connaissent et peuvent venir visiter la ferme s’ils ont des questions sur nos pratiques d’élevage »,
indique Paula. Le modèle d’affaires repose sur les contrats avec les restaurants, les marchés des
producteurs, un CSA de poulets et la pré-vente directe au public de porcs et d’agneaux.
« Le principal obstacle pour les jeunes agriculteurs est le coût des terres, » explique-t-elle. « Nous
avons la chance de travailler en partenariat avec un domaine viticole qui pratique l'agriculture
biodynamique. En échange de nos services, comme la fabrication de compost, nous bénéficions
gratuitement d’une large parcelle pour faire paître nos bêtes et cultiver une partie de notre
production potagère. » Un héritage familial et un prêt entre particuliers permettent de louer le reste
des terres. En 2010, Mendocino Organics a généré 65.000 dollars de chiffre d’affaires, et Paula et
Adam se sont accordé un salaire collectif de 20.000 dollars à peine. Les efforts de développement
engagés en 2010 leur font envisager une progression nette des résultats en 2011.
Paula est loin d’être un cas isolé. Si les données démographiques du secteur agricole ne varient
guère dans le Midwest, une vaste région vouée essentiellement à la culture de denrées d’exportation
par de gros exploitants industriels, certains Etats sont le théâtre de transformations profondes du
secteur agricole. Selon le dernier recensement agricole de 2007, les gérants d’exploitations créées
après 2002 constituent le plus jeune groupe démographique de l’ensemble du secteur (47 ans en
moyenne, contre 57 ans pour toutes les exploitations confondues) et comptent le plus de femmes
(19%, contre 14%). Enfin, si ces récentes exploitations représentaient à peine la moitié de l’étendue
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territoriale de celles nées entre 1998 et 2002, elles pesaient en 2007 l’équivalent de 80% du volume
des ventes de produits bio de leurs rivales aînées (sans compter les produits non labellisés issus
d’une agriculture écologique). Autant de petites opérations pour lesquelles les débouchés ne sont
pas le supermarché mais la vente directe aux restaurateurs et au public.
A la différence de leurs aînés des années 70, les acteurs du mouvement actuel du « retour au
terroir » sont aussi idéalistes que pragmatiques. Visionnaires, ils ont également le sens des affaires.
Qu’ils soient agriculteurs, artisans de bouche ou distributeurs, ils sont souvent issus des universités
les plus réputées du pays. A l’image de Paula, ils entendent non seulement apporter leur pierre à
l’édification d’un système alimentaire respectueux de la nature et de l’humain, mais aussi soutenir
sur le long-terme le mode de vie et l’orientation professionnelle qu’ils ont choisis.
Les « Greenhorns » (« novices », « Bleus ») bénéficient d’ailleurs d’un contexte plus propice que
jamais. Les programmes de formation à l’agroécologie se multiplient, sur le modèle du Centre
d’Agroécologie de l’Université de Californie à Santa Cruz, tandis que la prise de conscience
grandissante du public de l’impact néfaste du système alimentaire dominant (« épidémie » d’obésité
et de diabète, contribution aux émissions de gaz à effet de serre, pollution de l’eau et des sols, etc.),
et le désir de se rapprocher des sources de production soutiennent la croissance du marché de la
vente directe. Un marché où la relation de confiance entre consommateur et producteur émancipe
d’ailleurs souvent ce dernier du besoin onéreux de rechercher un label bio.
Cette évolution des mentalités s’accompagne enfin d’une reconnaissance inédite par le public du
rôle du petit agriculteur, artisan de bouche ou distributeur de proximité — une reconnaissance
nourrie aussi par la médiatisation (livres, web, documentaires) de leur rôle pionnier dans
l’élaboration d’un système alimentaire basé sur des valeurs écologiques et humaines.
L’utopie face au pouvoir étatique
Simultanément, tous ces petits acteurs sont confrontés à des défis propres à notre époque. La
flambée des prix des terres, causée notamment par l’expansion du développement urbain, n'est
qu'un premier obstacle. Comme les jeunes agriculteurs l’apprennent rapidement à leurs dépens, les
pouvoirs publics sont une source importante de leurs difficultés quotidiennes.
Face aux crises de sécurité alimentaire qui affectent régulièrement le pays (épinards porteurs de
bactérie E. coli, œufs ou viande de poulet atteints de salmonelle, etc.), avec, selon le Centre national
de contrôle et de prévention des maladies (CDC), cinq mille décès par an à la clé, les autorités
redoublent de zèle au nom de la protection de la santé publique. Le resserrement des contraintes
réglementaires portent habituellement préjudice aux petits producteurs, alors même que les crises
émanent essentiellement des grosses exploitations industrielles. La co-existence du régime fédéral
et des réglementations des Etats ne fait qu’accroître la complexité juridique dans laquelle les
producteurs sont tenus d’opérer. La puissance de lobbying de l’industrie contribue encore à
brouiller le jeu.
Le lait cru, un aliment controversé issu exclusivement de fermes familiales écologiques, est un
thème récurrent dans les tensions qui opposent consommateurs et producteurs aux autorités. Chaque
Etat détient sa propre législation sur le sujet. La vente de lait cru est autorisée en Californie, à
condition que le producteur ait réalisé des investissements conséquents (250.000 dollars au moins)
pour obtenir sa licence. Les petits exploitants, pressés de satisfaire la croissance de la demande,
optent plutôt pour le modèle du troupeau en co-propriété dont ils vendent les parts aux membres du
public. Ces derniers sont légalement propriétaires du troupeau et donc libres de consommer son
produit à leur guise. Les autorités dénoncent ce montage légal destiné à contourner la
réglementation. « Au nom de la protection de votre santé, le gouvernement harcèle ou impose la
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fermeture définitive de petites exploitations afin d’interdire l’accès au lait cru, cet aliment
‘dangereux’, » s’insurge Jenny, co-gérante d’une ferme laitière familiale californienne, dans un
courrier électronique adressé en juillet 2011 aux « co-propriétaires » de son petit troupeau de cinq
vaches Jersey. Un producteur de lait de chèvre cru de la région de San Francisco, Evergreen Acres,
venait de se voir intimer l’ordre par les autorités de cesser ses opérations. Or il était sur le point de
parvenir à l’équilibre financier après plusieurs années de développement.
Jenny s’est déclarée « soulagée » qu’Evergreen Acres ait été simplement notifié par lettre. Elle
ajoute : « Habituellement, la FDA [Food and Drug Agency, agence fédérale chargée de superviser
notamment le secteur alimentaire] envoie un commando pour s’emparer de toutes les denrées
présentes sur la propriété, confisquer contrats et ordinateurs, voire même tenir la famille
d’agriculteurs en otage à la pointe du fusil, y compris les enfants, pendant la durée des opérations.
Ceux-ci sont alors contraints de cesser leurs activités jusqu’à nouvel ordre — ce qui peut prendre un
temps certain. » (6) Jenny, comme beaucoup de ses pairs, a rejoint le Farm-to-Consumer Legal
Defense Fund, une organisation nationale dédiée à la protection des ventes directes entre
producteurs et consommateurs et à la défense légale des petites fermes familiales. Objectif :
affermir, comté par comté, la légalité des troupeaux en co-propriété en Californie.
Les petits producteurs de viande ne sont pas non plus exempts de contraintes. A moins de conduire
ses bêtes dans un abattoir certifié par l'Etat, Mendocino Organics n’a pas le droit de vendre sa
viande. Et afin d’éviter les quelque cinq heures de route qui les séparent de l’abattoir à volailles le
plus proche — consolidation de l’industrie oblige — Paula et Adam abattent eux-mêmes leurs
poulets. En contrepartie, ils n’ont le droit de les vendre que entiers et par vente directe uniquement.
Enfin, les petits exploitants maraîchers naviguent de menace en menace réglementaire et législative.
Après avoir échappé de peu au Food Safety Modernization Act (7), ils étaient à nouveau en butte,
en 2011, à la collusion entre pouvoirs publics et agro-business, cette fois-ci sous la forme d’une
réglementation conçue par l’industrie (toujours au nom de la sécurité de la chaîne alimentaire) et
soutenue par le département de l’agriculture. Si le National Leafy Greens Marketing Agreement
était adopté, il donnerait aux acheteurs et distributeurs de légumes verts une liste de normes
auxquels les producteurs seraient tenus de se plier sous peine de ne plus trouver preneur pour leurs
récoltes. Applicables aux larges monocultures industrielles, ces normes évinceraient les petits
producteurs du marché.
Dans ce contexte, l’avertissement de Deborah Stockton, directrice de l’Association nationale des
consommateurs et agriculteurs indépendants (National Independent Consumers and Farmers
Association, NICFA) revêt une importance toute particulière. « Un mouvement croissant de défense
de notre souveraineté alimentaire est en train de balayer ce pays, et ce n’est pas ce vote qui va nous
arrêter en chemin », avait-elle déclaré en janvier 2011 lorsque les petits exploitants avaient été
épargnés par le vote sur le Food Safety Modernization Act grâce à un amendement de dernière
minute.
La souveraineté alimentaire en question
La lutte du bio se déroule aux Etats-Unis dans un paysage de plus en plus complexe marqué par
l’élargissement du débat public à une quête de fond : l’instauration par les citoyens d’une
« souveraineté alimentaire » dont les objectifs ne sont pas sans rappeler ceux prônés dans les années
1970 par la Robin Hood Commission et ses disciples. A savoir : donner à tous l’accès à une
alimentation « non-contaminée » et rendre au « peuple » (petits producteurs et consommateurs) le
pouvoir sur la chaîne alimentaire longtemps usurpé par l’industrie — un contrôle lucratif pour
quelques méga-corporations et leurs actionnaires qui se solde par des dégradations aussi
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spectaculaires que dommageables pour l’ensemble du public en matière d’environnement, de santé
et d’économie locale.
Cette quête fait l’objet d’un véritable mouvement de rassemblement qui se place hors des affinités
partisanes classiques. Il attire pêle-mêle « progressistes » de gauche, écologistes, anarchistes,
conservateurs, apôtres du libre marché, ou encore constitutionnalistes attachés au romantisme
agraire de Thomas Jefferson. Le bio (du champ à l’assiette), s’inscrit naturellement au cœur de cette
recherche d’une souveraineté alimentaire, même s’il n’en est pas le moteur central. Il se retrouve
intégré dans un champ de réflexion et d’action plus vaste placé sous le principe dominant de
démocratie participative, avec son proche corollaire : proximité.
« Il y a six ans, les gens qui venaient sur notre marché des producteurs demandaient : “est-ce que
c’est bio?”. Maintenant, ce qu’ils veulent savoir, c’est “d’où ça vient? est-ce que c’est local?” A tel
point que même les petits marchés de producteurs font maintenant des efforts pour afficher sur les
stands des panneaux d’information sur l’histoire des produits offerts et leur origine », indique David
Stockdale, directeur exécutif de CUESA (Center for Urban Education about Sustainable
Agriculture, ou Centre d’Education Urbaine sur l’Agriculture Durable), une association à but non-
lucratif de San Francisco.
De fait, de plus en plus d’Américains optent pour une démarche de consommation qui favorise la
relation directe avec le producteur, la sélection d’ingrédients empreints d’une histoire unique et le
soutien de l’économie locale. Les amoureux de bonne chère, qu’ils soient de longue date ou
fraîchement convertis, occupent naturellement une place importante dans ce mouvement. Mais ils
sont rarement mus par leur seul hédonisme. « Manger est un acte agricole, » a déclaré l’auteur
américain Wendell Berry dans une maxime devenue célèbre (8). Autrement dit, manger est un acte
politique. « Nous ne sommes pas libres tant que notre nourriture, et la source de notre nourriture,
sont contrôlées par autrui. La condition du consommateur passif n’est pas une condition
démocratique. Vivre libre est une raison de manger avec discernement , » ajoute-t-il.
De fait, l’alimentation, avec tout son écosystème, revêt à nouveau le statut d’instrument symbolique
de changement social et politique que lui avaient conféré les hippies il y a quarante ans. Les
militants de la souveraineté alimentaire convergent de tous les horizons : lutte contre la
malnutrition, justice sociale, justice environnementale, lutte contre l’obésité et le diabète, lutte
contre les disparités raciales.
People’s Park, avec son potager bio créé par la Robin Hood Commission à Berkeley, a ainsi fait ces
dernières années nombre d’émules à travers les grandes villes américaines. Dans les quartiers
pauvres de Milwaukee, Détroit, Chicago, Cleveland, Cincinatti, Oakland et ailleurs, souvent
qualifiés de « déserts alimentaires » en raison de l’absence d’accès à des produits frais sur des
kilomètres-carrés, les associations de quartier multiplient les projets de jardins communautaires bio.
Ces derniers sont souvent assortis de cours de jardinage et de cuisine. Les produits sont parfois
vendus à prix coûtants, et souvent donnés aux familles qui choisissent de participer aux travaux de
jardinage. Ces projets visent à créer une source locale d’alimentation saine pour les résidents, à
donner à ces derniers des rudiments de nutrition et à éveiller leurs palais au goût des produits non-
transformés. Ils ambitionnent aussi de créer et renforcer les liens de voisinage, de transformer un
paysage urbain décati, d’offrir une activité pleine de sens à une jeunesse désœuvrée et en péril,
voire de donner une seconde chance à la suite d’un séjour en prison. Les jardins occupent des
parcelles privées louées ou mises gracieusement à disposition par les propriétaires, mais aussi
souvent des friches municipales. Les municipalités, comme à Chicago et Détroit, ont compris que
de tels projets sont des instruments aussi bon marché qu’efficaces dans la lutte contre la criminalité
et la dérive sociale qui affectent notamment des quartiers exsangues et vidés d’une bonne partie de
leur population. Et elles planchent pour modifier leur code urbain afin de prendre en compte le
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développement des « fermes » urbaines.
Certaines initiatives sont devenues des modèles de référence à travers le pays. En plus des aspects
mentionnés ci-dessus, Growing Power offre une formation solide d’agriculture urbaine bio à
Milwaukee et Chicago. A Détroit, une ville en profond déclin et marquée par une pauvreté
galopante, Detroit Summer démontre depuis deux décennies l’impact salutaire d’un lieu (le potager
de quartier) où la jeune génération développe des liens avec la nature, avec ses aînés, avec son
alimentation, et apprend le respect de l’autre et de soi (y compris son corps et sa santé). A West
Oakland, un « désert alimentaire » à la périphérie de San Francisco, Mandela MarketPlace [sic.]
œuvre au développement d’un écosystème alimentaire local en orchestrant un réseau de potagers
urbains, d’entrepreneurs et de résidents engagés. A un jet de pierre au nord, à l’Université de
Berkeley, une coopérative alimentaire estudiantine a vu le jour en 2010 à la suite du rejet d’un
projet d’installation d’une chaîne de fast-food sur le campus. La boutique du Berkeley Student Food
Collective offre les produits de fermes bio des alentours, ainsi que des sessions informatives sur la
nutrition et sur tous les sujets afférents aux problèmes du système alimentaire industriel dominant.
En réponse aux multiples requêtes d’étudiants d’autres universités, la coopérative a déjà entrepris de
propager son modèle à travers des programmes de formation.
La maxime de la Robin Hood Commission, « Power to the People », est belle et bien vivante. Ce
qui a essentiellement été jusqu’à présent un phénomène marqué par une multitude d’initiatives
individuelles et dispersées a même commencé à s’affirmer en une force citoyenne avec des
ambitions d’action politique affichées. A ce titre, l’année 2011 restera vraisemblablement dans les
annales comme un tournant dans l’évolution de la « démocratie alimentaire » américaine.
L’avènement d’une « démocratie alimentaire » américaine
Le 17 juin, une trentaine de représentants des sept « Alliances de Californie pour un nouveau
système alimentaire », et de plusieurs autres organisations citoyennes d’inspiration identique, se
sont réunis pour la première fois en présence de la nouvelle ministre de l’Agriculture de Californie,
Karen Ross. « Nous sommes sur le point de devenir un vrai mouvement, » a annoncé en guise
d’introduction Michael Dimock, président de Roots of Change, une association californienne dédiée
à la création de systèmes alimentaires locaux. « Nous assistons aujourd’hui à un moment
historique, » a renchéri avec un brin d’émotion Joseph McIntyre, président d’Ag Innovations
Network, une association qui s’est donné pour mission la transformation du système alimentaire
aux Etats-Unis. A ce titre, elle soutient et coordonne depuis plusieurs années les Food System
Alliances (FSA), ces associations formées par les membres du public afin de construire un dialogue
avec les autorités locales sur la réforme du système alimentaire local.
La motivation originelle des FSA était l’éradication de la faim et de la malnutrition aux Etats-Unis,
d’où leur travail sur les repas gratuits ou subventionnés dans les cantines scolaires, les coupons
alimentaires, ou encore l’aide aux personnes âgées. De fil en aiguille, ils ont élargi leur champ
d’action à l’ensemble du système alimentaire, explique John McIntyre. « Il ne s’agit plus seulement
d’améliorer l’accès aux produits alimentaires, mais de permettre l’accès à une nourriture de qualité,
qui soit non seulement bonne pour la santé mais aussi produite par un système autre que celui qui a
contribué aux problèmes d’accès en premier lieu, » indique-t-il. « Nous progressons, mais notre
tâche est titanesque. »
Karen Ross (9) a affiché son soutien inconditionnel à leur cause. « Ce que j’attends de vous est
d’identifier les problèmes sur le terrain et de me présenter les solutions. Je m’engage alors à tout
mettre en oeuvre, dans la mesure de mes capacités, pour donner satisfaction à vos demandes, » a-t-
elle affirmé. Et de leur assurer que le dialogue avec l’Etat est désormais largement ouvert.
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De fait, le dialogue avec les élus locaux s’organise à travers le pays. Ainsi, le 20 avril 2011, le
maire de San Francisco, Ed Lee, a signé un arrêté qui autorise n’importe qui à cultiver et à vendre
les produits de son jardin sans permis. Cette réforme est le fruit de plusieurs mois de travail et de
consultation entre le conseil municipal et « l’Alliance pour l’agriculture urbaine de San Francisco »
(SFUAA). SFUAA ambitionne de la voir adoptée dans d’autres villes.
Le 23 mai, le conseil municipal de Seattle a adopté une résolution détaillant les six principes
directeurs (10) qu’il entend voir appliqués à la Farm Bill, la loi quinquennale qui régit l’agriculture
au niveau fédéral. « La Farm Bill de 2012 affectera la capacité de Seattle à atteindre ses objectifs en
matière de développement du système alimentaire local et régional, et d’amélioration de l’économie
locale », a rappelé le président du conseil Richard Conlin. Le texte adopté par le conseil, les
« Principes de Seattle pour la Farm Bill », sont le fruit de plusieurs mois de consultation avec des
membres du public issus des cercles agricole, associatif et éducatif, ainsi que des métiers de bouche
et de la santé. Le texte devait être présenté pour adoption au mois de novembre 2011 au sommet
annuel de la League nationale des villes (National League of Cities), un événement qui devait
rassembler mille six cents municipalités à Phoenix dans l’Arizona.
Autant d’initiatives qui donneront tort, on l’espère, au « Grand Inquisiteur » de Fédor Dostoïevski,
devenu une référence littéraire dans les cercles militants de la souveraineté alimentaire (11) :
« Jamais, non jamais, ils ne pourront manger sans nous! Aucune science ne leur donnera le pain tant
qu’ils resteront libres, mais, pour finir, leur liberté, ils nous la livreront d’eux-mêmes et ils diront :
“Traitez-nous en esclaves, mais donnez-nous du pain”. » (12)
NOTES
(1) - C’est à Jerome Irving Rodale, fils d’un épicier new-yorkais et fondateur de la maison d’édition
indépendante Rodale Inc., que les Américains doivent la vulgarisation du terme “organic”
(“biologique”) créé en 1940 par Lord Northbourne, un agriculteur biodynamique britannique.
Inspiré par les travaux de l’agronome britannique Sir Albert Howard et défenseur fervent d’un
mode de vie sain fondé sur l’exercice physique et une nourriture produite selon les méthodes
naturelles, Jerome Irving Rodale lança en 1942 Organic Farming and Gardening. Le magazine
reste à ce jour le titre de référence des agriculteurs et jardiniers-amateurs bio américains sous le titre
Organic Gardening.
(2) - Tous ces chiffres sont issus du dernier rapport de la Organic Trade Association.
(3) - Pam Pierce a relaté son expérience personnelle de l’époque dans “Histoire du People’s Food
System”, un chapitre du récit historique Dix ans de bouversement de la ville: San Francisco 1968-
1978 paru l’an dernier (City Lights Books, 2011).
(4) - voir Alice Waters and Chez Panisse: The Romantic, Impractical, Often Eccentric, Ultimately
Brilliant Making of a Food Revolution, Thomas McNamee (Penguin Press, 2007).
(5) - Une nouvelle réglementation promet de changer cela, puisque la mise en pâturage des vaches
“bio” est requise désormais sur 120 jours au moins. Reste à savoir si cette évolution aggravera la
pression sur l’irrigation dans les zones arides où ces opérations géantes sont situées ou si, comme
l’envisagent les plus optimistes, elle conduira à une réduction de la taille des troupeaux et à leur
relocalisation dans des régions mieux adaptées.
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(6) - Pour aussi dramatique qu’il soit, le récit de Jenny fournit une description adéquate d’incidents
répétés à travers les Etats-Unis ces dernières années—et relatés dans le documentaire
“Farmaggedon” diffusé depuis l’été 2011 dans les salles d’art et d’essai américaines.
(7) - Appliquée depuis janvier 2011, cette loi fédérale donne à l'agence de contrôle de la production
alimentaire (FDA) des pouvoirs accrus sur les exploitants agricoles. Un amendement de dernière
minute proposé par le sénateur du Montana, Jon Tester, a accordé une exemption aux petites
exploitations (définies comme ayant moins de 500.000 dollars de chiffre d’affaires annuel et plus de
50% de ventes directes).
(8) - « Eating is an agricultural act. » Voir The Pleasures of Eating, Wendell Berry (North Point
Press, 1990). Agriculteur dans le Kentucky et auteur de plus d’une trentaine d’ouvrages (romans,
essais, recueils de poème) sur la ruralité, la communion spirituelle avec la terre et la violence du
système alimentaire industriel, Wendell Berry a émergé sur ses vieux jours comme une figure de
proue du mouvement américain de la souveraineté alimentaire.
(9) - L’ancienne présidente de l’association des viticulteurs de Californie est reconnue notamment
pour son rôle dans la création d’un programme de viticulture écologique qui à fait école à travers le
pays.
(10) - Ces six principes directeurs sont santé, agriculture durable, prospérité de la communauté
locale, accès égalitaire à une alimentation saine, justice sociale, approche systémique du processus
de décision politique.
(11) - voir Food Rebels, Guerilla Gardeners, and Smart-Cookin’ Mamas, Mark Winne (Beacon
Press, 2010).
(12) - voir Les Frères Karamazov (Livre Cinquième: Pro et Contra V), Fédor Dostoïevski (Actes
Sud, 2002) pp. 457.

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Bio_US_2011_MAILHES

  • 1. La  Bio  entre  Business  et  Projet  de  Société  (Editions  Agone,  Marseille,  May  2012)  –  extrait     1 CHAPITRE 17 – DE LA DÉMOCRATIE ALIMENTAIRE EN AMÉRIQUE par Laetitia Mailhes Dans la lumière dorée de cette fin d’après-midi de printemps, les fleurs folles qui envahissent les carrés de potagers de Bob Cannard bourdonnent d’insectes. Le soleil déclinera bientôt derrière la chaîne de hauts vallons qui court entre la côte Pacifique et la Sonoma Valley au nord de San Francisco. Au volant de son pick-up, Bob rentre de Green String Farm, une exploitation de cinquante-six hectares dont il est locataire et où il produit légumes, fruits et viande bio sans label. Là, depuis quatre ans, il forme aussi chaque trimestre quinze nouveaux stagiaires à l’agriculture écologique qu’il pratique depuis 1976. « J’ai grandi dans les pépinières familiales bourrées de produits chimiques, » lance-t-il. « A la fin du lycée, je voulais absolument comprendre la nécessité de tous ces intrants alors que la nature laissée à elle-même est si abondante. Mais je me suis vite rendu compte que ce n’était pas à l’université que je trouverais les réponses à mes questions. » Perché sur une table en bois à deux enjambées de la porte de sa cuisine, Bob Cannard, cheveux blancs en bataille et regard bleu perçant, veille avec l’intensité d’un capitaine de bateau sur le bout de nature idyllique où il a entrepris de devenir agriculteur trente-cinq ans auparavant. Huit hectares blottis contre les vallons ouest de Sonoma Valley, dont il est devenu locataire après avoir quitté son commerce lucratif de pépiniériste, avec les économies de plusieurs années de travail en poche, pour s’essayer à une agriculture rigoureusement soumise aux lois de la nature. La propriété avait longtemps abrité un élevage intensif de dindes et le sol accusait le coup d’années d’abus. Plus de cinq ans de soins attentifs à base de poudre de roche et d’engrais verts avaient été nécessaires pour redonner à la terre vitalité et fertilité. « Je n’avais aucune formation à l’agriculture biologique », raconte Bob. « Je puisais mes infos là où je pouvais. Heureusement qu’on avait à l’époque l’Institut Rodale et son fameux magazine Organic Farming and Gardening qui expliquait tout sur les intrants naturels (1). Les expérimentations sur le terrain m’ont enseigné le reste. » Dans les années 70, il n’était pas le seul agriculteur de la région à s’intéresser de près aux méthodes biologiques. Le tout nouveau Farmers Organic Group (FOG, Groupe des Agriculteurs Biologiques) du comté de Sonoma visait à encourager le développement des méthodes prônées par Organic Farming and Gardening, et à assurer la distribution des produits via sa coopérative. L’essor de FOG était concomitant avec le mouvement écologique et social qui s’emparait alors de la Baie de San Francisco dans le contexte de la mouvance hippie. Avec deux thèmes majeurs: retour à la terre et émancipation du système économique dominant. Pourtant, Bob n’était déjà guère en phase avec ses pairs. « Leur grand sujet de préoccupation à l’époque était la labellisation de leurs produits bio. Ils cherchaient ainsi à justifier des prix plus élevés. Or c’était clairement aussi la porte ouverte à toutes les sournoiseries possibles », affirme Bob. « J’étais d’avis que, au contraire, le seul label valable devait être un label d’alerte de type ‘alimentation empoisonnée ': pas de label... pas de poison! » Bob ne tarda pas à faire cavalier seul. Il se défend à ce jour de toute affiliation. « Je n’ai jamais été un agriculteur certifié bio. Je surpasse leurs standards! La nature est mon seul maître », déclare-t-il avec fierté. « Tout est question de priorités : en tant que producteur, j’estime que ma responsabilité vis-à-vis de ceux que je nourris est d’offrir des produits d’une intégrité parfaite. Vis-à-vis de la nature, elle est de la laisser un jour en meilleur état qu’elle n’était lorsque je l’ai trouvée. »
  • 2. La  Bio  entre  Business  et  Projet  de  Société  (Editions  Agone,  Marseille,  May  2012)  –  extrait     2 Les tensions entre les divers acteurs qui œuvrent depuis des décennies au développement de l’agriculture biologique américaine n’ont jamais connu de trêve. Elles ont contribué à l’élaboration d’un secteur qui se présente aujourd’hui comme une mosaïque de réalités très diverses. Un secteur dont l’importance se mesure non seulement en termes de parts de marché, mais aussi d’impact sur la conscience collective écologique, sociale et politique américaine. En 2010, l’alimentation biologique a représenté aux Etats-Unis un marché de 28,6 milliards de dollars, selon la Organic Trade Association, soit une progression de 7,7% par-rapport à 2009 (par contraste, l’ensemble de l’industrie alimentaire a connu moins de 1% d’augmentation sur la même période). A eux seuls, fruits et légumes certifiés biologiques représentent 40% de ce marché florissant. Ils ont enregistré une croissance record de 11,8% en 2010, juste devant les produits laitiers biologiques qui ont affiché une hausse de 9%. (2) Aussi modeste qu’elle paraisse, une telle performance aurait certainement paru inespérée aux pionniers de l’agriculture biologique et apôtres de l’alimentation « non-contaminée » qui, dès les années 60, se sont emparés de la nourriture comme d'un outil de transformation sociale et politique. L’utopie originelle En 1966, le mouvement anarchiste des Diggers, inspiré par le groupe éponyme de réformateurs agraires protestants dans l’Angleterre du XVIIe siècle, avait créé à San Francisco un « système alimentaire gratuit ». La qualité des produits importait peu cependant. « Les Diggers nourrissaient beaucoup de monde, mais on distribuait ce qu’on pouvait glaner et le bio nous était indifférent », souligne l’acteur Peter Coyote, co-fondateur du groupe. En 1969, leur modèle suscita à Berkeley une initiative plus proche de l’exemple originel des Diggers anglais : la Robin Hood Commission planta un potager biologique sur un terrain désaffecté appartenant à l’Université de Californie et annonça son intention de créer une société fondée sur un modèle coopératif. Un élément fondateur de cette société nouvelle serait une nourriture « non-contaminée ». Le terrain fut baptisé People’s Park et doté du slogan « Power to the People » (« le pouvoir au peuple »). Selon les historiens, People’s Park a donné naissance aux grandes tendances qui allaient marquer la contre-culture américaine des années 1970 : multiplication des communautés de vie rurales, essor des coopératives alimentaires, et émergence du « capitalisme de guérilla » qui prétendait s’affranchir d’un marché manipulé par les tenants de l’ordre établi. Dans la région de San Francisco, un berceau du mouvement hippie, les clubs d’achat groupé se multiplièrent. La célèbre coopérative People’s Food System vit le jour en 1974, fondée sur des valeurs écologiques (protéger l’environnement), économiques (à chacun selon ses besoins et non selon ses moyens) et sociales (coopération et démocratie participative au cœur des relations entre individus, notamment au travail). Véritable chaîne alimentaire alternative du producteur au consommateur, elle allait bientôt compter deux boulangeries, des distributeurs de produits laitiers et onze magasins. « Les points de distribution étaient entièrement animés par des volontaires. Très rapidement, ce sont devenus des centres d’éducation et de mobilisation sur les questions politiques et sociales du moment », indique Pam Peirce, botaniste et auteur (3). « Il est impossible de surévaluer l’impact formidable de la guerre du Vietnam sur les mentalités de l’époque », ajoute-t-elle. « Le mouvement de retour à la terre était largement suscité par le désir de la jeunesse de s’émanciper d’un système qui justifiait de telles guerres. Et la mode végétarienne était motivée par un impératif de préservation des ressources de la planète. » En 1971, en marge de la contre-culture, Alice Waters, une jeune restauratrice tombée amoureuse de la « bonne bouffe » lors d’un séjour en France, ouvrait à Berkeley le restaurant « Chez Panisse » et
  • 3. La  Bio  entre  Business  et  Projet  de  Société  (Editions  Agone,  Marseille,  May  2012)  –  extrait     3 fondait une cuisine simple dont l’excellence reposait essentiellement sur des produits locaux cultivés sans intrants chimiques. Confrontée à la pauvreté de l’offre, à une époque où les producteurs bio étaient rarissimes et inexpérimentés, elle entreprit de stimuler le développement du bio en garantissant aux producteurs un débouché fiable. En dépit de l’histoire mouvementée de « Chez Panisse » (4), qui a fêté ses 40 ans l’été 2011, Alice Waters jouit aux Etats-Unis du statut incontesté de pionnière. Son nom est indissociable du courant de la restauration américaine lié au développement des exploitations familiales bio de proximité. Une restauration élitiste, certes, mais dont le modèle, basé sur les relations directes avec le producteur, a fertilisé l’essor des marchés de producteurs et des CSA (Consumer Supported Agriculture, ou AMAP américaines), ainsi que la multiplication de projets pilotes dans les cantines scolaires (« Farm to School »). Le mouvement réclame une structure légale Idéalistes, militants et hédonistes mis à part, le mouvement bio américain s’est nourri aussi de son lot d’opportunistes, non moins visionnaires, qui ont su reconnaître dans les balbutiements des années 70 les prémisses d’un marché prometteur. « On trouvait de tout dans l’agriculture biologique: des individus mus par leurs aspirations sociales et politiques, mais aussi des cow-boys, des Républicains et des entrepreneurs, » indique Bob Amigo Cantisano, un vétéran de l’agriculture biologique californienne. « Ce qui est sûr, c’est que l’offre de produits bio était très limitée, puisqu’on était moins d’une trentaine dans la région en 1974 lorsque j’ai commencé. Or en l’absence de régulation, n’importe qui pouvait vendre n’importe quel produit en le faisant passer pour bio. » Soucieux de défendre l’avantage concurrentiel lié à la qualité supérieure de leurs produits, un contingent d’agriculteurs bio de Californie ne tarda pas à réclamer une législation destinée à réglementer le marché face aux tricheurs de tous bords. Soutenus par le gouverneur Jerry Brown, ils obtinrent en 1979 une première victoire avec le California Organic Food Act, un document de huit pages à peine qui établissait la liste des intrants autorisés et interdits, et rendait illégale la commercialisation de produits conventionnels sous l’étiquette « bio ». L’Orégon ne tarda pas à emboîter le pas à la Californie, suivi de neuf autres Etats. La législation californienne demeurait toutefois symbolique puisqu’aucun budget n’était alloué au contrôle de son application. En 1990, un nouveau texte plus approfondi et détaillé fut voté pour la remplacer, assorti cette fois d'un financement. Au même moment, le Congrès s’emparait du dossier « bio » afin d’unifier le patchwork législatif développé par les différents Etats. Le Organic Foods Production Act (OFPA) fut voté en 1990 dans le cadre de la loi quinquennale fédérale qui régit la politique agricole et alimentaire des Etats-Unis (« Farm Bill »). Le nouveau texte imposait notamment la création du National Organic Standards Board (NOSB), un conseil chargé de définir les règles de l’agriculture bio et placé sous l’autorité du Département américain de l’agriculture (USDA) historiquement contrôlé par les géants de l’agro- business. Au terme de dix ans de conflit entre NOSB et USDA, les critères de certification bio furent publiés en 2000. Inondé par plus de deux cents mille lettres du public, l’USDA avait dû faire marche arrière à la onzième heure sur l’autorisation des produits soit issus d’OGM, soit fertilisés par les boues de stations d’épuration des eaux, soit soumis à une irradiation ionisante. Pour les puristes épris des valeurs écologistes et humanistes défendues dès le début du XXe siècle par les agronomes pionniers de l’agriculture biologique comme l'Américain Franklin Hiram King et le Britannique Sir Albert Howard, cette publication des « critères bio » enfermait très officiellement l’agriculture biologique dans un cadre administratif qui la réduisait à une liste de détails techniques. On était loin, soudain, de la philosophie originelle ancrée dans le respect de la nature et de
  • 4. La  Bio  entre  Business  et  Projet  de  Société  (Editions  Agone,  Marseille,  May  2012)  –  extrait     4 l’humain. De leur côté, les producteurs bio attachés au développement de leur activité commerciale applaudirent l’instauration de cette série de règles destinées à baliser le marché et à justifier auprès des consommateurs une majoration des prix par rapport aux produits conventionnels. De fait, le lancement en 2002 du programme fédéral de certification contribua directement à l’essor du marché bio américain. Il stimula la demande en éveillant l'intérêt du public pour la valeur ajoutée des produits bio en matière de santé, goût et environnement. Il accrut aussi l'offre en rendant le marché plus attrayant pour les investisseurs. Ce qui tenait du fantasme trente ans auparavant semblait soudain à portée de main : la transformation de la chaîne alimentaire de la ferme à l’assiette, au profit de l’environnement et de la santé de tous. Les puissants s’invitent à la table Dans ce mouvement d’essor, nombre d’idéalistes de la première heure ont accueilli avec enthousiasme l’opportunité de grossir la taille de leurs opérations autant que le marché le permettrait. « La seule manière d’influencer les puissants de l’industrie alimentaire est de devenir puissant soi-même », a fameusement déclaré Gary Hirschberg, co-fondateur et PDG de Stonyfield Farm. L'entreprise leader du yaourt bio a vu le jour en 1983 dans le New Hampshire avec sept vaches, une approche biodynamique et une formation à l’agro-écologie pour aider les fermes familiales de la région à se réinventer. Stonyfield Farm affiche aujourd'hui plus de 300 millions de dollars de chiffre d’affaire annuel et vend même ses produits en France sous la marque « Les 2 Vaches ». Parcours comparable pour le leader américain de légumes frais bio indépendant Earthbound Farm. Née en 1984 dans un jardin de salades d’un hectare près de Carmel en Californie, l'entreprise orchestre désormais un réseau de cent cinquante producteurs aux Etats-Unis et au Mexique (dont un grand nombre issus de l’agriculture conventionnelle) répartis sur des exploitations de deux à deux cent soixante-quinze hectares pour un total de quatorze mille six cents hectares. Earthbound Farm conditionne, commercialise et distribue ses produits aux quatre coins du continent nord-américain, y compris au Canada. Dans de nombreux cas, les entreprises bio les plus prospères se sont allègrement jetées dans les bras des géants mondiaux de l’agro-business. Le Groupe Danone détient 85% du capital de Stonyfield Farm. Nestlé a racheté Sweet Leaf Tea. On trouve aussi : PepsiCo. (Odwalla), Coca-Cola (Naked Juice), Kellogg (Kashi), Kraft (Back To Nature), et même le mastodonte de la céréale industrielle Cargill (French Meadow). L’industrie contrôle plus de la moitié du marché des produits bio transformés. « Il est impossible de connaître les chiffres précis avec une quelconque certitude dans la mesure où l’industrie est très avare d’informations sur ce marché stratégique », explique Phil Howard, professeur assistant à l’université du Michigan et spécialiste du secteur. Les gros distributeurs se sont naturellement invités à cette course à la croissance. Les plus grandes chaînes de supermarchés, y compris Wal-Mart et Costco, se sont lancées dans le bio au milieu des années 2000. Les produits bio, trop longtemps connotés hippies ou élitistes, se trouvaient ainsi officiellement affranchis de leur marché de niche. Une aubaine pour les producteurs, qui découvraient soudain des débouchés prometteurs sur le marché de masse, et – de l’avis de nombreux militants du bio – une ouverture inespérée vers l’avènement du système alimentaire écologique, éthique et de proximité qui avait été imaginé et promulgué depuis au moins deux générations.
  • 5. La  Bio  entre  Business  et  Projet  de  Société  (Editions  Agone,  Marseille,  May  2012)  –  extrait     5 L’illusion des grandeurs En 2010, la grande distribution a représenté 54% du marché américain du bio, selon l’Organic Trade Association (OTA). La même année, quatre foyers avec des enfants sur dix ont affirmé acheter davantage de produits bio qu’en 2009. La vague du marché bio a été saisie comme une aubaine par nombre d’agriculteurs conventionnels soucieux d’améliorer leur ordinaire. « Pour beaucoup d’exploitations familiales qui tirent le diable par la queue, la motivation première pour se convertir au bio est souvent financière. Elle est généralement doublée aussi du désir d’éliminer les produits toxiques qui affectent la santé des agriculteurs et de leurs ouvriers, et qui endommagent le cadre de vie et de travail, » déclare Amigo Bob Cantisano, ses longues dreadlocks grisonnantes à peine domptées par un chapeau de paille. L’agriculteur-consultant, qui affirme avoir participé à la conversion de dizaines de milliers d’hectares à l’agriculture biologique, ajoute que ses clients se laissent rarement décourager par un retour sur investissement souvent inférieur à leurs attentes. « Ils persistent car ils ont développé un nouveau rapport à leur écosystème et se sont piqués au jeu. En outre, l’agriculture diversifiée leur permet d’offrir à leurs ouvriers un emploi stable tout au long de l’année—ce qui est typiquement un de leurs objectifs prioritaires », souligne-t-il. Pourtant, la révolution de fond tant espérée se fait encore attendre. Car face à l’augmentation de la demande pour les produits bio, l’urgence d’accroître les volumes de production s’est accompagnée de l’inévitable régime de pression de la grande distribution sur les coûts. A la recherche d’économies d’échelle, les puissants acteurs économiques se sont ainsi emparé de la stratégie éprouvée de l’agriculture industrielle, à peine modifiée pour satisfaire aux critères du programme national de labellisation (absence d’intrants chimiques à l’exception de ceux autorisés par le programme fédéral de certification bio, avec gestion écologique de la fertilité du sol, des ravageurs et des mauvaises herbes). Les loyalistes de la vision originelle des pionniers de l’agriculture biologique soulignent à juste titre que agriculture biologique et recherche d’économies d’échelle sont antinomiques. En effet, peut-on réellement considérer comme « bio » des monocultures à perte de vue qui ignorent la biodiversité, exploitent les migrants saisonniers, et dont les produits sont distribués sur un rayon de centaines, voire de milliers de kilomètres? Peut-on appeler « bio » des opérations laitières intensives de plus de quatre mille têtes, comme celles du leader américain Horizon Organic Dairy (détenu par le géant de l’agro-business Dean Foods) et de son concurrent Aurora Organic Dairy? Là, les animaux reçoivent une alimentation certifiée bio, donc dénuée d’antibiotiques et d'hormones de croissance, mais leurs conditions de vie ne sont guère plus enviables que celles de leurs consœurs « conventionnelles », confinées à vie, à l’exception de la présence symbolique d’une pelouse râpée.(5) Parallèlement, la main mise de l’agro-business sur le secteur bio des produits transformés a conduit à la dilution systématique des pratiques des entreprises rachetées. « Il n’est pas rare de voir ces marques réduire leur gamme de produits bio et les remplacer par des produits estampillés ‘naturels’ étiquetés au même prix. Et cela sans changer le code barre, de sorte que les distributeurs eux-mêmes ne se rendent compte de rien », indique Phil Howard de l’université du Michigan. Autant dire que la logique de marché dénoncée par la Robin Hood Commission dans les années 70 n’a pas été bousculée par l’avènement du bio. Au contraire, c’est elle qui a plié le bio à ses exigences. « Le bio entre à l’âge adulte », a justifié Gary Hirshberg de Stonyfield Farm comme s’il décrivait une évolution somme toute inéluctable. Et tandis que le gouffre se creuse entre les puristes du bio et les tenants de la croissance à tout prix, les tensions s’expriment de manière de plus en plus virulente sur le front des critères du Programme national de certification bio. Les ténors de l’agro-business disposent d’un avantage incontestable en matière de lobbying et campagnes d’opinion. L’industrie a investi 103,6 millions de dollars en 2009
  • 6. La  Bio  entre  Business  et  Projet  de  Société  (Editions  Agone,  Marseille,  May  2012)  –  extrait     6 pour séduire public et gouvernants, et maintenir son contrôle sur le marché alimentaire. Avec un retour sur investissement substantiel, à en juger notamment par la réticence croissante du Département américain de l’agriculture (USDA) à policer le respect des critères du programme fédéral de labellisation bio. Le laxisme de l’agence ministérielle, voire ses décisions unilatérales et contraires aux engagements du programme fédéral de certification, provoque régulièrement l'ire des groupes de consommateurs et militants pro-bio. Au printemps 2011, ces derniers ont ainsi dénoncé de façon virulente le soutien officiel de l’USDA à l’utilisation – techniquement illégale – d’ingrédients synthétiques non-autorisés (acides gras oméga-3 et oméga-6 chimiquement dérivés d’algues et fungus fermentés, commercialisés par Martek Biosciences Corporation) dans de nombreux laits infantiles certifiés bio. Les Greenhorns Si l’expansion du marché bio américain n’a pas échappé à la main mise de l’industrialisation et de la grande distribution, elle est caractérisée aussi par l’émergence d’une nouvelle génération de petits acteurs qui œuvrent au développement d’un système parallèle fondé sur le respect des principes énoncés par les pionniers de l’agriculture biologique et sur la vente directe. Les marchés des producteurs et les CSA (Consumer Supported Agriculture, ou AMAP américaines) ont ainsi explosé aux Etats-Unis. Les premiers ont doublé entre 2002 et 2010. Selon les données officielles issues du dernier recensement agricole, plus de douze mille cinq cents exploitations agricoles offraient un programme de CSA en 2007, un chiffre vraisemblablement en augmentation sensible depuis. Paula Manalo, 28 ans, émerge chaque matin des couvertures avant l’aube. Après avoir nourri cochons, poulets et dindes, la co-gérante de Mendocino Organics, une ferme biodynamique créée en 2008 au nord de San Francisco, part inspecter la centaine de moutons qui paissent dans les vignes en hiver. L’exploitation diversifiée de vingt-quatre hectares occupe à plein temps la jeune femme, son partenaire Adam Gaska et leur employé. Le soir, Paula planche sur la comptabilité et le marketing. Elle rédige aussi son blog. Son diplôme d'économie de l’Université de Stanford n'avait pas prédisposé cette fille de médecin à un tel choix de vie, mais elle n'en désire nul autre. Les fruits et légumes de Mendocino Organics sont certifiés bio, pas la viande. « Nos clients nous connaissent et peuvent venir visiter la ferme s’ils ont des questions sur nos pratiques d’élevage », indique Paula. Le modèle d’affaires repose sur les contrats avec les restaurants, les marchés des producteurs, un CSA de poulets et la pré-vente directe au public de porcs et d’agneaux. « Le principal obstacle pour les jeunes agriculteurs est le coût des terres, » explique-t-elle. « Nous avons la chance de travailler en partenariat avec un domaine viticole qui pratique l'agriculture biodynamique. En échange de nos services, comme la fabrication de compost, nous bénéficions gratuitement d’une large parcelle pour faire paître nos bêtes et cultiver une partie de notre production potagère. » Un héritage familial et un prêt entre particuliers permettent de louer le reste des terres. En 2010, Mendocino Organics a généré 65.000 dollars de chiffre d’affaires, et Paula et Adam se sont accordé un salaire collectif de 20.000 dollars à peine. Les efforts de développement engagés en 2010 leur font envisager une progression nette des résultats en 2011. Paula est loin d’être un cas isolé. Si les données démographiques du secteur agricole ne varient guère dans le Midwest, une vaste région vouée essentiellement à la culture de denrées d’exportation par de gros exploitants industriels, certains Etats sont le théâtre de transformations profondes du secteur agricole. Selon le dernier recensement agricole de 2007, les gérants d’exploitations créées après 2002 constituent le plus jeune groupe démographique de l’ensemble du secteur (47 ans en moyenne, contre 57 ans pour toutes les exploitations confondues) et comptent le plus de femmes (19%, contre 14%). Enfin, si ces récentes exploitations représentaient à peine la moitié de l’étendue
  • 7. La  Bio  entre  Business  et  Projet  de  Société  (Editions  Agone,  Marseille,  May  2012)  –  extrait     7 territoriale de celles nées entre 1998 et 2002, elles pesaient en 2007 l’équivalent de 80% du volume des ventes de produits bio de leurs rivales aînées (sans compter les produits non labellisés issus d’une agriculture écologique). Autant de petites opérations pour lesquelles les débouchés ne sont pas le supermarché mais la vente directe aux restaurateurs et au public. A la différence de leurs aînés des années 70, les acteurs du mouvement actuel du « retour au terroir » sont aussi idéalistes que pragmatiques. Visionnaires, ils ont également le sens des affaires. Qu’ils soient agriculteurs, artisans de bouche ou distributeurs, ils sont souvent issus des universités les plus réputées du pays. A l’image de Paula, ils entendent non seulement apporter leur pierre à l’édification d’un système alimentaire respectueux de la nature et de l’humain, mais aussi soutenir sur le long-terme le mode de vie et l’orientation professionnelle qu’ils ont choisis. Les « Greenhorns » (« novices », « Bleus ») bénéficient d’ailleurs d’un contexte plus propice que jamais. Les programmes de formation à l’agroécologie se multiplient, sur le modèle du Centre d’Agroécologie de l’Université de Californie à Santa Cruz, tandis que la prise de conscience grandissante du public de l’impact néfaste du système alimentaire dominant (« épidémie » d’obésité et de diabète, contribution aux émissions de gaz à effet de serre, pollution de l’eau et des sols, etc.), et le désir de se rapprocher des sources de production soutiennent la croissance du marché de la vente directe. Un marché où la relation de confiance entre consommateur et producteur émancipe d’ailleurs souvent ce dernier du besoin onéreux de rechercher un label bio. Cette évolution des mentalités s’accompagne enfin d’une reconnaissance inédite par le public du rôle du petit agriculteur, artisan de bouche ou distributeur de proximité — une reconnaissance nourrie aussi par la médiatisation (livres, web, documentaires) de leur rôle pionnier dans l’élaboration d’un système alimentaire basé sur des valeurs écologiques et humaines. L’utopie face au pouvoir étatique Simultanément, tous ces petits acteurs sont confrontés à des défis propres à notre époque. La flambée des prix des terres, causée notamment par l’expansion du développement urbain, n'est qu'un premier obstacle. Comme les jeunes agriculteurs l’apprennent rapidement à leurs dépens, les pouvoirs publics sont une source importante de leurs difficultés quotidiennes. Face aux crises de sécurité alimentaire qui affectent régulièrement le pays (épinards porteurs de bactérie E. coli, œufs ou viande de poulet atteints de salmonelle, etc.), avec, selon le Centre national de contrôle et de prévention des maladies (CDC), cinq mille décès par an à la clé, les autorités redoublent de zèle au nom de la protection de la santé publique. Le resserrement des contraintes réglementaires portent habituellement préjudice aux petits producteurs, alors même que les crises émanent essentiellement des grosses exploitations industrielles. La co-existence du régime fédéral et des réglementations des Etats ne fait qu’accroître la complexité juridique dans laquelle les producteurs sont tenus d’opérer. La puissance de lobbying de l’industrie contribue encore à brouiller le jeu. Le lait cru, un aliment controversé issu exclusivement de fermes familiales écologiques, est un thème récurrent dans les tensions qui opposent consommateurs et producteurs aux autorités. Chaque Etat détient sa propre législation sur le sujet. La vente de lait cru est autorisée en Californie, à condition que le producteur ait réalisé des investissements conséquents (250.000 dollars au moins) pour obtenir sa licence. Les petits exploitants, pressés de satisfaire la croissance de la demande, optent plutôt pour le modèle du troupeau en co-propriété dont ils vendent les parts aux membres du public. Ces derniers sont légalement propriétaires du troupeau et donc libres de consommer son produit à leur guise. Les autorités dénoncent ce montage légal destiné à contourner la réglementation. « Au nom de la protection de votre santé, le gouvernement harcèle ou impose la
  • 8. La  Bio  entre  Business  et  Projet  de  Société  (Editions  Agone,  Marseille,  May  2012)  –  extrait     8 fermeture définitive de petites exploitations afin d’interdire l’accès au lait cru, cet aliment ‘dangereux’, » s’insurge Jenny, co-gérante d’une ferme laitière familiale californienne, dans un courrier électronique adressé en juillet 2011 aux « co-propriétaires » de son petit troupeau de cinq vaches Jersey. Un producteur de lait de chèvre cru de la région de San Francisco, Evergreen Acres, venait de se voir intimer l’ordre par les autorités de cesser ses opérations. Or il était sur le point de parvenir à l’équilibre financier après plusieurs années de développement. Jenny s’est déclarée « soulagée » qu’Evergreen Acres ait été simplement notifié par lettre. Elle ajoute : « Habituellement, la FDA [Food and Drug Agency, agence fédérale chargée de superviser notamment le secteur alimentaire] envoie un commando pour s’emparer de toutes les denrées présentes sur la propriété, confisquer contrats et ordinateurs, voire même tenir la famille d’agriculteurs en otage à la pointe du fusil, y compris les enfants, pendant la durée des opérations. Ceux-ci sont alors contraints de cesser leurs activités jusqu’à nouvel ordre — ce qui peut prendre un temps certain. » (6) Jenny, comme beaucoup de ses pairs, a rejoint le Farm-to-Consumer Legal Defense Fund, une organisation nationale dédiée à la protection des ventes directes entre producteurs et consommateurs et à la défense légale des petites fermes familiales. Objectif : affermir, comté par comté, la légalité des troupeaux en co-propriété en Californie. Les petits producteurs de viande ne sont pas non plus exempts de contraintes. A moins de conduire ses bêtes dans un abattoir certifié par l'Etat, Mendocino Organics n’a pas le droit de vendre sa viande. Et afin d’éviter les quelque cinq heures de route qui les séparent de l’abattoir à volailles le plus proche — consolidation de l’industrie oblige — Paula et Adam abattent eux-mêmes leurs poulets. En contrepartie, ils n’ont le droit de les vendre que entiers et par vente directe uniquement. Enfin, les petits exploitants maraîchers naviguent de menace en menace réglementaire et législative. Après avoir échappé de peu au Food Safety Modernization Act (7), ils étaient à nouveau en butte, en 2011, à la collusion entre pouvoirs publics et agro-business, cette fois-ci sous la forme d’une réglementation conçue par l’industrie (toujours au nom de la sécurité de la chaîne alimentaire) et soutenue par le département de l’agriculture. Si le National Leafy Greens Marketing Agreement était adopté, il donnerait aux acheteurs et distributeurs de légumes verts une liste de normes auxquels les producteurs seraient tenus de se plier sous peine de ne plus trouver preneur pour leurs récoltes. Applicables aux larges monocultures industrielles, ces normes évinceraient les petits producteurs du marché. Dans ce contexte, l’avertissement de Deborah Stockton, directrice de l’Association nationale des consommateurs et agriculteurs indépendants (National Independent Consumers and Farmers Association, NICFA) revêt une importance toute particulière. « Un mouvement croissant de défense de notre souveraineté alimentaire est en train de balayer ce pays, et ce n’est pas ce vote qui va nous arrêter en chemin », avait-elle déclaré en janvier 2011 lorsque les petits exploitants avaient été épargnés par le vote sur le Food Safety Modernization Act grâce à un amendement de dernière minute. La souveraineté alimentaire en question La lutte du bio se déroule aux Etats-Unis dans un paysage de plus en plus complexe marqué par l’élargissement du débat public à une quête de fond : l’instauration par les citoyens d’une « souveraineté alimentaire » dont les objectifs ne sont pas sans rappeler ceux prônés dans les années 1970 par la Robin Hood Commission et ses disciples. A savoir : donner à tous l’accès à une alimentation « non-contaminée » et rendre au « peuple » (petits producteurs et consommateurs) le pouvoir sur la chaîne alimentaire longtemps usurpé par l’industrie — un contrôle lucratif pour quelques méga-corporations et leurs actionnaires qui se solde par des dégradations aussi
  • 9. La  Bio  entre  Business  et  Projet  de  Société  (Editions  Agone,  Marseille,  May  2012)  –  extrait     9 spectaculaires que dommageables pour l’ensemble du public en matière d’environnement, de santé et d’économie locale. Cette quête fait l’objet d’un véritable mouvement de rassemblement qui se place hors des affinités partisanes classiques. Il attire pêle-mêle « progressistes » de gauche, écologistes, anarchistes, conservateurs, apôtres du libre marché, ou encore constitutionnalistes attachés au romantisme agraire de Thomas Jefferson. Le bio (du champ à l’assiette), s’inscrit naturellement au cœur de cette recherche d’une souveraineté alimentaire, même s’il n’en est pas le moteur central. Il se retrouve intégré dans un champ de réflexion et d’action plus vaste placé sous le principe dominant de démocratie participative, avec son proche corollaire : proximité. « Il y a six ans, les gens qui venaient sur notre marché des producteurs demandaient : “est-ce que c’est bio?”. Maintenant, ce qu’ils veulent savoir, c’est “d’où ça vient? est-ce que c’est local?” A tel point que même les petits marchés de producteurs font maintenant des efforts pour afficher sur les stands des panneaux d’information sur l’histoire des produits offerts et leur origine », indique David Stockdale, directeur exécutif de CUESA (Center for Urban Education about Sustainable Agriculture, ou Centre d’Education Urbaine sur l’Agriculture Durable), une association à but non- lucratif de San Francisco. De fait, de plus en plus d’Américains optent pour une démarche de consommation qui favorise la relation directe avec le producteur, la sélection d’ingrédients empreints d’une histoire unique et le soutien de l’économie locale. Les amoureux de bonne chère, qu’ils soient de longue date ou fraîchement convertis, occupent naturellement une place importante dans ce mouvement. Mais ils sont rarement mus par leur seul hédonisme. « Manger est un acte agricole, » a déclaré l’auteur américain Wendell Berry dans une maxime devenue célèbre (8). Autrement dit, manger est un acte politique. « Nous ne sommes pas libres tant que notre nourriture, et la source de notre nourriture, sont contrôlées par autrui. La condition du consommateur passif n’est pas une condition démocratique. Vivre libre est une raison de manger avec discernement , » ajoute-t-il. De fait, l’alimentation, avec tout son écosystème, revêt à nouveau le statut d’instrument symbolique de changement social et politique que lui avaient conféré les hippies il y a quarante ans. Les militants de la souveraineté alimentaire convergent de tous les horizons : lutte contre la malnutrition, justice sociale, justice environnementale, lutte contre l’obésité et le diabète, lutte contre les disparités raciales. People’s Park, avec son potager bio créé par la Robin Hood Commission à Berkeley, a ainsi fait ces dernières années nombre d’émules à travers les grandes villes américaines. Dans les quartiers pauvres de Milwaukee, Détroit, Chicago, Cleveland, Cincinatti, Oakland et ailleurs, souvent qualifiés de « déserts alimentaires » en raison de l’absence d’accès à des produits frais sur des kilomètres-carrés, les associations de quartier multiplient les projets de jardins communautaires bio. Ces derniers sont souvent assortis de cours de jardinage et de cuisine. Les produits sont parfois vendus à prix coûtants, et souvent donnés aux familles qui choisissent de participer aux travaux de jardinage. Ces projets visent à créer une source locale d’alimentation saine pour les résidents, à donner à ces derniers des rudiments de nutrition et à éveiller leurs palais au goût des produits non- transformés. Ils ambitionnent aussi de créer et renforcer les liens de voisinage, de transformer un paysage urbain décati, d’offrir une activité pleine de sens à une jeunesse désœuvrée et en péril, voire de donner une seconde chance à la suite d’un séjour en prison. Les jardins occupent des parcelles privées louées ou mises gracieusement à disposition par les propriétaires, mais aussi souvent des friches municipales. Les municipalités, comme à Chicago et Détroit, ont compris que de tels projets sont des instruments aussi bon marché qu’efficaces dans la lutte contre la criminalité et la dérive sociale qui affectent notamment des quartiers exsangues et vidés d’une bonne partie de leur population. Et elles planchent pour modifier leur code urbain afin de prendre en compte le
  • 10. La  Bio  entre  Business  et  Projet  de  Société  (Editions  Agone,  Marseille,  May  2012)  –  extrait     10 développement des « fermes » urbaines. Certaines initiatives sont devenues des modèles de référence à travers le pays. En plus des aspects mentionnés ci-dessus, Growing Power offre une formation solide d’agriculture urbaine bio à Milwaukee et Chicago. A Détroit, une ville en profond déclin et marquée par une pauvreté galopante, Detroit Summer démontre depuis deux décennies l’impact salutaire d’un lieu (le potager de quartier) où la jeune génération développe des liens avec la nature, avec ses aînés, avec son alimentation, et apprend le respect de l’autre et de soi (y compris son corps et sa santé). A West Oakland, un « désert alimentaire » à la périphérie de San Francisco, Mandela MarketPlace [sic.] œuvre au développement d’un écosystème alimentaire local en orchestrant un réseau de potagers urbains, d’entrepreneurs et de résidents engagés. A un jet de pierre au nord, à l’Université de Berkeley, une coopérative alimentaire estudiantine a vu le jour en 2010 à la suite du rejet d’un projet d’installation d’une chaîne de fast-food sur le campus. La boutique du Berkeley Student Food Collective offre les produits de fermes bio des alentours, ainsi que des sessions informatives sur la nutrition et sur tous les sujets afférents aux problèmes du système alimentaire industriel dominant. En réponse aux multiples requêtes d’étudiants d’autres universités, la coopérative a déjà entrepris de propager son modèle à travers des programmes de formation. La maxime de la Robin Hood Commission, « Power to the People », est belle et bien vivante. Ce qui a essentiellement été jusqu’à présent un phénomène marqué par une multitude d’initiatives individuelles et dispersées a même commencé à s’affirmer en une force citoyenne avec des ambitions d’action politique affichées. A ce titre, l’année 2011 restera vraisemblablement dans les annales comme un tournant dans l’évolution de la « démocratie alimentaire » américaine. L’avènement d’une « démocratie alimentaire » américaine Le 17 juin, une trentaine de représentants des sept « Alliances de Californie pour un nouveau système alimentaire », et de plusieurs autres organisations citoyennes d’inspiration identique, se sont réunis pour la première fois en présence de la nouvelle ministre de l’Agriculture de Californie, Karen Ross. « Nous sommes sur le point de devenir un vrai mouvement, » a annoncé en guise d’introduction Michael Dimock, président de Roots of Change, une association californienne dédiée à la création de systèmes alimentaires locaux. « Nous assistons aujourd’hui à un moment historique, » a renchéri avec un brin d’émotion Joseph McIntyre, président d’Ag Innovations Network, une association qui s’est donné pour mission la transformation du système alimentaire aux Etats-Unis. A ce titre, elle soutient et coordonne depuis plusieurs années les Food System Alliances (FSA), ces associations formées par les membres du public afin de construire un dialogue avec les autorités locales sur la réforme du système alimentaire local. La motivation originelle des FSA était l’éradication de la faim et de la malnutrition aux Etats-Unis, d’où leur travail sur les repas gratuits ou subventionnés dans les cantines scolaires, les coupons alimentaires, ou encore l’aide aux personnes âgées. De fil en aiguille, ils ont élargi leur champ d’action à l’ensemble du système alimentaire, explique John McIntyre. « Il ne s’agit plus seulement d’améliorer l’accès aux produits alimentaires, mais de permettre l’accès à une nourriture de qualité, qui soit non seulement bonne pour la santé mais aussi produite par un système autre que celui qui a contribué aux problèmes d’accès en premier lieu, » indique-t-il. « Nous progressons, mais notre tâche est titanesque. » Karen Ross (9) a affiché son soutien inconditionnel à leur cause. « Ce que j’attends de vous est d’identifier les problèmes sur le terrain et de me présenter les solutions. Je m’engage alors à tout mettre en oeuvre, dans la mesure de mes capacités, pour donner satisfaction à vos demandes, » a-t- elle affirmé. Et de leur assurer que le dialogue avec l’Etat est désormais largement ouvert.
  • 11. La  Bio  entre  Business  et  Projet  de  Société  (Editions  Agone,  Marseille,  May  2012)  –  extrait     11 De fait, le dialogue avec les élus locaux s’organise à travers le pays. Ainsi, le 20 avril 2011, le maire de San Francisco, Ed Lee, a signé un arrêté qui autorise n’importe qui à cultiver et à vendre les produits de son jardin sans permis. Cette réforme est le fruit de plusieurs mois de travail et de consultation entre le conseil municipal et « l’Alliance pour l’agriculture urbaine de San Francisco » (SFUAA). SFUAA ambitionne de la voir adoptée dans d’autres villes. Le 23 mai, le conseil municipal de Seattle a adopté une résolution détaillant les six principes directeurs (10) qu’il entend voir appliqués à la Farm Bill, la loi quinquennale qui régit l’agriculture au niveau fédéral. « La Farm Bill de 2012 affectera la capacité de Seattle à atteindre ses objectifs en matière de développement du système alimentaire local et régional, et d’amélioration de l’économie locale », a rappelé le président du conseil Richard Conlin. Le texte adopté par le conseil, les « Principes de Seattle pour la Farm Bill », sont le fruit de plusieurs mois de consultation avec des membres du public issus des cercles agricole, associatif et éducatif, ainsi que des métiers de bouche et de la santé. Le texte devait être présenté pour adoption au mois de novembre 2011 au sommet annuel de la League nationale des villes (National League of Cities), un événement qui devait rassembler mille six cents municipalités à Phoenix dans l’Arizona. Autant d’initiatives qui donneront tort, on l’espère, au « Grand Inquisiteur » de Fédor Dostoïevski, devenu une référence littéraire dans les cercles militants de la souveraineté alimentaire (11) : « Jamais, non jamais, ils ne pourront manger sans nous! Aucune science ne leur donnera le pain tant qu’ils resteront libres, mais, pour finir, leur liberté, ils nous la livreront d’eux-mêmes et ils diront : “Traitez-nous en esclaves, mais donnez-nous du pain”. » (12) NOTES (1) - C’est à Jerome Irving Rodale, fils d’un épicier new-yorkais et fondateur de la maison d’édition indépendante Rodale Inc., que les Américains doivent la vulgarisation du terme “organic” (“biologique”) créé en 1940 par Lord Northbourne, un agriculteur biodynamique britannique. Inspiré par les travaux de l’agronome britannique Sir Albert Howard et défenseur fervent d’un mode de vie sain fondé sur l’exercice physique et une nourriture produite selon les méthodes naturelles, Jerome Irving Rodale lança en 1942 Organic Farming and Gardening. Le magazine reste à ce jour le titre de référence des agriculteurs et jardiniers-amateurs bio américains sous le titre Organic Gardening. (2) - Tous ces chiffres sont issus du dernier rapport de la Organic Trade Association. (3) - Pam Pierce a relaté son expérience personnelle de l’époque dans “Histoire du People’s Food System”, un chapitre du récit historique Dix ans de bouversement de la ville: San Francisco 1968- 1978 paru l’an dernier (City Lights Books, 2011). (4) - voir Alice Waters and Chez Panisse: The Romantic, Impractical, Often Eccentric, Ultimately Brilliant Making of a Food Revolution, Thomas McNamee (Penguin Press, 2007). (5) - Une nouvelle réglementation promet de changer cela, puisque la mise en pâturage des vaches “bio” est requise désormais sur 120 jours au moins. Reste à savoir si cette évolution aggravera la pression sur l’irrigation dans les zones arides où ces opérations géantes sont situées ou si, comme l’envisagent les plus optimistes, elle conduira à une réduction de la taille des troupeaux et à leur relocalisation dans des régions mieux adaptées.
  • 12. La  Bio  entre  Business  et  Projet  de  Société  (Editions  Agone,  Marseille,  May  2012)  –  extrait     12 (6) - Pour aussi dramatique qu’il soit, le récit de Jenny fournit une description adéquate d’incidents répétés à travers les Etats-Unis ces dernières années—et relatés dans le documentaire “Farmaggedon” diffusé depuis l’été 2011 dans les salles d’art et d’essai américaines. (7) - Appliquée depuis janvier 2011, cette loi fédérale donne à l'agence de contrôle de la production alimentaire (FDA) des pouvoirs accrus sur les exploitants agricoles. Un amendement de dernière minute proposé par le sénateur du Montana, Jon Tester, a accordé une exemption aux petites exploitations (définies comme ayant moins de 500.000 dollars de chiffre d’affaires annuel et plus de 50% de ventes directes). (8) - « Eating is an agricultural act. » Voir The Pleasures of Eating, Wendell Berry (North Point Press, 1990). Agriculteur dans le Kentucky et auteur de plus d’une trentaine d’ouvrages (romans, essais, recueils de poème) sur la ruralité, la communion spirituelle avec la terre et la violence du système alimentaire industriel, Wendell Berry a émergé sur ses vieux jours comme une figure de proue du mouvement américain de la souveraineté alimentaire. (9) - L’ancienne présidente de l’association des viticulteurs de Californie est reconnue notamment pour son rôle dans la création d’un programme de viticulture écologique qui à fait école à travers le pays. (10) - Ces six principes directeurs sont santé, agriculture durable, prospérité de la communauté locale, accès égalitaire à une alimentation saine, justice sociale, approche systémique du processus de décision politique. (11) - voir Food Rebels, Guerilla Gardeners, and Smart-Cookin’ Mamas, Mark Winne (Beacon Press, 2010). (12) - voir Les Frères Karamazov (Livre Cinquième: Pro et Contra V), Fédor Dostoïevski (Actes Sud, 2002) pp. 457.