1. L'envers du stade : Recife-la-dévote
Le Monde | 27.06.2014 à 10h46 • Mis à jour le 27.06.2014 à 14h37
Nicolas Bourcier
C’est une longue ligne droite, une succession de routes encombrées et
d’avenues saturées d’une vingtaine de kilomètres. Au point de départ,
l’antique quartier du port et sa rue des Juifs, rebaptisée rue du Bon-Jésus. A
l’autre bout, la rue Dieu-est-fidèle et son stade, érigé à l’unique adresse, au
numéro « un ». Deux extrémités d’une même ville balayée par l'éternel
balancement du vent et des âmes.
Recife. De la première synagogue des Amériques au nouveau temple du
football local, l’Arena Pernambuco, qui accueille dans son enceinte
immaculée plusieurs matchs de la Coupe du monde, la capitale économique et
intellectuelle du Nordeste brésilien, forte de 4 millions d’habitants, déroule
son histoire avec un naturel déconcertant. Dans ces allers-retours entre passé
et présent, entre la poussière d’asphalte et les plages du littoral, la verdeur
végétale et ses blanches églises, cette ville que les anciens appelaient
quelquefois « la Venise brésilienne », en raison de l'abondance de ses rivières
et canaux, donne l’impression de se régénérer et de repartir sans cesse à la
conquête de nouveaux horizons.
2. Les Hollandais, qui l’ont occupée de 1630 à 1654, y ont construit le premier
pont. Quelques lieux de culte aussi. Jean-Maurice de Nassau, gouverneur
général des colonies néerlandaises au Brésil, encouragea même l'installation
de centaines de juifs. Ceux-ci furent chassés à l’Inquisition par le conquérant
portugais, mais le souffle d’une certaine tolérance et autonomie d’esprit est
resté. Les confréries se sont multipliées. Et trois révoltes ont éclaté ici contre
la monarchie portugaise.
LA RÉGION DE LULA
Car Recife a été une ville cruelle, une cité qui criait famine, enflée par les
migrations des paysans du Pernambouc, d’Alagoas, de Paraïba. Des vagues
d’hommes et de femmes chassés par les planteurs de canne, qui ont engorgé
les hôpitaux, les écoles, les autobus, et surpeuplé les bidonvilles. Recife a été
la capitale de la plus grande poche de misère d’Amérique latine. Celle dont
s’est sorti le précédent président du Brésil (2003-2011), Luiz Inácio Lula da
Silva, né un jour de 1945 à Caetes, à trois bonnes heures de route plein ouest.
Après, bien après cette rue Dieu-est-fidèle et son stade, qui n’existaient pas
encore. C’est à Recife que le président Lula, fraîchement élu, donna le coup
d'envoi de sa vaste campagne de lutte contre la pauvreté lors de son tout
premier déplacement dans le pays.
Ville cruelle, mais qui a su garder sa formidable capacité de brassage des
cultures, croyances et traditions ibériques, noires et indiennes. C’est sur ce
terreau de problèmes non résolus, ces excroissances urbaines et sur cet
empilement de strates successives que cette cité portuaire a fait son lit.
Recife. C’est ici que commence le voyage de Simone de Beauvoir au Brésil,
en 1960. Le récit qu’elle en fait dans La Force des choses (1963) s’ouvre sur
ses impressions vues d’avion, avant même d’atterrir : « Des canaux, des
ponts, des rues rectilignes, des collines, sur un piton une église portugaise,
des palmiers. Encore des bassins, les ponts, l’église ; encore ; encore… » Un
demi-siècle plus tard, l’empreinte n’a pas changé. Les églises se sont
multipliées. L’urbanisation de la ville s’est même accompagnée d’une
incroyable diversification religieuse.
NON PAS UNE, MAIS DEUX SAINTES PATRONNES
Comme ailleurs, le catholicisme a abandonné sa position dominante. Les
temples et sanctuaires évangéliques se sont multipliés dans la périphérie, mais
aussi dans les quartiers des nouvelles classes moyennes. Il y a encore une
demi-douzaine d’années, comme à Rio, la ville enregistrait cinq nouvelles
églises pentecôtistes par semaine. Mais comme ailleurs, les constructions se
sont ralenties. Il n’empêche : quel que soit l’endroit où porte le regard, on
tombe ici sur un édifice religieux, un lieu de dévotion.
3. D’ailleurs, Recife ne possède pas une, mais deux saintes patronnes. Il y a la
très officielle Nossa Senhora do Carmo, célébrée pendant deux jours par
l’élite catholique et afro-brésilienne, initiée aux rites du candomblé. Et
l’officieuse Nossa Senhora da Conceiçao, plus syncrétique avec Iémanja, la
déesse païenne des eaux salées, fêtée pendant six jours dans toute la ville et
particulièrement dans les quartiers les plus pauvres.
D’un point de vue statistique, cela donnerait : 830 000 catholiques ; 350 000
évangéliques, chiffres toujours en croissance mais qui se stabilisent ; 25 000
protestants traditionnels ; et un culte musulman. Surtout, observe Gilbraz
Aragao, professeur à l’Observatoire transdisciplinaire des religions à
l’Université catholique du Pernambouc, la ville enregistre deux phénomènes
nouveaux : l’augmentation du nombre d’adeptes du spiritisme d’Allan Kardec,
principalement parmi les nouvelles classes moyennes, et la percée, avec
225 000 personnes revendiquées, des « sans religion ». Comprendre ceux qui
ne se reconnaissent pas dans une religion ou dans une filiation précise, mais
qui ont une foi, une croyance, souvent syncrétique et multiple.
UN MILLIER DE « TERREIROS »
Au point de passer d’un lieu de culte à un autre. Avec quelques repères : la
synagogue de Recife, devenue musée ; l’église des saints Cosme et Damien à
Igarassu, la plus ancienne église catholique du Brésil ; l’église das Fronteiras,
havre des défavorisés et point de ralliement des intellectuels progressistes, de
tous ceux qui ont accompagné la longue marche de l’ancien archevêque
d’Olinda et Recife, Dom Helder Camara (1909-1999), voix des sans-voix et
figure de proue de la « théologie de la libération » ; et encore la cathédrale,
4. d’où son successeur, le très conservateur Mgr Dom José Cardoso
Sobrinho, excommunia en 2009 non seulement la mère d’une fillette de 9 ans,
enceinte de deux jumeaux à la suite d’un viol, mais aussi l’équipe médicale
qui avait interrompu sa grossesse.
Surtout, Recife doit sa mixité religieuse aux terreiros, ces lieux de culte des
religions afro-brésiliennes, dédiés à Iémanja, divinité de la mer, incarnation de
la fécondité et protectrice des pêcheurs. La ville en compte plus d’un millier.
Celui de Xamba, au hasard, un des plus grands et plus anciens, ouvert en
1930, accueille des groupes de plusieurs centaines de fidèles. Il y a là une
grande pièce, une cour peinte, avec Pai (père) Ivo et Maé (mère) Cacau qui
officient chaque semaine sous le regard bienveillant de deux photos
accrochées au mur du photographe et initié Pierre Verger (1902-1996).
Inévitablement, on pense à la suite du récit de Simone de Beauvoir, à cette
religion qui « sert les pauvres », où « le pisé tient lieu de marbre, la terre
cuite d’orfèvrerie » et chaque candomblé de « microcosme de l’Afrique ».
Autant de brassages qui font de Recife ce creuset culturel si particulier. « La
ville est un terrain fertile pour ces mélanges et ces dévotions fulgurantes »,
insiste Gilbraz Aragao. Il ajoute : « C’est une capitale de la religiosité et, en
ce sens, un laboratoire de ce qui pourrait arriver dans le monde. »
« JÉSUS EST LE SECRET DE MON SUCCÈS »
A l’extrémité de la ville, face au stade, de l’autre côté de la rue Dieu-est-fidèle
et de son prolongement, l’avenue Dieu-est-fidèle, la petite communauté de
Santa Monica semble couler des jours paisibles sur les versants arborés du rio
Capibaribe. Nouveau microcosme, fois nouvelles ou régénérées : ici, que l’on
habite un bord ou l’autre des croyances, dans le doute ou le culte mi-païen,
mi-religieux, on croit de façon presque mystique.
Santa Catarina recense une trentaine de temples évangéliques, une école
privée « évangélique syncrétique » avec quelque 800 élèves, une chapelle et
une église catholique, Sainte-Emilie-de-Rodat, en cours d’achèvement. Celle-
ci fait face à l’enceinte footballistique. Les briques s’entassent entre les herbes
folles et le culte n’y est pratiqué qu’une semaine sur deux. Helio Araujo, 20
ans, leader communautaire chargé du suivi des travaux, a failli devenir prêtre
ici. Il vient de quitter le séminaire. « A mon âge, c’est trop difficile », glisse-t-
il sobrement. Avec le recul, il dit avoir suivi le changement du quartier et des
périphéries alentour : « Les évangéliques étaient très agressifs ces dernières
années envers les catholiques et les cultes afro-brésiliens. Ils se sont apaisés.
»
A ses côtés, Josefa retape seule sa petite maison de béton et de briques.
Célibataire depuis trente ans, retraitée avec 720 reais (240 euros) par mois, un
5. fils, cette chaleureuse sexagénaire aux longs cheveux gris range son vieux
vélo rouge droit devant la porte. Sur le cadre, une petite pancarte
indique : « Jésus est le secret de mon succès ». Evangélique, « ouverte et
tolérante », comme elle dit, Josefa s’apprête à poser une dernière couche de
peinture sur les murs de sa nouvelle chambre. « Avec le stade, les prix ont
explosé, je vais louer la pièce dès que possible », sourit-elle. Les yeux rivés
sur l’enceinte, « cette nouvelle cathédrale du marché et de la consommation »,
elle glisse d’un ton digne de foi : « Il fait bon vivre ici. »
Samedi 5 juillet : Brasilia