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PAROLES D'ACTEURS
Eric ANTONI

[Entre]
le marteau
et l'enclume
Analyse d'une expérience d'accompagnement
de jeunes apprentis
[Entre] le marteau et l'enclume
Le travail, comme un roman...
Le CRAPT a pour mission d'accompagner dans leurs projets les acteurs des
dispositifs publics d'insertion et de formation.
Il veut aussi se faire l'écho des pratiques professionnelles dans ces
domaines. Il n'est pas toujours facile d'amener les spécialistes de l'insertion
à décrire leur travail et leurs expériences. Pour relever ce défi, le CRAPT a
décidé d'encourager toutes les formes d'écrits professionnels.
Le travail d'Éric Antoni arrive comme la cerise sur le gâteau.
Il est réjouissant, parce qu'il offre un témoignage sensible, investi, construit.
Il est exemplaire, parce qu'il montre qu'un écrit professionnel peut être
aussi passionnant qu'un roman.
Langage de terrain, allers-retours entre auteur et lecteur : les
questionnements d'Éric Antoni font écho à nos propres expériences. En
nous faisant partager les expériences qu'il a vécues, il prend soin, toujours,
de respecter les points de vue des uns et des autres.
C'est bien cette dynamique d'échange qui donne un sens à notre pratique
professionnelle. Puisse donc ce petit livre donner envie à ses lecteurs
d'écrire à leur tour...
Françoise Braun
Parler de mon travail ? Mais c'est pire que le Petit Prince qui demande de
dessiner un mouton !...
- "C'est quoi ton travail ?"
- "Mon travail?.., Sur ma fiche de paie, il est écrit que je suis " éducateur
technique". Sur ma carte de visite, je suis formateur. Nous nous nommons
quelquefois " référent" ou "accompagnateur" dans l'insertion
professionnelle.
On peut rajouter : de public en difficulté sociale."
- "Ah... mais qu'est-ce que tu fais quand tu travailles ?"
- "…C'est une longue histoire ! C'est mon histoire, c'est l'histoire d'un milieu
de travail, d'une entreprise. C'est l'histoire de la rencontre des deux. C'est
aussi l'histoire de rencontres avec d'autres, car je ne suis pas seul dans mon
travail… C'est compliqué. Mon travail d'aujourd'hui n'est pas le même que
celui que je faisais il y a six mois, qui était différent de mon travail il y a deux
ans... Et si je parle de mon travail actuel, il aura complètement changé
l'année prochaine… Il y tant de choses à dire ! Je n'en ferai jamais le tour !,..
Alors, qu'est ce qu'on fait ?"
- "Eh bien... parle-moi un peu de ton travail que tu fais actuellement, je vais
essayer de comprendre."
- "Je vais essayer de t'en parler…"
La question est trop large. Essayons de la cibler un peu. Je travaille
actuellement sur une action innovante dans le domaine de l'alternance.
Cette action fait suite à un projet qui a été mis en mots et proposé à des
financeurs. Il a été accepté. Jusque-là, il n'existe que dans des concepts. Il
s'agit aujourd'hui de le mettre en œuvre. De passer des mots, des idées, des
modèles, à la réalité.
Je fais l'hypothèse que j'ai construit de nouvelles compétences à travers cette
action expérimentale. Ces compétences sont de l'ordre du diagnostic des
blocages chez les jeunes, de l'accompagnement de leurs apprentissages et
de l'évaluation de leurs acquis à partir du vécu.
Pour confirmer ou infirmer cette hypothèse, je vous propose dans un premier
temps de vous donner un minimum de repères sur mon parcours
professionnel, le milieu professionnel dans lequel je travaille et la rencontre
des deux, Nous verrons ensuite en quoi consiste cette action innovante.
Ces repères aideront le lecteur à mieux comprendre les récits "bruts" qui sont
le reflet des événements qui constituent mon travail.
Histoire d'une rencontre
Avant de parler de mon travail, il me semble donc nécessaire de donner
quelques repères me concernant et concernant le milieu de travail dans
lequel j'évolue.
Mon parcours professionnel
J'ai 33 ans, je suis marié et père de trois enfants, l'un de 7 ans, l'autre de 4
ans et le troisième, d'un an... Je suis salarié depuis l'âge de 18 ans. J'ai quitté
le système scolaire avec deux formations et examens professionnels : le BEP
Electromécanique et le BAC Electrotechnique F3.
J'ai passé deux ans dans une entreprise spécialisée en électricité industrielle,
sous statut "intérimaire"... Je peux vous assurer qu'il n'y a aucune
comparaison entre un moteur électrique que l'on étudie dans un atelier, à
l'école, et le même moteur qui se trouve perdu quelque part au fin fond
d'une immense usine.
Après ces deux années, il était temps pour moi d'effectuer mon devoir de
citoyen... Je voulais profiter de cette période pour vivre quelque chose de
différent. Pour apprendre quelque chose de nouveau, de moins technique,
plus axé sur les relations humaines. Je rêvais de changer le monde, de
transformer la société. Pour toutes ces raisons, j'écrivais ma lettre au
ministre de la défense pour lui signifier que pour des raisons de conscience,
il m'était impossible de faire usage des armes et donc de servir dans l'armée.
Vous vous direz peut-être : " Ça y est, il a dérapé... il devait parler de son
parcours professionnel, le voilà complètement hors sujet... ". Eh bien non !
Cette décision m'a conduite jusqu'à devant la porte de l'association dont
nous allons parler.
Du petit village de 400 habitants où j'ai grandi, je suis passé à la ville de
250.000 âmes, dont je ne connaissais rien. De plus, dans un "quartier", où
l'on trouve des habitants et des cultures du monde entier. J'ai nommé
Strasbourg, le quartier de la Meinau et l'association L'Atelier qui acceptait
ma candidature pour le service civil et qui m'embauchait deux ans plus tard.
Le milieu professionnel
L'Atelier existe depuis 18 ans (1981). C'est une association spécialisée dans
le domaine de l'insertion.
Son nom est particulièrement révélateur. L'atelier est en effet un lieu de
travail, un lieu d'action. Il fonctionne grâce à une équipe, à un collectif et est
confronté aux difficultés liées à toute mise en œuvre. L'insertion et la
formation par l'activité, par le travail, sont donc le fil conducteur.
"Malgré" son statut associatif elle est organisée et fonctionne comme une
entreprise : 62 salariés, ce qui représente 35 équivalent temps plein. Un
chiffre d'affaires de 14 millions de francs au total. Avec une différence
importante bien sûr : sa raison d'être n'est pas à but lucratif. C'est un point
important que nous retrouverons dans l'analyse des valeurs.
La structure est découpée en quatre grands services :
Le secteur "action sociale" qui comprend un lieu d'accueil parents
enfants et un centre de loisir sur un quartier de Strasbourg (Meinau)
-

Le secteur "lutte contre les exclusions" qui comprend un parcours
d'insertion pour les bénéficiaires du RMI et un parcours vers l'emploi à
travers une Permanence Emploi Adultes (PEA) et des Stages d'insertion
et de Formation vers l'Emploi (SIFE).

-

Le secteur "développement" qui comprend le développement local, la
recherche et la formation d'acteurs (formateurs, tuteurs...)

-

Le secteur "formation" qui comprend un chantier école (rénovation de
bâtiments) et des formations dites pré-qualifiantes et qualifiantes dans
quatre domaines : bâtiment, espaces verts, restauration et distribution.

Ma rencontre avec L'Atelier
Je travaille dans le secteur " formation" depuis 13 ans, sous statut salarié en
contrat à durée indéterminé depuis 11 ans. Ce service est présent sur le plan
régional à Strasbourg, Mulhouse et Haguenau.
Je pense qu'il est important de dire que ce qui caractérise mon travail durant
cette période est une importante "flexibilité interne" me permettant de
répondre aux différents besoins liés à l'évolution de la structure. En effet,
les tâches qui m'ont été confiées peuvent être listées de la manière suivante
: électricien du bâtiment, cuisinier sur le chantier école, éducateur
technique, enseignant en technologie du bâtiment, animateur d'un atelier
de mise en pratique de travaux de plâtrerie et peinture, responsable d'un
petit chantier avec des " chômeurs de longue durée", enseignant en
mathématiques, français, raisonnement logique et techniques de
recherches d'emploi, chargé des relations avec les entreprises, chargé d'une
étude pour la Mission Nouvelles Qualifications, commercial pour la mise en
place de contrat de qualification, référent en insertion professionnelle à la
Permanence Emploi Adultes, référent/formateur chargé de la mise en place
de l'antenne de Haguenau, référent/ formateur chargé de la mise en œuvre
de l'action expérimentale avec des apprentis du bâtiment ayant des
difficultés et enfin formateur de tuteurs en entreprise.
Pardonnez-moi cette longue énumération. C'est peut-être un élément
permettant de comprendre pourquoi j'ai été désigné pour la mise en œuvre
de cette action expérimentale dont nous allons parler maintenant... Le
projet " Alternance renforcée ".
Du besoin repéré au projet modélisé
L'idée de départ est simple. Dans le cadre du chantier-école, nous travaillons
depuis longtemps pour l'insertion professionnelle de jeunes. Le domaine du
bâtiment est bien connu pour être porteur d'emploi.
Beaucoup de stagiaires sont donc orientés vers un contrat de qualification
ou d'apprentissage. Mais par expérience, nous savons que le retour dans un
contexte scolaire est très souvent source d'échecs. De plus, nous constatons
que les entreprises avec lesquelles nous travaillons pour accompagner et
former les stagiaires en situation de travail apprécient notre présence
régulière qu'elles ne retrouvent plus durant l'apprentissage.
Nourris par toutes ces réflexions, nous saisissons l'occasion en mai 1997,
lorsque l'Atelier est invité à déposer des projets innovants pour la DDTEFP
afin de renforcer des actions existantes.
Les objectifs de cette action, les moyens et les résultats attendus
Les objectifs peuvent être exprimés de la manière suivante :
-

renforcer l'accompagnement de certains jeunes encore scolarisés
présentant des risques de ruptures de contrat d'apprentissage ;
-

les aider à faire le lien entre le travail en entreprise et la formation en
centre.

Les moyens :
effectuer une "visite" en entreprise une fois par mois au minimum ;
rencontrer l'apprenti une à deux fois par mois au centre de
formation CFA.
Les résultats attendus :
pas de rupture de contrat pour les personnes suivies ;
une réussite à l'examen optimisée.
Les partenaires mobilisés
À la rentrée 1997-1998, après accord de la DDTEFP l'association I-Atelier se
trouve dans une position inconfortable : il s'agit de convaincre et de
mobiliser des partenaires des Centres de Formations pour Apprentis (CFA)
pour un projet qu'ils ne connaissent pas, au sujet duquel nous n'avons pas
réfléchi ensemble puisque nous avons été pris de court à cause de l'urgence
de l'appel à projets. Cette information est très importante, elle aura un
impact direct sur mon travail.
Finalement, avec l'aide de la Chambre des Métiers et l'Union patronale du
Bâtiment la responsable pédagogique du centre de formation obtient
l'adhésion de deux CFA, sur quatre contactés. Après ce premier contact avec
les proviseurs, elle me passe le relais pour la rencontre avec les
professeurs...
RÉCIT DE MON EXPÉRIENCE
Je pense que le lecteur dispose de suffisamment d'éléments de repérage
pour me suivre jusqu'au cœur de mon travail. À présent je vais tenter de
vous faire "palper" la vie, la réalité de mon travail.
J'ai choisi diverses séquences qui montrent certains problèmes posés dans
la mise en œuvre d'un projet innovant.

Entre le marteau et l'enclume,
un terrain " miné"…
Je viens d'apprendre que j'ai été désigné pour travailler avec les apprentis.
Mes sentiments sont partagés entre plaisir et crainte. D'une part, c'est très
stimulant de changer de travail, d'œuvrer pour une action expérimentale. Je
n'aurais plus à placer les jeunes en entreprise, je vais pouvoir approfondir
l'aspect "formation par le travail"...
Mais très rapidement, je prends conscience que ce projet n'a rien d'évident,
En effet, je vais m'aventurer sur un terrain " miné" dans la mesure où
l'alternance sous statut salarié associe la production et la formation avec
d'autant plus de difficultés que les jeunes ont connu l'échec scolaire, sur
lequel viennent se greffer bien des problèmes d'ordre sociaux ou
personnels. Les enseignants sont un peu sur la défensive. De plus, les
entreprises, surtout les artisans et PME, sont de plus en plus soumises à des
contraintes qui laissent peu de marges de manœuvre pour permettre à un
de ses membres de "se faire les dents".
Face à ces tensions, enseignants et entreprises ont tendance à s'accuser
mutuellement... M'aventurer sur ce terrain, c'est un peu me glisser entre le
marteau et l'enclume !
Le premier contact
Ce soir, j'ai rendez-vous, seul, avec les professeurs du CFA (Centre de
Formation des Apprentis) pour leur présenter cette action "Alternance
renforcée". Nous savons que le CFA réfléchit beaucoup au lien avec les
entreprises. Nous savons aussi que sa mise en œuvre pose problèmes. Il va
falloir aborder la réunion en soulevant deux points importants :
-

Rappeler le contexte d'urgence dans lequel s'est mis en place ce projet
et qui nous plaçait dans l'incapacité d'anticiper la réflexion avec les CFA
potentiellement concernés.

-

Insister sur le fait que cette action vient renforcer quelque chose qui
existe déjà. En effet, le CFA ne nous a pas attendu pour aller voir les
apprentis en entreprise. Mais l'action projetée devrait permettre de
renforcer ce lien.

À la fin de cette réunion je devais pouvoir répondre à trois questions :
Quels jeunes sont concernés ? Comment les sélectionner ?
Quelles facilités peut-on me donner pour les voir au CFA ?
Comment informer les entreprises concernées ? Par quels moyens ?
Et qui ?
Cette perspective de réunion n'est pas vraiment faite pour me rassurer. Je
ne connais ni le milieu scolaire, ni les personnes qui y travaillent. Je décide
de préparer un plan de réunion par écrit. J'organise méthodiquement ce que
je souhaite dire : La rencontre tardive avec le CFA, le fond spécial pour
l'emploi des jeunes, qui est l'Atelier ? Pourquoi avoir proposé ce projet ?
Quel intérêt pour le jeune, pour l'entreprise et pour le CFA ? Les objectifs,
les moyens et ce qui reste à définir ensemble.
Grâce à ce papier, je peux structurer la réunion d'une façon efficace. Elle
commence à 17 heures et dure une heure, les professeurs sont satisfaits et
intéressés par l'action. Certains restent perplexes, mais attendent de voir...
En sortant de la réunion, nous avons défini les jeunes concernés, le moyen
pour contacter les entreprises et une date de rencontre avec les apprentis.
Je sais que j'ai l'accord pour les rencontrer régulièrement au CFA (deux
heures par mois) mais il reste quelques questions importantes à creuser :
Dans quelle salle ? A quel moment ? Combien ?
Le formateur " relais "
Je rencontre le formateur "relais" dans la salle des professeurs, pendant la
pause. Celui-ci participe aux différentes réflexions et réunions qui
concernent la "coordination" .La coordination, c'est le travail que font les
professeurs dans le cadre de leurs heures supplémentaires, pour se rendre
en entreprise.
Cela fait vingt années que le formateur "relais" est enseignant. Je m'attends
à une vive réaction de sa part par rapport à mon travail. Je viens empiéter
sur sa spécialité. Il me pose en effet beaucoup de questions, mais il m'avoue
très vite que lui n'y croit plus. "Cela fait vingt ans que je vais en entreprise,
je les connais toutes. Nous n'avons plus rien à nous dire [...] Les entreprises
exploitent le système de l'apprentissage, elles cherchent les avantages mais
ne sont pas prêtes à vraiment jouer le jeu de la formation. De toute façon,
nous n'avons pas les mêmes valeurs".
Il me montre un superbe document de liaison CFA/entreprise, où le métier
est découpé en quatre semestres, avec une liste de tâches que l'apprenti
doit être capable d'effectuer d'un semestre à l'autre.
Je respecte son point de vue et son expérience. Pour l'instant, je ne lui
réponds pas. Mon action vient tout juste de commencer. Mais je ne reste
pas insensible à ce discours. Car il heurte mes convictions. J'ai déjà un regard
sur cette question car j'ai l'expérience de l'observateur du travail. En
partant, je "rumine" tout cela.
Plusieurs idées se présentent à moi :
-

On ne peut pas nier que certaines entreprises profitent des avantages
de l'apprentissage. Mais est-ce si simple de former en situation de
travail ? Le formateur s'interroge-t-il par rapport aux contraintes de
l'entreprise, du chef d'équipe, de l'ouvrier ? Participe-t-il à la réflexion
pour trouver un compromis ? En a-t-il le temps, les moyens ?

-

N'est-il pas déçu de constater que l'outil qui a été créé n'est pas rempli
par les entreprises ? Celui-ci a certainement demandé d'importantes
heures de réflexion, des échanges avec plusieurs professionnels... C'est
la connaissance qui se confronte au réel...

-

Est-il possible de ne plus rien avoir à dire en entreprise ? L'expérience
de travail n'est-elle pas toujours singulière ? N'y a-t-il pas, au contraire,
des choses à dire tous les jours ?

-

Chaque apprenti n'a-t-il pas chaque fois une autre façon d'aborder son
rapport au travail, à l'apprentissage ?
Au fond de moi, je sens comme un challenge : me lancer dans l'aventure et
tenter de répondre à ces questions.
Pour convaincre ce professeur, bien sûr, et les autres également. Mais aussi
pour me convaincre moi-même...
Le droit de regard…
Ce matin, je rencontre les apprentis qui sont en deuxième année. Je suis
accompagné par la "prof " de français. Elle dispose de quelques heures, qui
lui seront payées, pour m'aider à organiser cette action.
Je leur présente le travail que je propose de faire avec eux puis leur
demande de se présenter, de présenter l'entreprise dans laquelle ils
travaillent.
Après le tour de table, je me heurte à de très vives réactions. Les jeunes que
j'ai en face de moi ont été sélectionnés par les professeurs. Ils sont issus de
classes différentes. Donc, pendant qu'ils sont avec moi, leurs camarades
sont en cours.
"Pourquoi c'est moi qui ai été choisi, il y a des plus faibles que moi dans la
classe ?..."
"À quoi ça sert de venir me voir en entreprise ? Je n'ai besoin de personne..."
"À quoi cela va servir pour mon examen ?..."
"J'ai des difficultés en dessin technique, est-ce que cela va m'aider ?... "
"Est-ce qu'on est obligé d'accepter cela ? Est-ce que c'est obligatoire ?..."
Je réponds à leurs questions. Je minimise l'aspect "accompagnement". Je
parle surtout de l'intérêt de pouvoir mettre en valeur ce qu'ils sont capables
de faire en entreprise.
Après les deux heures d'échanges, ils ne sont pas convaincus. Je décide de
les revoir individuellement.
Les rencontrer individuellement ?...
Dans ce centre de formation les apprentis sont en cours pendant trois jours
tous les quinze jours. Certains sont là du lundi au mercredi, les autres du
mercredi au vendredi. Je décide donc de les voir le mercredi. Je suis sûr qu'ils
sont tous là. Cette semaine, ce sont les apprentis qui sont en deuxième
année. La semaine prochaine, je pourrai rencontrer les premières années.
La classe qui prépare le diplôme en trois ans est présente chaque semaine,
le lundi et mardi.
Les élèves ont huit heures de cours par jour, deux heures par matière.
Pour que je puisse les rencontrer, ils doivent quitter le cours, le temps de
l'entretien.
La semaine dernière, l'enseignante de français avait prévenu les
professeurs, qui avaient eux-mêmes prévenu les jeunes concernés. Ceux-ci
devaient quitter le cours à une heure fixée. Mais cela ne marchait pas.
L'apprenti oubliait et le professeur avait autre chose à faire que de surveiller
sa montre pour un élève.
Ce matin, il faut donc que je cherche l'apprenti avec qui je veux parler, dans
sa salle de cours. La première difficulté est de connaître l'emploi du temps
de chaque apprenti. Ils n'ont pas d'emploi du temps individuellement.
Pour cela, je me sers d'un tableau relativement complexe où figurent les
emplois du temps des quarante classes du CFA.
De plus, en début d'année, beaucoup de modifications ont été apportées. Il
reste ensuite à savoir dans quelle salle ils se trouvent. Ce n'est pas toujours
noté. Certains professeurs sont continuellement à la recherche d'une salle
libre. Ils n'ont pas de salle attitrée. D'autres font cours dans des salles du
lycée, qui se trouve de l'autre coté de la rue par rapport au CFA. Avec
plusieurs bâtiments. Je me suis perdu plusieurs fois.
Je suis bien content d'avoir tous les renseignements pour Claude lorsque
j'apprends que le professeur est absent.
Pour Fabrice, je dois me rendre au lycée en face. Lorsque je me trouve face
à la porte de la salle de cours, je doute.
Cela me paraît ridicule. Je dérange le cours. Les camarades de Fabrice se
demandent qui je suis. Celui-ci se lève à contrecœur. Face aux autres, il n'est
pas à l'aise.
Après, pendant l'entretien tout se passe bien.
Ils sont moins nombreux dans la classe de Laurent.
Lorsque je viens le chercher ses camarades rient. Il ne veut pas venir. Le
professeur est agacé. J'explique à tout le monde le sens de mon travail. Je
leur dis que je travaille avec la Chambre des Métiers. Nous faisons une étude
sur le travail des apprentis en entreprise. Mais je ne pouvais pas suivre tous
les élèves. C'est pourquoi seuls quelques-uns sont concernés. Finalement,
Laurent vient avec moi.
Ce travail de porte à porte pour rencontrer les jeunes ne me convient pas
du tout. C'est la seule façon de les voir individuellement.
Par la suite, je m'arrange pour les voir pendant des séances d'atelier. C'est
plus facile pour parler avec eux et c'est plus discret par rapport aux autres.
La peur de l'inconnu
Je m'approche du chantier d'un hall multisports. Il est immense. Je dois voir
Jean-Louis qui travaille avec l'équipe des installateurs sanitaires. Je prends
conscience que dans mon travail je suis constamment amené à affronter
"l'angoisse de l'inconnu". Toute entreprise, tout chantier, toute nouvelle
rencontre est une situation inattendue qu'il faut gérer "en direct". Je
pénètre dans l'enceinte du chantier. Plusieurs ouvriers sont debout près des
"baraques". Ce ne sont pas des installateurs sanitaires. J'avance. Certains
me regardent. Je ne me sens pas vraiment à l'aise, mais je continue à
avancer pour entrer dans le bâtiment, d'un pas déterminé, comme si j'étais
déjà venu maintes fois. A l'intérieur, j'entends un bruit de meuleuse. Je me
dirige vers la pièce d'où émane ce bruit. Un ouvrier découpe un grand tuyau
qui pourrait servir pour la ventilation. Je sais que l'entreprise que je cherche
intervient en climatisation.
J'attends que l'ouvrier ait terminé son travail et lui pose la question en citant
le nom de l'entreprise. Il me désigne un autre ouvrier sur un échafaudage.
Celui-ci m'indique une direction où je pourrai trouver l'équipe que je
recherche. Je m'égare dans les couloirs et j'aperçois enfin l'apprenti que je
suis venu voir. L'ouvrier avec qui il travaille ne me connaît pas. Personne ne
lui a dit que je devais passer. C'est à moi de lui expliquer le sens de ma
présence sur ce lieu de travail. Je m'efforce d'être rassurant. C'est souvent
plus facile la deuxième fois. La confiance est essentielle dans ce travail.
Activité de travail,
action collective et compétences
J'arrive sur un chantier de maçonnerie, pour voir Frédéric, qui est en
première année.
Je me heurte à quelque chose de paradoxal : mon souci est de comprendre
le travail collectif, bien sûr, mais également de savoir ce que l'apprenti "est
capable de faire". Je pose donc cette question au chef de chantier qui est
l'ouvrier avec qui l'apprenti travaille le plus :
"Quelles sont les tâches que Frédéric sait faire seul ?"
Le chef de chantier me répond : "Ici, personne ne travaille jamais seul..."

À cet instant, je prends clairement consciente qu'en
tant que formateur j'ai tendance à isoler la personne
du collectif.
C'est une vision solipsiste des choses.
Et pourtant, mon rôle n'est il pas de cerner les
compétences de l'apprenti et non de l'équipe de
travail ?
Mais pour cela, je dois pouvoir cerner précisément
quelle place occupe la personne au sein de son équipe.
Qu'est-ce qu'il fait là, lui ?
Je pénètre dans l'atelier de montage de remorques de camions. Je viens voir
Azzedine. L'atelier est grand. Les huit ouvriers me regardent. Ils ne m'ont
jamais vu et ne savent pas ce que je viens faire là. Je me dirige vers
l'apprenti. Il me semble que ma présence l'embarrasse.
L'ouvrier avec lequel il travaille termine le perçage d'une série de trous. Je
lui explique que je travaille avec le centre de formation pour apprentis et
que cette année, je viendrai régulièrement pour mieux comprendre le
travail en entreprise et pour pouvoir en reparler en salle de cours.
Je leur pose des questions sur leur travail. Peu à peu les choses se
décrispent. L'équipe poursuit son travail. J'observe et pose des questions
lorsque cela est possible.
Le responsable de l'autre atelier qui est le maître d'apprentissage, arrive sur
les lieux et me propose de me rendre en salle de pause avec Azzedine si je
le souhaite. Je reste encore un peu, en disant qu'il était important de voir
comment se déroule la fabrication. La première question que me pose
Azzedine en salle de pause (qui est vide) est : "Pourquoi venez-vous me voir
en entreprise ?" C'est certainement la question que doivent se poser tous
les ouvriers qui m'ont vu entrer. J'explique à Azzedine que l'essentiel de la
formation se fait en entreprise et qu'il est important qu'il y ait un pont entre
le CFA et l'entreprise. Je prends une feuille et note le mot "travail". De ce
mot je fais partir toute une série de flèches, en lui disant que dans le travail,
il y a de la communication (donc du français) du calcul, de la comptabilité,
de la technique, du dessin technique, du social, des relations humaines, de
la médecine (il se plaignait de mal de dos)..... Les cours par matière sont
donc des approches spécialisées de ce que l'on trouve "pêle-mêle" dans
l'acte de travailler.
Nous passons ensuite à la description de son travail. Après une première
approche schématique des différentes tâches, nous nous approchons de
plus en plus de la vie réelle au travail. Les machines qui bloquent, les rivets
en rupture de stock, les collègues qui traînent les pieds pour aider à soulever
les grands panneaux lorsqu'ils sont terminés, les discussions pour trouver
des solutions afin d'éviter cette pénible manipulation, le travail fréquent
avec le magasinier, les différentes variantes de produits finis....
Je ressors satisfait de ces deux heures d'observation et d'échange. Quelques
questions pourtant troublent ce sentiment : comment faire pour informer
les autres ouvriers du but de ma visite, d'une façon simple et précise ?
Aurais-je dû aller vers eux pour leur parler ? Aurais-je dû le demander au
responsable ?
Que vais-je faire de toutes ces informations que je viens de recevoir ? Les
écrire ? Quand ? Comment ?

Je ne travaille pas tout seul...
Ces visites sur le lieu de travail posent questions. L'entreprise, les ouvriers,
les apprentis se demandent tous "à quoi ça sert". Je parle de ce problème à
mon Directeur. Il est chargé de l'aspect ingénierie, formation interne,
développement et recherche au sein de notre organisme de formation.
Nous fixons une date pour une demi-journée de travail. Ensemble, nous
clarifions déjà nos propres idées sur la question.
Puis nous élaborons un document très synthétique où nous notons en
quelques lignes f intérêt de cette visite pour l'apprenti, pour l'entreprise et
pour les professeurs du CFA. Je pense que son utilisation ne doit pas être
systématique, mais c'est comme un levier que je peux utiliser dès que je sens
que cela est nécessaire.
L'emploi face au métier
Je dois voir Jean-Marie sur un chantier. Il est apprenti installateur sanitaire.
J'ai téléphoné à son patron hier soir vers 18 h 15, de chez moi. Il m'a dit que
l'équipe de Jean-Marie travaillait toute la journée dans une mairie. Je pars à
dix heures. J'estime le temps de trajet à trois quarts d'heure. Je mets une
heure.
Je passe une première fois devant la mairie école sans la voir. Cela m'oblige
à faire un demi-tour. Je me gare devant le panneau " école". Le bâtiment est
un peu en retrait. J'aperçois enfin la camionnette de l'entreprise. Le chantier
est au dernier étage, dans les combles. Jean-Marie ramasse des pièces de
zinc. Il me salue et se dirige vers un ouvrier debout sur un madrier, sous le
toit, à 2 mètres de hauteur environ. Jean-Marie lui tend les pièces. Je me
présente en lui disant que je travaille avec le CFA... il termine son travail,
sans rien dire. Je regarde autour de moi. Un autre ouvrier travaille un peu
plus loin. Je demande à Jean-Marie combien ils sont. Il me répond "trois avec
moi ". Il y a beaucoup de vent. Le toit est ouvert à plusieurs endroits pour
l'installation de fenêtres de toit. Un ouvrier, qui était sur le toit passe près
de nous. Pensant que c'était un collègue de Jean-Marie, je me présente. Il
ne comprend pas... En fait c'est un charpentier d'une autre entreprise...
À ce moment, l'ouvrier descend de son échafaudage. Son collègue est à
l'extérieur sur le toit. Je lui demande ce qu'ils sont en train de faire. En fait
ils effectuent des travaux de zinguerie. Plusieurs fenêtres doivent être
posées sur le toit. Ils ont également recouvert une petite avancée en zinc.
L'ouvrier est jeune, mais il éprouve quelques difficultés à s'exprimer en
français. Lorsqu'il se rend compte que je comprends l'alsacien, il est
beaucoup plus à l'aise. Je lui réponds en français car j'éprouve les mêmes
difficultés en alsacien que lui en français.
J'essaye de comprendre quel est le rôle de Jean-Marie sur ce chantier. Il ne
me dit pas grand-chose. Je sens comme un malaise, une gêne. L'ouvrier
m'explique que dans leur entreprise, il y a deux équipes. La première
travaille sur des grands chantiers, souvent à Strasbourg. Elle intervient
surtout en installation sanitaire et en chauffage. Il y a déjà deux apprentis
qui travaillent avec cette équipe : un redoublant qui a loupé son CAP et un
autre en première année.
Pour leur équipe, c'est différent. Ils interviennent sur des chantiers plus
petits, dans la région proche du siège social de l'entreprise. Ils effectuent
surtout des travaux de zinguerie (étanchéité des toitures, gouttières). Pour
Jean-Marie, ce n'est pas évident car il n'a que 16 ans et demi. Il n'a donc ni
le droit de monter sur les toits, ni celui d'utiliser des machines. De ce fait, il
ne peut que passer les outils et le matériel aux ouvriers. Après
renseignement j'apprends quelques jours plus tard que cela est possible, à
condition de le déclarer à l'inspection du travail et de payer une assurance
spécifique.
Me voyant dans une impasse par rapport à la zinguerie, je lui demande
comment cela se passe lorsqu'ils ont un chantier en sanitaire. Qu'est-ce que
Jean-Marie a déjà appris à faire dans ce domaine ? Il fait plusieurs constats
pour m'expliquer que pour l'instant, Jean-Marie ne connaissait pas grandchose du métier :
"Nous n'avons que des petits chantiers en sanitaire, ils doivent être terminés
au plus vite..."
" Pour apprendre le métier, il devrait pouvoir travailler seul. Pour eux, ce
n'est pas possible de le laisser seul, pour une question de temps, mais aussi
pour une question de risques : si le travail était mal fait (pertes en matériel,
fuites d'eau)…"
"Le mieux pour lui serait de travailler "au noir", c'est là qu'on apprend à se
débrouiller seul..."
"Et il n'est qu'en première année... moi, j'ai fait le CAP en quatre ans, Les
deux premières années, je n'ai fait qu'observer, ranger et balayer..."
Je suis bien embarrassé. Je ne suis pas là pour donner des leçons. D'un autre
coté, je dois trouver une solution avec ces ouvriers, pour que Jean-Marie
puisse apprendre son métier. Je lui explique que je comprends bien les
contraintes, mais que, aujourd'hui, Jean-Marie n'a que deux ans pour
préparer son examen et pour apprendre le métier.
À ce moment intervient le charpentier qui a suivi la conversation. Il s'adresse
à l'ouvrier : "Dans ce cas, il ne faut pas prendre d'apprentis !!!"
Celui-ci le repousse en lui disant : "Ça va, toi, c'est pas la peine d'en rajouter
!"
Nous poursuivons notre discussion avec l'ouvrier. Son collègue vient de
passer à travers l'ouverture du toit. Il est un peu plus âgé. Il se joint à notre
conversation. Jean-Marie est debout à côté de nous. Il ne dit rien.
J'essaye de le faire parler, sans résultat. Pourquoi ne donne-t-il pas son avis ?
Le vent souffle de plus en plus fort, par rafales. Les ouvriers jettent des
regards inquiets vers la bâche qui ferme l'ouverture du toit. Ils vont devoir
se dépêcher de poser les fenêtres. Je sais que je ne peux plus les déranger
plus longtemps.
Je leur demande s'il est possible pour Jean-Marie de travailler avec l'autre
équipe, de faire un échange avec le deuxième apprenti. Il pourrait travailler
un peu plus sur son métier et l'autre pourrait découvrir la zinguerie. Ils me
répondent que tout cela est à discuter avec le patron. Eux-mêmes ne savent
même pas sur quel chantier ils seront demain. Je demande ce qu'en pense
Jean-Marie. Il me répond que ce qui l'intéresse le plus, c'est de faire de
l'installation sanitaire.
Je les quitte. Il est midi moins le quart. Nous nous reverrons dans un mois...
En descendant l'escalier, je les entends continuer le débat en alsacien.
Dans la voiture, sur le chemin du retour je "rumine" cet échange. Plusieurs
questions restent en suspens : Est-ce que Jean-Marie parle alsacien ? Est-ce
à moi de proposer au patron le changement d'équipe ? Est-ce vraiment une
bonne solution ? N'y a-t-il pas un moyen pour que Jean-Marie puisse
acquérir de l'autonomie en restant avec cette équipe ? Pourquoi ne
s'exprime-t-il pas plus ?
Je décide de ne pas agir avant d'avoir eu un entretien individuel avec lui en
dehors du lieu de travail, la semaine prochaine, au CFA.
Le temps et l'espace
En 24 heures, je viens de parcourir 345 km, dans le cadre professionnel. Ce
matin j'avais rendez-vous à huit heures dans une entreprise de distribution
de l'eau. J'ai listé les tâches qui ont été effectuées par le jeune en stage avec
son tuteur. Je pensais me rendre directement au deuxième rendez-vous, sur
un chantier de maçonnerie à 40 km de là. Dans la voiture, je me souviens
que je dois rappeler une menuiserie. Cela fait plusieurs fois que nous
essayons de nous joindre. En effet, je souhaite voir son apprenti en situation
de travail. La dernière fois, ils avaient un chantier chez un particulier. Le
patron ne veut pas que je passe quand ils travaillent chez un particulier. "Le
client se pose des questions sur le motif de ma présence. Peut-être qu'il se
demande même si ce n'est pas lui qui me paie. Et cela fait trop de monde".
Je passe donc au bureau pour téléphoner à cette menuiserie. Le patron me
dit que ce matin, ils sont à l'atelier. Si je le souhaite, je peux passer. Je change
donc mon programme. Je verrai les maçons en fin de matinée.
Il me faut trois quarts d'heure pour me rendre à la menuiserie. J'y reste 40
minutes. Je mets à nouveau trois quarts d'heure en voiture pour me rendre
sur le chantier de maçonnerie. Le chantier est terminé, tout le monde est en
train de ranger. L'apprenti me montre un peu ce qu'il a fait, je m'assure qu'il
sera au CFA la semaine prochaine car il a été absent plusieurs fois. Tout le
monde est pressé de repartir. Je n'aurai passé qu'une demi-heure sur ce
chantier. Il est midi moins vingt. Je suis à 35 km du bureau. J'ai un rendezvous à 16 heures. Entre-temps, je dois téléphoner pour organiser ma
journée de demain.
L'acte manqué
Je sonne à la porte du magasin de meubles. C'est un petit village de
montagne en Lorraine. Le patron de la menuiserie a également un magasin
de meubles qu'il ne fabrique pas lui-même. C'est la deuxième fois que nous
nous rencontrons. La première fois, c'était pour lui expliquer mon travail
avec le CFA. Il est surpris. C'est bien la première fois que quelqu'un du CFA
vient le voir si souvent. Aujourd'hui mon objectif est de voir Eric, l'apprenti,
en situation de travail.
Je sens bien que le patron ne comprend pas, malgré mes explications, le sens
de ma visite. Il reste perplexe. Nous nous rendons à pied du magasin jusqu'à
l'atelier. Il me montre plusieurs maisons qui appartiennent à sa famille. Nous
arrivons près d'une ancienne grange, à flanc de montagne. C'est l'atelier, Le
bois est stocké tout autour. L'atelier n'est pas grand. Nous circulons entre
les machines, les pièces de bois, les panneaux agglomérés.
Le patron me dit qu'il va devoir ranger son atelier. Il est gêné que quelqu'un
de l'extérieur entre dans son univers de travail. Je ne me formalise pas et lui
explique que je sais ce que c'est...
Éric est au fond de l'atelier. Il ponce l'armature en bois d'un vieux fauteuil.
Je le salue. Eric a 16 ans, il est en première année. Sa mère est décédée cet
été. Son père est invalide. Il se débrouille seul, à la maison. Il ne parle pas
beaucoup.
Le patron lui demande d'arrêter ce travail, et de couper des chants collés sur
un petit panneau en formica. Eric ne semble pas bien comprendre, mais il
fait ce que le patron lui dit. Cela ne sonne pas juste, pas vrai...
Le patron me présente son frère, qui travaille également dans l'entreprise,
ainsi qu'un autre ouvrier. Je pose quelques questions à Éric sur le travail qu'il
est en train de faire. Le patron est debout à côté de nous. Je demande à Eric
de m'expliquer comment fonctionnent les machines.
Il me donne simplement leurs noms. Finalement, c'est le patron qui
m'explique. L'ambiance est terriblement lourde et crispée. Que dois-je faire
? Je me sens bloqué. Je n'ai pas d'idées pour l'instant. Le patron me dit qu'en
première année, les apprentis effectuent beaucoup de travaux de ponçage.
Je n'ai rien dit, mais il se justifie. Tout à l'heure, il s'indignait de devoir payer
Eric pendant son arrêt de travail de 4 jours. Il n'est pas remboursé par la
sécurité sociale. Mais il ne cotise pas non plus. Il me demande de me
renseigner à ce sujet. Eric lui coûte 1 600 F par mois.
Je ne trouve aucune idée pour me sortir de cette impasse. Je reste encore
un peu pour l'observer puis je le salue, ainsi que les ouvriers et redescends
à la voiture avec le patron. Il me dit que son programme a été changé
aujourd'hui. Ils doivent se rendre chez un client plus tôt que prévu. Ils vont
y aller cet après midi. Je lui dis que je souhaiterais faire parler Eric un peu
plus sur son travail. Pour cela, il me semble intéressant de venir le voir sur
un chantier. Nous pourrions faire le tour du chantier et il m'expliquerait le
travail effectué.
Le patron me dit que c'est possible, à condition qu'ils ne travaillent pas chez
un particulier. Il me promet de me contacter si une telle occasion se
présente.
Je repars, très déçu de la façon dont les choses se sont déroulées. Je dois
absolument trouver une solution pour la prochaine fois. Comment faire
pour que le patron me laisse seul avec Eric ? Il lui faut du temps pour être
en confiance et s'exprimer. Comment faire pour communiquer avec les
ouvriers ? Comment faire pour ne pas avoir le patron debout à côté de moi ?
La solution du chantier me semble la meilleure. Sur les chantiers, Éric
travaille seul avec les ouvriers. Le patron s'occupe plutôt des devis, du suivi
des clients...
Cette visite en entreprise ne me satisfait pas du tout. A tel point que j'en ai
mal à la tête...
Aller y voir de plus près...
Je viens voir Arnaud au CFA. Il prépare un CAP de métallier. Je l'ai vu pour la
première fois la semaine dernière, lorsque nous sommes allés en entreprise
avec son formateur. D'après son patron Arnaud a du mal à suivre. Il ne
comprend pas toujours bien ce qu'on lui demande de faire et n'ose pas
demander.
Cette première visite en entreprise se fait vers 17 h 30. Arnaud est toujours
à l'atelier. Il est pressé, car il doit recommencer des pièces qu'il a loupées.
Je n'ai pas le temps d'approfondir le problème, mais je sais que la prochaine
fois que je verrai Arnaud, j'irai y voir d'un peu plus près...
Nous nous installons dans une salle qui est libre, au CFA. Tout d'abord, j'ai
besoin de connaître un peu mieux Arnaud. Je lui pose ensuite quelques
questions sur l'entreprise. Avant de parler de tâches, nous abordons l'aspect
humain, le collectif. Nous parlons des uns et des autres. Qui fait quoi ? C'est
avec le chef d'atelier, Roland, qu'Arnaud a le plus de contact. J'essaye d'en
savoir davantage sur son âge, sa façon d'être… J'apprends qu'il est assez
nerveux, toujours en train de courir car il s'occupe de beaucoup de choses.
Il se fâche quelques fois quand les apprentis viennent lui poser des questions
et qu'il doit partir sur un chantier. Toutes ces informations sont très
importantes pour comprendre la suite...
Je me suis donné une heure d'entretien car j'ai encore un autre apprenti à
voir. J'arrête là mon travail de repérage et décide de parler de l'incident des
pièces qu'Arnaud a dû refaire. Le premier réflexe est de se dire : c'est un
apprenti, il s'est trompé. Nous allons voir que les choses ne sont pas si
simples...
Ce jour-là, Arnaud passe la matinée avec Roland, le chef d'atelier, sur un
chantier extérieur. Vers midi, ils reviennent à l'atelier où Arnaud a son vélo.
Il n'habite pas très loin et rentre à midi pour manger. Roland mange à
l'atelier. L'après midi, Roland doit retourner sur le chantier mais Arnaud a
un travail à faire à l'atelier. Il est 12 h 15. Roland doit absolument expliquer
à Arnaud, avant qu'il ne parte, ce qu'il doit faire. Chacun est pressé et a
faim... Arnaud prend la feuille de travail, écoute les explications de Roland
et s'en va.
L après midi, il se rend compte que Roland ne lui a pas précisé quelles sortes
d'lPN (barres métalliques en I) il devait utiliser. Tous les ouvriers sont
occupés et ne répondent pas à ses questions.
De plus, sur la feuille, il était écrit IPN Gauche x 3 et IPN Droit x 3, mais
Roland avait rectifié, et avait noté 1 x. Arnaud pensait donc avoir une pièce
gauche et une pièce droite à faire.
Il voit un chariot avec plusieurs IPN. Certains sont déjà percés. Il en reste 3,
qui de plus correspondent à la longueur demandée.
Arnaud effectue donc le traçage, la découpe et le perçage. Il aura commis
trois erreurs : il s'est trompé dans les mesures, les barres sont trop courtes ;
il s'est trompé de barres et en a préparé une de chaque au lieu de trois.
Je lui demande quelle leçon il tire de cette expérience. Il me dit que cela ne
lui arrivera plus. Nous faisons plusieurs constats :
-

Arnaud reconnaît les erreurs qu'il a commises; mais les choses, nous
l'avons vu/ ne sont pas si simples.
Arnaud manquait d'information, tout n'était pas noté sur la feuille de
travail...

Je lui demande de préciser ce qui changera la prochaine fois. Il me dit qu'il
prendra mieux conscience qu'il doit travailler seul pour réaliser la tâche et
de ce fait posera davantage de questions. Espérons que la prochaine fois, il
ne sera plus 12 h 15…
C'est un con ? …
Je suis au CFA face à un groupe d'une quinzaine d'élèves. Notre objectif est
de parler du travail. Je leur demande, à tour de rôle, de nous parler des
ouvriers avec lesquels ils travaillent. Marc nous dit qu'il a deux chefs
d'équipes. Selon lui, l'un est bien, l'autre est un con. Je lui demande de
préciser… "C'est un con, c'est tout...". Rien à faire, il n'en dira pas plus.
Un peu inquiet, je me dis qu'il faut absolument aller voir cela de plus près,
sur le chantier. Malheureusement, je ne peux y aller dans la semaine, car les
ouvriers, pour cause de mauvais temps, sont en intempérie.
La semaine suivante, de retour au CFA, je reprends l'exercice de réflexion
sur le collectif de travail. J'interviens avec le professeur de français. Nous
décidons cette fois de les faire écrire. Je leur demande tout d'abord de
réfléchir à tout ce que l'on peut dire d'un collègue de travail. Je note au
tableau, en fonction de leurs idées : l'âge, la situation de famille, les années
d'expérience, la fonction, le caractère...
Je leur demande ensuite de décrire, par écrit un ouvrier avec lequel ils
s'entendent le mieux, et un autre avec lequel ils ont plus de mal à
s'entendre...
Pour leur donner un exemple, je reprends la situation du chef d'équipe de
Marc, et j'écris au tableau. Cette fois, il nous en dit un peu plus. Nous
apprenons qu'il est responsable d'une équipe de 7 maçons, qu'il a 24 ans et
que les ouvriers sont tous bien plus âgés que lui... Il est toujours pressé, il
conseille l'un, donne un coup de main à l'autre. Il est plutôt nerveux. Quant
aux apprentis, il leur donne à tous un surnom pas très flatteur... Les choses
commencent peu à peu à prendre du relief. Nous essayons de nous mettre
à la place de ce jeune ouvrier qui doit manager des anciens, avec tous les
problèmes que cela comporte. Le but n'est pas d'excuser son attitude envers
Marc, mais de dépasser le niveau du ressenti pour arriver à une analyse plus
objective, à un point de vue plus argumenté.
Plus en confiance, Marc nous parle d'un événement particulier, un jour
lorsqu'il prenait une pause... Nous entrons là dans le vivant du travail !
Tout cela me donne des éléments pour la prochaine visite en entreprise.
Beaucoup de questions restent encore à élucider : N'y a-t-il pas danger de
rupture de contrat pour Marc ? Comment les autres ouvriers perçoivent-ils
ce chef d'équipe ? Marc saura-t-il gérer cette tension sans s'emporter et
mettre en péril son emploi ? Je lui donne rendez-vous la semaine prochaine
sur le chantier.
Le réel qui résiste...
Je dois absolument voir Marc sur le chantier. Il a un problème avec un chef
d'équipe et je suis inquiet. Je lui ai promis de passer pendant les vacances
scolaires puisque les apprentis travaillent à cette période de l'année. Cela
fait 4 semaines que je dois passer le voir.
Mais l'entreprise avait interrompu toute activité pour cause d'intempéries.
Je ne peux téléphoner au conducteur des travaux, qui est le maître
d'apprentissage de Marc, que le soir, entre 17 h 30 et 19 h.
La première semaine, il me dit que Marc travaille seul avec un ouvrier. Ils
effectuent des travaux de décoffrage peu intéressants. Nous décidons de
reporter la visite à la deuxième semaine.
La deuxième semaine, le conducteur des travaux m'apprend qu'ils
travaillent sur le chantier du Parlement européen. Le problème, c'est
qu'aucune personne ne peut y entrer sans une autorisation qui n'est
délivrée qu'après enquête auprès des Renseignements généraux... Je ne
prends pas le risque de me déplacer à Strasbourg pour tenter de passer
malgré tout.
Nous reportons encore d'une semaine... Cela fait presque deux mois que je
dois faire cette visite ! Heureusement je peux voir Marc au CFA.
"Y-a-ka" aller les voir en situation de travail...
Cette semaine, les apprentis n'ont pas de cours. Ce sont les vacances
scolaires. D'habitude lorsque je téléphone à l'entreprise, je dois d'abord
vérifier s'ils ne sont pas au CFA. Je me suis d'ailleurs fait un tableau, en
notant les jours où chaque jeune était en cours ou en entreprise. Je note
également sur un autre tableau chaque fois que je les vois.
Cette semaine donc, tout devrait aller pour le mieux, car ils sont tous en
entreprise. Pour l'instant, sur mon agenda, j'ai trois réunions de
programmées, dont deux le lundi. Le reste est vierge. Je décide de prendre
des notes en vue de la rédaction des événements qui vont suivre :
D'après mon tableau donc, j'ai douze rendez-vous à prendre cette semaine.
Je ne peux pas téléphoner n'importe quand dans la journée. Pour certaines
entreprises, je dois téléphoner le matin, pour d'autres le soir, pour d'autres
encore c'est une secrétaire qui sait éventuellement sur quel chantier se
trouve l'apprenti.
Le premier contact téléphonique est pour une entreprise de maçonnerie. Le
rendez-vous n'est pas possible cette semaine car ils travaillent au Parlement
européen. Il faut l'autorisation spéciale déjà mentionnée pour y entrer.
Concernant les deux entreprises suivantes, je dois rappeler le lendemain
matin. La quatrième est branchée sur répondeur. La cinquième est une
entreprise de peinture. La femme du patron me dit que ce ne sera pas
possible cette semaine, car ils ont plein de petits chantiers à terminer et ils
en font souvent deux dans la même journée. Elle me demande de rappeler
la semaine prochaine. La sixième me demande de rappeler après 19 heures.
Mardi matin j'obtiens un rendez-vous en téléphonant à l'employeur avant
son départ sur chantier, à 7 h 30 le matin. La semaine dernière, ce n'était
pas possible car il travaillait chez un particulier. Aujourd'hui, j'ai de la chance
car ils travaillent dans une école.
J'arrive à joindre la sixième entreprise le soir à 19 h 30. Le patron me dit que
l'apprenti a pris des congés cette semaine. Je dois rappeler la semaine
prochaine, mais cela ne sera pas facile, car il n'a que des petits chantiers
chez des personnes âgées. Celles-ci n'aiment pas être dérangées chez elles.
La septième entreprise me donne rendez-vous mercredi matin. La huitième
et la neuvième mercredi après-midi. Sur le plan géographique, mon
déplacement ne sera pas du tout logique. Mais je ne vais pas encore
demander de déplacer des rendez-vous. Je suis content d'en avoir...
La dixième entreprise est une menuiserie. Ils installent une cuisine chez un
particulier? Je dois également rappeler la semaine prochaine.
La onzième entreprise est en congé. La quatrième, je l'ai appelée à toute
heure de la journée, il y a toujours le répondeur. Concernant la douzième et
la treizième, j'obtiens deux rendez-vous jeudi. L'un à 11 heures et l'autre à
18 heures à Strasbourg.
Je profite pour passer au siège de l'association afin de demander une
journée de congé pour vendredi. C'est un jour où il est encore plus difficile
d'obtenir des rendez-vous. Je reprendrai le flambeau la semaine prochaine.
Sur 13 entreprises, j'ai obtenu 6 rendez-vous !
Où je rencontre " le con"
J'obtiens enfin une adresse de chantier pour aller voir Marc en situation de
travail. C'est à une heure de route de mon domicile. J'ai rendez-vous à dix
heures au CFA, je dois donc être sur le chantier pour huit heures et partir de
chez moi à sept heures. Le conducteur de travaux me dit que c'est un
chantier de maçonnerie dans un hall agricole à l'entrée du village, à gauche.
Je passe devant, mais je ne vois aucune camionnette. Juste une voiture
allemande. Il est huit heures. Peut-être que les ouvriers sont allés chercher
du matériel ? Je fais un petit tour du village. À mon deuxième passage, il n'y
a toujours personne. Je m'arrête et pousse la porte du hangar. La
camionnette de l'entreprise est à l'intérieur... Au fond du bâtiment, Marc
prépare du mortier. Il est content de me voir, il a déjà raconté à son chef
que j'allais venir.
Celui-ci lui a répondu en plaisantant qu'il allait me mettre une pelle dans les
mains... Avec Marc, ils sont trois sur le chantier.
J'échange quelques mots avec Marc. Un ouvrier passe près de nous sans
s'arrêter. Je demande à Marc si c'est son chef. Il me dit oui. Je me dirige vers
lui, mais celui-ci retourne vers son lieu de travail. Je le suis, puis je me
présente.
Il entre très vite dans ce qui lui semble être le vif du sujet : "Vous savez, dans
notre entreprise, il ne faut pas vous faire d'illusions, les apprentis
n'apprennent pas grand-chose. Ils sont pris comme des manœuvres. Cela
doit faire mon troisième chantier de maçonnerie depuis quatre ans.
D'habitude, nous faisons du béton armé. Aujourd'hui, Marc va maçonner…
je le laisse faire parce que vous êtes là... Ce soir, mon chef va arriver. II a des
ratios dans la tête. Il compte l'apprenti comme un ouvrier. Nous devons donc
avancer de tant de m² par jours... Si je lui dis que j'ai fait bosser le petit, il va
me traiter de fou…" Puis il me parle de ses contraintes, de son travail. Pour
ce chantier par exemple, il travaille sans plans. Il y a quelques jours, il était
seul sur le chantier, ce qui est interdit. Il s'est acheté un téléphone portable
pour pouvoir être joint par l'entreprise.
Celle-ci lui a promis de financer une partie mais ne l'a jamais fait... Il me parle
de son propre apprentissage, des travaux qu'il effectue le samedi... Il me
montre ses feuilles de travail qu'il doit remplir tous les jours... Il me parle de
son chef, de ses problèmes de dos...
Après un petit moment, je me rends compte que je parle avec le chef
d'équipe auquel Marc faisait allusion au CFA. Celui dont il disait: "C'est un
con..."
Le troisième ouvrier travaille seul à l'autre bout du bâtiment. Il est plus âgé.
Marc est venu nous rejoindre. Je reste encore un peu pour les voir travailler
ensemble. Alain, le chef d'équipe, se plaint que Marc n'ait pas d'outils. Marc
dit que c'est à l'entreprise de fournir les outils. Cela m'étonne également.
Alain va se renseigner. D'un autre coté, je dis à Marc que s'il avait quelques
outils de base, les ouvriers le laisseraient peut-être faire plus de choses. Ou
lui-même pourrait prendre plus d'initiatives...
Marc est bien sûr très lent. Il reprend les briques plusieurs fois. Alain lui
montre comment faire. Pour lui, cela va très vite. La lenteur de l'apprenti
l'agace. Marc, lui, n'accepte pas les conseils. Il croit tout savoir ou alors
souhaite expérimenter les choses tout seul. Les deux ouvriers se
"chamaillent" comme deux frères qui ont du mal à se supporter...
Je réfléchis avec Alain : quel compromis peut-on trouver pour permettre à
Marc d'apprendre à maçonner ? Cela suppose un certain nombre de
contraintes :
il doit être surveillé car l'erreur a un coût important ;
il doit continuer à préparer le mortier pour l'équipe ;
il ne doit pas retarder le travail.
Pourquoi ne pas maçonner ensemble ? Le mur du côté droit de la porte est
plus petit que sur le côté gauche. Alain prendrait le grand côté et avancerait
au même rythme que Marc avec son mur plus petit...
Je ne sais pas si c'est une bonne solution. Il est neuf heures et demie. Tout
juste le temps de me rendre au rendez-vous avec les deuxièmes années du
CFA.
Je laisse les deux hommes poursuivre leur travail. Comment vont-ils
s'arranger ?
Dans la voiture, je me dis que l'apprentissage n'est pas simple. Le rapport
entre les contraintes économiques, le souci de productivité et la formation
n'est pas facile à trouver. Vient se rajouter à cela un rapport humain.
Alain par exemple (qui a un CAP de menuisier mais qui a appris le métier de
maçon en Allemagne) a été formé par le grand-père de Marc. Peut-être cela
a-t-il également une incidence sur leur comportement ?
Je me repose la question du sens de mon travail. Je constate bien que cela
fait bouger des choses. Aujourd'hui, au début de ma visite, Alain m'a pris
comme un inspecteur. Cela n'est peut-être pas complètement négatif, car
après son mea culpa (nous ne formons pas vraiment les apprentis...), Alain
a parlé de ses difficultés, de ses contraintes, des aberrations qu'il observait
(travailler sans plan, devoir rajouter une fenêtre une fois que le mur était
terminé...). Il a parlé de son travail ! Il est bon que l'apprenti entende
également ces réalités.
J'ai donc fait bouger quelque chose, j'ai fait parler un chef d'équipe de son
travail réel. Mais encore ? J'aurai permis à Marc de maçonner...
J'ai hâte de revenir le mois prochain pour voir si les choses évoluent.
Faisons le point de notre réflexion :
• L'apprentissage pose problème, il est comme en
contradiction avec la production ;
• Il y a une part importante d'intersubjectivité ;
• La place que l'on donne à l'apprenti, le temps que
l'on consacre pour lui, est en quelque sorte un
compromis à trouver tous les jours, sur chaque
chantier, en fonction de chaque équipe, de
l'avancée des travaux… ;
• Ce compromis se fait ou ne se fait pas en fonction
des contraintes auxquelles chacun est soumis ; les
ouvriers, le chef d'équipe, le conducteur des
travaux, le gérant, les commerciaux... ;
• Les choses ne sont pas immuables, il existe des
micro-solutions qui permettent à l'apprenti de se
former, même sous contraintes économiques ;
• Ces solutions sont à trouver tous les jours et
demandent une volonté, une réflexion et un
minimum de sensibilité pour la formation;
• Dans l'exemple d'aujourd'hui, je pense que ce
souci de formation envers l'apprenti serait
d'autant plus important si celui-ci était plus
sensible aux contraintes auxquelles doit faire face
l'équipe.
Le "bon numéro"
Je me réveille en plein milieu de la nuit. La nuit, les pensées sont beaucoup
plus claires. Les paroles du patron de Fabrice résonnent encore : "Je dois
être le seul à qui cela arrive... Pourtant ce jeune était si bien au début...
Maintenant, il ne vaut plus rien... zéro... il me pousse à bout...le vais en
prendre un autre… il n'a qu'à partir... de toute façon, il s'en fout... Dans sa
tête, il n'y a rien, c'est creux… Il ne réfléchit pas... Je n'ai pas tiré le bon
numéro..."
Numéro... Numéro… Je n'ai pas à juger l'homme qui a dit cela. Je veux
comprendre ce qui l'a poussé à bout comme cela.
Par contre, l'idée de comparer un être humain à un numéro me répugne. En
prendre un autre ! Comme un objet qu'on jette, parce qu'il ne correspond
pas ou plus à ce qu'on attendait. Cette pensée est abominable...
La situation est grave. Au moment où je sonne à la porte de la petite
menuiserie, je ne sais pas ce qui m'attend. J'envisage le pire. Comme
d'habitude, j'essaie de faire le vide. Je dois appréhender la situation en me
gardant de porter le moindre jugement pour qui que ce soit. Je dois oublier
toutes les hypothèses, tous les scénarios que j'avais envisagés. Tout doit se
construire dans le présent, avec les personnes telles quelles sont ce jour là.
Je dois laisser parler mon intuition. Au moment voulu, je dois pouvoir dire à
chacun ce que je pense, la façon dont je vois les choses. Mon point de vue.
La porte s'ouvre. C'est le frère du patron. Ils travaillent ensemble depuis
longtemps. Cette année, le patron a obtenu le brevet de maîtrise. C'est la
première fois qu'ils prennent un apprenti.
Olivier, le frère du patron, doit avoir 35 ans. Il le prévient de mon arrivée
puis se dirige avec moi dans l'atelier. J'ai déjà visité plusieurs menuiseries,
celle-ci est particulièrement bien rangée. Tout est bien entretenu.
Fabrice est dans une pièce, à côté. Il ne nous voit pas. Olivier entre tout de
suite dans le vif du sujet : "Il y a un problème avec Fabrice. J'ai travaillé avec
lui hier, j'en avais mal à la tête. Il a calé des portes qu'on était en train de
fixer, il y avait plus d'un millimètre d'erreur. Dans notre métier, ce n'est pas
possible. L'autre jour, il m'a tracé un trait de niveau. J'ai dû le refaire, il y
avait trois millimètres de pente. Il n'est même pas bon pour me passer les
outils, il ne voit pas le travail... Et ce matin, je devenais fou. Il n'a même pas
été capable de visser des poignées de portes. Il m'a cassé la vis. Quand je lui
demande s'il a compris, il dit oui. Mais en fait, il n'a rien compris…"
Pour l'instant, j'écoute. Le patron arrive. La goutte d'eau qui a fait déborder
le vase, c'est que Fabrice devait lui rendre sa feuille de travail, où il doit noter
ce qu'il fait chaque jour, et pour quel client. Il l'a oubliée deux fois à la
maison, et lorsqu'il l'a ramenée, elle n'était pas complète. Il l'a renvoyé une
journée.
Il me dit qu'il entrevoit deux solutions : "Soit il part de lui même, soit, s'il veut
rester, il ne fera plus que des tâches secondaires de rangement, de
manœuvre... Je ne peux plus rien lui confier, il n'a rien dans la tête..."
Fabrice arrive dans l'atelier. Cela fait la troisième fois que je le vois. La
première fois en entreprise et la deuxième au CFA. Les deux ouvriers s'en
vont et me proposent de discuter avec lui. Fabrice a 16 ans. Il est grand et
solidement bâti. Il baisse souvent les yeux. Mais lorsqu'il vous regarde, son
regard est droit. Je sens un être intelligent et sensible. Il est vite
impressionné par une personne adulte. Il rougit facilement. Ses lèvres
tremblent lorsqu'il parle. Il ne parle pas beaucoup. Cela lui demande
beaucoup d'efforts. Très vite, il se renferme et baisse le regard.
Nous parlons ensemble. Il est conscient de la gravité de la situation. J'ai du
mal à le faire parler. Je lui pose des questions. Je lui explique que pour
l'aider, je dois entendre son avis. Savoir comment il voit les choses. Je lui
demande s'il souhaite que je l'aide, s'il veut terminer son apprentissage dans
cette entreprise... Nous réfléchissons aux moyens à mettre en place pour
faire face au problème que pose le remplissage de cette feuille de
Travail. Fabrice propose d'acheter un carnet pour noter ce qu'il fait tous les
jours et le recopier en fin de semaine. Nous pensons que le meilleur moment
de remplir ce carnet, c'est dans la camionnette, sur le chemin du retour.
Je lui dis comment je le vois. "De l'extérieur, tu donnes l'impression de dormir
ou de rêver. C'est peut-être pour cela que le patron pense que tu ne réfléchis
pas. Mais je suis sûr qu'intérieurement tu dois bouillonner. Je crois que tu as
beaucoup de choses en toi, mais tu as du mal à l'extérioriser."
Il me dit que c'est bien cela.
Mon souci est de me présenter devant le patron avec un nouvel objectif.
Avec des propositions pour relancer les choses. Je souhaite que nous
puissions parler tous les quatre. Nous nous mettons d'accord sur deux
objectifs à proposer : le carnet, où Fabrice noterait son travail quotidien
(celui-ci nous servira également pour la formation et Fabrice semble
intéressé) et un effort sur le plan de la communication.
Dans un premier temps, je me dirige vers Olivier, avec Fabrice. C'est lui qui
travaille le plus avec Fabrice et nous apprenons plus tard qu'il raconte tout
à son frère. Je lui parle de l'atelier... il est fier de nous montrer comment il
nettoie la machine. Nous parlons de la communication, de la difficulté qu'a
Fabrice pour s'exprimer et donner son point de vue. Il est bien d'accord. Lui
aussi était très timide étant jeune. Il nous dit qu'il a du mal à travailler à deux
sur les chantiers. Pour lui, c'est nouveau d'être avec Fabrice.
Le patron arrive. Je lui dis que Fabrice ne souhaite pas arrêter son
apprentissage. Je lui parle des objectifs que nous nous sommes fixés. Fabrice
rajoute quelques mots. Il a beaucoup de mal mais fait des efforts. Nous
parlons pendant plus de trois quarts d'heure. L'atmosphère se détend peu à
peu. Les choses se disent. Ouvertement.
Après avoir pointé les difficultés de Fabrice, je devais également dire à
l'équipe, d'une manière diplomatique, ce qui me semblait bloquer à leur
niveau. Je n'inventais rien. Je reprenais simplement ce qui avait été dit dans
la discussion : pour l'employeur, c'est son premier apprenti. Il se projette
complètement sur lui. Il parle de ses propres fils. La réussite de Fabrice, c'est
sa réussite. Il est angoissé par le temps qui passe. Il ne lui reste plus qu'un
an et demi pour faire de Fabrice un professionnel. Il doute. De ce fait, il "met
la pression". Par rapport à Fabrice, c'est l'effet inverse qui se produit, il en
perd ses moyens.
Je demande à l'employeur s'il n'était pas préférable de "lâcher du lest".
Jusqu'à présent, il a dépensé beaucoup d'énergie pour " tirer" Fabrice vers
le haut. Il s'est fatigué et se sent las. Pourquoi ne pas essayer de lui faire
confiance, de lui laisser trouver son rythme ?
Mon deuxième souci est de casser l'engrenage des critiques négatives qui se
déversent sur Fabrice. Je propose de se donner rendez-vous dans quinze
jours, et de noter toutes les choses positives qui auront pu se passer en deux
semaines. La discussion se termine dans la bonne humeur. Il est midi et
demi. Chacun rejoint sa famille pour aller manger.
Dans la voiture, je me demande si j'ai bien fait de m'impliquer autant. Je me
dis qu'il fallait intervenir. Comment les choses vont-elles évoluer ? Ce qui me
fait plaisir, c'est la lueur qui s'est mise à briller dans certains regards. Mais
rien n'est gagné...
Le refroidissement
Bien sûr, personne n'est à l'abri d'une grippe. Celle-ci est particulièrement
virulente pour que je vous en parle. Surtout que je suis persuadé que je me
suis refroidi dans le cadre de mon travail. Je suis confronté à des variations
de températures importantes entre la voiture, le bureau, les chantiers
extérieurs, intérieurs... De plus, cela est peut-être idiot, mais il m'arrive de
changer de veste lorsque je vais sur un chantier. La veste en cuir ne passe
pas du tout. Vous passez carrément pour l'inspecteur du travail !
Pardonnez-moi ce petit écart (néanmoins lié au réel de mon travail),
revenons à des choses plus "sérieuses".
La réunion "Section aménagée"
Je suis invité à participer à une réunion de réflexion avec les professeurs qui
interviennent en classe section aménagée, le directeur pédagogique et le
proviseur du CFA. Cette classe concerne les apprentis qui ont été repérés
pour avoir des difficultés en formation générale, tous métiers confondus.
Ceux-ci préparent le diplôme en 3 ans. La première année sera
exclusivement axée vers la formation générale, une "remise à niveau".
L'année suivante, ils réintègrent les classes de première année.
Je suis heureux d'avoir été invité. Chaque professeur s'exprime sur l'intérêt
de cette section. A mon tour, j'expose le travail que nous faisons avec le
professeur de français. A mon avis donc, l'espace de parole sur le travail, le
retour d'expérience, la formalisation à partir de situations vécues me paraît
être un levier efficace, surtout pour des jeunes ayant des difficultés
d'abstraction. Dans cette classe, lorsque nous parlons, dessinons ou
écrivons des choses qui sont vécues sur les chantiers, nous vivons une sorte
d'unité. En effet; les matières ne sont plus cloisonnées. Nous faisons de
l'expression orale, écrite, des mathématiques, de la technologie, du dessin
technique... à petite dose, bien sûr. Les professeurs approfondiront ensuite
dans leurs spécialités. Mais la difficulté, pour ces jeunes, n'est-elle pas de
trouver un sens à ce monde éclaté et spécialisé ? A retrouver le lien ? Et ce
lien, ne le trouve-t-on pas dans le travail même ?
Je n'ai pu dire qu'une petite partie de tout cela.
Un des professeurs affirme qu'il faut spécialiser cette classe dans le
bâtiment : comme cela, un professeur pourrait enseigner la technologie. Ce
serait une sorte de "tronc commun". Je lui demande si c'est vraiment une
bonne solution. Nous savons qu'ils sont hostiles aux apports trop
"théoriques". Ces échanges sur des situations de travail ne sont-ils pas un
bon tremplin vers le "théorisé" ? Il me répond qu'il faut quand même un
apport de connaissances. Je lui réponds, un peu plus tard, qu'à mon avis,
dans l'expérience de travail, il y a de la connaissance. Vaste débat...
Le chantier chez des particuliers
L'employeur de Frédéric me donne l'adresse du chantier où se trouve
l'apprenti ce matin. Il travaille chez des particuliers. Je lui demande si cela
ne pose pas de problèmes, il me dit que les gens comprendront.
Le monsieur qui m'ouvre la porte doit être à la retraite. Je lui explique que
je viens voir l'entreprise qui travaille chez eux. Peut-être devrais-je lui
expliquer que je viens voir l'apprenti en situation de travail. Mais peut-être
aussi ne faut-il pas trop en dire. Je sais que certains clients refusent que des
apprentis travaillent chez eux !
Nous passons dans la cuisine, où se trouve la femme du client. Les ouvriers
sont dans la pièce à côté. Dans le salon. Ils sont trois avec Frédéric. J'attends
que l'ouvrier ait terminé la découpe de la plinthe pour me présenter. Je
salue Frédéric. Le client retourne à la cuisine.
L'ouvrier est surpris. Il continue son travail. Je lui pose des questions sur le
chantier. La pièce est très petite. Je dois souvent me déplacer pour les laisser
passer. Après quelques minutes, l'ouvrier comprend que je ne viens pas
pour donner des leçons. Il me raconte qu'un professeur est passé un jour sur
un chantier de montage de faux plafonds. Celui-ci était indigné que
l'apprenti ne jouait qu'un rôle d'aide. Il demandait à l'équipe de le laisser
travailler seul. Ils l'ont laissé une journée tout seul dans une pièce. Le soir,
pas un centimètre de faux plafond n'était posé. C'est un travail qu'il est
impossible de faire seul...
J'observe Frédéric. Il est en première année et prépare son CAP en 3 ans.
C'est vrai qu'il aide l'ouvrier. Mais ce qui est particulièrement appréciable
pour celui-ci, et il le reconnaît, c'est que Frédéric anticipe sur son travail.
Sans aucune consigne, il débarrasse les chutes de bois devant l'espace de
travail, ce qui est important dans une petite pièce. Il prend l'initiative de
préparer le montant de la porte à poser...
L'ouvrier, lui, doit faire face à une difficulté imprévue. Avant de poser la
nouvelle porte, il dépose les anciennes charnières. Pour cela, il lui faut les
arracher, car la vis n'est pas accessible. Cette opération de force ne doit
pourtant pas endommager l'ancien cadre de porte qui reste en place. Après
plusieurs essais avec différents outils, il y parvient.
Nous échangeons sur l'évolution du métier de menuisier. La fabrication de
pièces en bois massif est très rare. Très souvent, ils achètent les portes
préfabriquées: "C'est surtout au niveau de la pose qu'il faut être compétent".
Je ne peux pas rester plus longtemps. Je les quitte en repassant par la
cuisine. Je me fais accompagner par la dame. Nous échangeons quelques
mots sur le "remue-ménage" occasionné par les travaux.

Coordonner la coordination…
Je téléphone au patron de Claude. La dernière fois, nous avions convenu que
je prendrai des photos sur la fabrication des stores. C'est un métier très
spécial, qui est loin du métier de métallier que prépare Claude.
J'envisageais de faire une analyse un peu plus poussée sur les compétences
que Claude met en œuvre dans son travail.
Le patron m'envoie "promener" : "Qu'est-ce que vous faites donc au CFA,
toutes les semaines, c'est un autre qui me téléphone... Claude est en train de
faire une pièce pour un professeur qui m'a contacté. Il faudrait vous mettre
d'accord..." Je lui dis que je vais me renseigner.
Je me renseigne auprès du professeur d'atelier des métalliers. Il me dit qu'il
travaille en collaboration avec un professeur du lycée technique. Ce doit
être lui qui a contacté l'entreprise. Il n'était peut-être pas informé de l'action
que je menais. Il sera à l'atelier lundi matin. ]e décide de passer au CFA lundi
matin.
Ce qui est regrettable, ce n'est pas que nous puissions être deux à intervenir
en entreprise, mais qu'il n'y ait pas de concertation entre nous.
"On est tombé sur de la brique creuse…"
Je me rends avec le compagnon qui est le formateur des métalliers dans une
entreprise spécialisée dans l'installation des portails et fermetures
automatisées. Nous venons voir l'employeur pour lui présenter
l'accompagnement renforcé concernant Pierre. Celui-ci éprouve des
difficultés à communiquer. Il reste distant, et de ce fait, ne comprend pas
toujours le travail à faire. D'après le compagnon qui en a parlé avec la mère
de l'apprenti, il a du mal à se remettre du décès de son père, survenu il y a
à peine un an.
Dans la voiture, nous parlons de la spécialité de l'entreprise. Nous imaginons
qu'il doit souvent effectuer les mêmes tâches...
Le patron nous reçoit dans son bureau, qui est attenant à l'atelier. C'est un
grand hall, avec plusieurs machines outils. L'employeur parait très jeune. Pas
plus de quarante ans. Le compagnon introduit la conversation, puis je lui
présente un peu mon travail. Il trouve cela très intéressant. Ce qui lui plaît,
c'est de pouvoir faire parler Pierre sur son travail. Eux n'ont pas vraiment
l'occasion de le faire. Je lui dis que c'est plus facile lorsqu'on a un regard
extérieur. Nous le rassurons par rapport au temps passé sur le chantier. Cela
ne le dérange pas si Pierre passe une heure avec moi.
À ce moment, Pierre entre dans le bureau. Il vient de descendre de la
camionnette du chantier, avec un ouvrier. Je l'avais déjà rencontré au CFA
des Compagnons. Nous sommes assis autour d'une table basse, dans des
fauteuils.
Le patron lui demande de nous raconter comment cela s'est passé sur le
chantier. "On a eu deux gros problèmes. On est tombé sur de la brique
creuse, il a fallu faire des scellements. En plus, la deuxième fixation tombait
juste entre deux plaques de béton…". Je suis satisfait et je l'exprime. Voilà le
vrai travail, les vraies compétences pour faire face aux problèmes que l'on
rencontre sur les chantiers. Ils sont arrivés avec un peu de retard, mais le
travail a été réalisé malgré les obstacles.
Cela fait comme un déclic auprès de l'employeur : "Ne m'en parlez pas, cela
fait des mois que je cherche à embaucher un troisième ouvrier. Les gars, ils
vous téléphonent toutes les heures du chantier, dès qu'ils ont un problème.
Ce n'est pas possible pour moi de les embaucher".
Je lui pose des questions sur son entreprise, sur sa création. Et le voilà parti
dans une histoire passionnante. Je ne crois pas que Pierre connaissait
l'histoire. Au début, c'était une entreprise de rénovation. Avant, le patron
était métallier dans une entreprise. Il travaillait en déplacement. Après
quelques années, il décide d'arrêter car il est marié et a des enfants... La
rénovation ne marche pas fort, il doit changer d'activité... Il rencontre un
fabricant de portails automatisés... Un leader mondial… Il se lance dans
l'aventure. Aujourd'hui, ils sont spécialisés sur un créneau bien particulier.
Ils travaillent avec de grandes entreprises publiques et privées. "Chaque fois
qu'il y a un travail à faire qui est particulier, que personne n'ose faire, nous
sommes là. Car nous fabriquons des pièces nous-mêmes. Du sur mesure.
Pour cela, nous sommes plus chers que les autres, mais la qualité est là".
Chaque fois, c'est un nouveau défi. Ils échangent des idées. Le patron dit
qu'il passe des nuits blanches. "Mais c'est la nuit qu'on trouve les meilleures
idées"…
Et nous qui pensions qu'ils devaient s'ennuyer à ne faire que du portail....
Je souhaiterais apporter un élément de réflexion par rapport à cette
histoire. Nous nous demandons quelquefois à quoi servent toutes les
études, toutes les réflexions autour de l'analyse du travail. Pour un
formateur, les effets ne sont pas immédiatement perceptibles. En écrivant
cette expérience, je prends conscience de la force que me donnent les
concepts liés à l'analyse du travail. Qu'aurais-je-fait dans cette situation sans
cela ?
D'un côté, un technicien formateur hyper-compétent. De l'autre, un jeune
qui éprouve des difficultés dans l'apprentissage du métier. Et devant moi,
un employeur qui attend une aide pour mieux former. Je me serais consumé
aussi vite qu'une allumette sans cette clé qui nous unissait tous les quatre :
le travail. Je ne dis pas cela pour me faire mousser. C'est plutôt parce qu'une
nouvelle fois, je constate, en entendant parler l'apprenti et l'employeur de
leur travail, que l'ergologie a posée les bonnes fondations dans l'analyse du
travail.
Un petit travail facile... pour voir…
J'entre dans l'atelier de métallerie pour rencontrer Arnaud en situation de
travail. Je me souviens de l'échange que j'ai eu ce matin avec mon Directeur.
Nous parlions du mot "problème". Il me disait que beaucoup de personnes
étaient choquées d'entendre dire que tout travail posait "problème". En fait,
le dictionnaire donne plusieurs définitions : la plus courante associe le mot
problème à une difficulté complexe et presque insoluble. Concernant le
travail, nous devrions plutôt nous rapprocher du problème tel qu'il est
donné dans le domaine des mathématiques et qui demande un effort de
réflexion pour arriver à une solution, à un résultat...
Arnaud est dans l'atelier, plusieurs ouvriers sont présents et travaillent.
Nous nous rendons auprès de l'employeur qui parle avec le chef d'atelier.
Arnaud m'apprend que son chef a quitté l'entreprise. Il a trouvé un autre
travail, après trois ans d'ancienneté.
Le constat du patron est clair : "Avec Arnaud, il y a des hauts et des bas. Ce
matin, il a bien travaillé. Il a bien réussi ses pièces. D'autres jours, c'est la
catastrophe. Son problème, c'est qu'il ne parle pas beaucoup. Personne ne
lui a jamais rien fait, mais il n'ose pas demander. Il dit qu'il a compris alors
que ce n'est pas vrai. II a des problèmes de compréhension... ".
Je me souviens du problème qu'il avait rencontré lorsque le travail de
l'après-midi lui avait été donné à midi et demi... Je demande au patron de
voir à partir d'un exemple précis. Il me dit que cela tombe bien, il a
justement un "petit travail facile" à lui faire faire cet après-midi. Il me laisse
avec le chef d'atelier en me disant que c'est une bonne occasion de voir
comment les choses se passent.
Nous nous dirigeons vers une machine-outil. C'est un tour. C'est là qu'est
transmise la consigne. Le tuteur donne à Arnaud un petit papier sur lequel
sont notées les différentes informations. Il lui explique comment faire : "Il
faut fabriquer 60 pièces qui vont servir dans la fabrication d'un portail
métallique. Pour éviter de souder la tôle sur l'armature, il nous faut ces
entretoises". Ce sont des petites pièces cylindriques de 10 mm de longueur.
" Ce n'est pas compliqué, tu prends une barre de fer plein rond. Tu traces le
centre du cylindre. Tu pointes. Tu la fixes dans le tour. Tu perces. Ensuite, tu
coupes ta barre en morceaux de 10 mm. Pour éviter de tracer à chaque fois,
tu prends une grande longueur. Par exemple, deux barres de 40 cm". Ce qui
n'est pas dit par le tuteur, c'est que l'épaisseur de la coupe est de 3 mm. 60
pièces multiplié par 1 cm est égal à 60 cm. Si on rajoute la chute : 3 mm
multiplié par 60, cela fait au total 78 cm. C'est pour cela que le tuteur lui
demande de couper deux barres de 40 cm. Mais toute la réflexion est sousentendue.
Pendant qu'Arnaud s'en va couper les deux morceaux de "40", je parle avec
le tuteur. Il est dans l'entreprise depuis 12 ans. Il me parle d'un client avec
lequel l'entreprise travaille régulièrement : des entreprises de dépannage et
de maintenance d'ascenseurs. Dans le cadre de son travail, cela veut dire
fabriquer des pièces uniques, en un minimum de temps pour éviter que
l'ascenseur soit bloqué trop longtemps. De plus, il y a trois apprentis dans
l'entreprise. Il dit que ce n'est pas toujours évident de travailler dans
l'urgence et d'encadrer les apprentis. Il essaie de leur donner un maximum
d'informations pour éviter qu'ils ne viennent le déranger trop souvent.
Ces renseignements sont très importants pour moi. Ils me donnent une idée
des contraintes qui pèsent sur le collectif. La compréhension de l'action
collective est incontournable.
Arnaud revient. Il vient de couper deux pièces de 40 mm au lieu de 40 cm.
En général, les cotations sont données en millimètres. Il y a eu
incompréhension.
Arnaud repart pour couper des barres à 40 cm. Il ne sait pas pourquoi 40 cm.
A ce moment-là, je ne le sais pas non plus...
Je décide de le suivre. Nous nous dirigeons vers une autre machine-outil.
D'après Arnaud, c'est une " fraiseuse ". Arnaud l'utilise pour couper la barre.
J'aperçois des pièces de 10 mm qui ont déjà été coupées. Arnaud me dit que
l'apprenti qui est en deuxième année a déjà commencé le travail. J'apprends
plus tard par le tuteur que l'apprenti en question s'était trompé. Il n'avait
pas percé la barre avant de couper les morceaux de 10 mm…
Arnaud poursuit son travail. Il trace le centre du cylindre à l'aide d'une
équerre à centrer et pointe à l'aide d'un marteau et d'un pointeau. Il
effectue la même opération pour la deuxième barre. Je suis debout à côté
de lui, devant un établi .Il m'explique le fonctionnement de l'équerre à
centrer.
Nous retournons au tour. Il fixe la barre dans le mandrin puis met la machine
en route. En avançant le foret celui-ci n'est pas exactement centré. Il n'y a
aucun moyen de régler la machine à ce niveau-là. "Normalement" elle
devrait être parfaitement centrée. Arnaud hésite. "Est-ce que je perce quand
même ? Est-ce que j'en parle au chef ?"
Il se souvient qu'on lui reproche de ne pas suffisamment s'exprimer. Il va
donc en parler au chef. Celui-ci, par expérience, sait très bien qu'il y a
toujours un petit décalage. Il sait également que le foret va se centrer tout
seul car il sera guidé par le trou de pointage. Évidemment, pour lui, cette
situation ne pose pas problème comme pour Arnaud qui n'a que 8 mois
d'expérience et n'a jamais travaillé sur le tour.
Arnaud poursuit donc son travail de perçage.
Un nouveau problème se pose à lui. Le tuteur lui a demandé de percer
jusqu'au bout du foret. Mais après une certaine profondeur, le foret se
bloque et cela fait du bruit. Arnaud décide d'arrêter le perçage, sans l'avis
du tuteur. Il se rend à la fraiseuse pour couper les pièces.
Je lui demande combien de pièces il va pouvoir couper. C'est seulement à ce
moment-là qu'il comprend qu'il doit garder une partie du perçage. Cela lui
évite de tracer et pointer. Il pourra poursuivre directement sur le tour. Le
chef lui avait expliqué cette "astuce", mais les explications ne suffisaient pas
à Arnaud. Il devait en faire l'expérience.
Une autre situation imprévue se pose à Arnaud. Les pièces à couper sont
tellement petites (10 mm) qu'il ne peut pas les tenir lorsqu'il les coupe. Cela
serait trop dangereux pour ses doigts. Lorsque la pièce est coupée, elle est
projetée dans divers endroits. Arnaud doit, dans certains cas, ouvrir le bas
de la machine, sortir un tiroir rempli de liquide de refroidissement et de
copeaux et plonger sa main pour trouver la pièce.
J'ai passé presque une heure avec Arnaud. Avant de partir, je restitue mes
observations au chef d'atelier. Tout a été relativisé. Il me dit : "C'est vrai que
Arnaud a des problèmes de compréhension. Mais il n'a pas assez
d'expérience pour voir le travail. Pour nous, c'est évident… De plus, moi je
suis allé chez le client. Je sais ce qu'il veut. J'ai une image précise du portail
en construction. Arnaud ne sait pas tout cela... Par rapport au travail à faire,
je sais quel est le procédé le plus rapide et qui présente le moins de risques
d'erreurs. Ma difficulté, c'est de transmettre cette connaissance à l'apprenti.
Ma difficulté, c'est de me faire comprendre. Sa difficulté, c'est de me
comprendre…".
Je quitte l'atelier. Comme souvent, je me pose la question de l'efficacité de
mon intervention. J'y vois plusieurs points positifs :
-

Heureusement je ne me suis pas laissé piéger par les fausses évidences
(manque de compréhension, travail facile...). Mon premier réflexe a été
de replacer ces constats dans une situation de travail précise. Quels
sont les événements vécus qui permettent de dire cela ? En général,
lorsque les choses sont ancrées (c'est arrivé ce jour, à telle heure, dans
telles conditions...), la personne (l'apprenti) n'est plus au centre du
débat, elle est prise dans un environnement, dans une action
collective... De ce fait, les évidences s'écroulent car on se rend compte
de la complexité de la situation, avec des compromis, des contraintes...
-

Dans la réalité d'une situation de travail, j'ai pu montrer à Arnaud et à
son tuteur qu'une tâche a priori simple devenait complexe dans sa mise
en œuvre.

-

Le tuteur a compris que pour une même tâche, un ouvrier expérimenté
et un apprenti n'ont pas la même activité. Face à la résistance du réel
(la pièce non centrée, le foret qui coince, la pièce trop petite qui tombe
dans la machine outil...) l'ouvrier aura certainement plus de facilité pour
y faire face alors que l'apprenti, par manque d'expérience ou par peur
de mal faire restera bloqué.

-

Le quatrième point qui me paraît important, c'est la prise de conscience
que le problème de l'incompréhension du travail à faire relève de la
responsabilité du collectif. Il ne peut pas être traité isolément. Ceci dit,
le problème reste entier. Comment permettre à Arnaud de s'approprier
la procédure qui lui est demandée ? Par trop d'explications, il perd le fil
et n'est pas en situation de recherche. Il tente d'appliquer au mieux ce
qui lui est demandé. Et s'il n'a pas assez d'explications, il manque de
moyens pour anticiper le travail. Le tuteur doit donc toujours
rechercher un équilibre... sachant qu'il est lui même pris dans un champ
de contraintes (plusieurs apprentis à gérer, un travail dans l'urgence...).

Que vais-je faire de toutes ces observations ?
Les écrire pour les montrer au patron, aux
professeurs du CFA, à Arnaud... ?
Comment le présenter ?
Personne ne va me dire ce que je dois faire.
Je décide d'en parler à mon directeur et à mes
collègues.
Ils m'aideront dans ma réflexion...
"J'ai appris à m'affirmer…"
Nous sommes au mois de juin 1998. Mon travail sur cette action se termine
et je ne sais pas si nous aurons des financements pour continuer l'année
prochaine...
Le téléphone sonne au bureau... c'est Fabrice (voir "Le bon numéro"). Il
m'apprend que lors de la réunion parents/professeurs/employeur, il a osé
dire "non" à son patron qui lui demandait s'il souhaitait rester dans son
entreprise en deuxième année. À ce moment-là, celui-ci a fait comme s'il ne
s'attendait pas à cette réponse ! Quelle hypocrisie ! D'autant plus qu'il
m'apprend plus tard que la décision de Fabrice est pour lui un grand
soulagement...
Fabrice est heureux de me dire qu'il a trouvé un nouveau patron. Je lui
demande si le travail que nous avons fait ensemble lui a servi à quelque
chose et s'il souhaite le poursuivre l'année prochaine. Il me répond : "J'ai
pris l'habitude de parler de mon travail, de mes difficultés... J'ai appris à
m'affirmer… Cela m'a fait du bien, et je compte bien ne pas décevoir mon
nouvel employeur. Ce serait bien si vous pouviez venir en entreprise l'année
prochaine... C'est un moment où on peut faire le point, parler…".
Cela me fait plaisir d'entendre cela dans la mesure où il m'est souvent
difficile d'estimer l'impact de mon intervention sur les apprentis...
VOUS AVEZ DIT ERGOFORMATEUR ?
Ces quelques extraits de vie professionnelle n'ont d'autres prétentions que
de lever une partie du voile sur le travail tel qu'il est vécu "de l'intérieur".
Durant une certaine période, je me suis arrêté, le soir, pour écrire mon
activité en essayant de traduire au mieux la réalité.
Pour conclure, je vous propose de vous livrer quelques réflexions sur le fait
de parler du travail.
Le premier frein a été de dire "je"… C'est de l'exhibitionnisme, de l'égoïsme,
du nombrilisme,,, Et pourtant ! J'l'ai très vite compris que si je voulais parler
du travail réel, je ne pouvais pas en parler "en général".
De plus, tout autre professionnel de la formation et de l'insertion aurait vécu
et réalisé ce travail d'une manière singulièrement différente. Au-delà de
l'aspect individuel de ma "parole d'acteur", il me semble que "les autres"
sont constamment présents dans mon travail. Ce sont même eux qui lui
donnent sens.
Un autre frein à l'écriture est de se demander : Pourquoi j'écris ? Et pour qui
? Qui va pouvoir s'intéresser à mon travail ? A quoi cela peut bien servir de
parler du travail réel ? C'est vrai que cet écrit a été réalisé en partie dans le
cadre du diplôme universitaire d'analyse pluridisciplinaire des situations de
travail. Mais au-delà, c'est la première fois de ma vie que je pouvais montrer
à mes proches, ma famille, mes amis, de quoi était fait mon travail. En
parlant "en général", je n'ai jamais réussi à partager et faire comprendre le
contenu de ce que je faisais. Face à des professionnels de la formation, la
question reste ouverte : en quoi le fait d'écrire son travail peut-il susciter
une "mise en débat", notamment d'une certaine approche de ce travail ?
En écrivant, j'ai découvert cette formidable dialectique entre la nouveauté,
l'inattendu qui me surprend chaque jour et les réflexions, les
questionnements, les schémas, les modèles et plans d'action que je
construis également et qui permettent de re-cadrer constamment mon
travail.
Les quelques questions qui apparaissent dans cet écrit me semblent
dépasser le caractère exceptionnel, expérimental et personnel de cette
action. Je crois que les formateurs intervenant dans le domaine de
l'insertion professionnelle doivent également se sentir pris " entre le
marteau et l'enclume". Entre la relation avec des sujets qui sont autant
d'histoires, de personnalités... La relation avec le contexte économique qu'il
faut redécouvrir en permanence, avec des savoirs, des connaissances à
transmettre.
Une multitude de compétences sont nécessaires pour agir dans cet univers
complexe. De ce fait, le terme trop imprécis de "formateur " ne me semble
plus adapté par rapport à notre capacité à insérer et à former des personnes
en situation de travail.
Le formateur transmet un savoir. L'ergo-formateur, c'est le terme que je
propose, construit la formation autour de situations réelles de travail, en
tenant compte et en agissant également sur l'environnement qui entoure la
personne. Le débat est ouvert...
Je ne finirai pas cet écrit sans remercier un certain nombre de personnes…
Tout d'abord, merci à Yves Schwartz, Jacques Duraffour, Jean-Marie
Francescon et tous les intervenants du département d'ergologie APST de
l'Université de Provence. Non seulement vous m'avez aidé à ouvrir les yeux
sur la réalité du travail, mais c'est grâce à vous que, pour la première fois de
ma vie, j'écris tant de pages !...
Merci à Louis Durrive. Ton éclairage, tes encouragements, ta confiance, ta
reconnaissance, ta patience m'ont beaucoup aidé et m'aideront encore...
Merci à Laure Galimont, Myriam Stenger, Bernard Valéry et toute l'équipe
de l'Atelier. Nos échanges et nos réflexions m'aident à structurer mon
travail.
Merci à Françoise Braun de m'avoir fait confiance et de m'avoir proposé
d'éditer ce travail.
Merci à Dorothée De Bailliencourt. Ta patience pour corriger mes
nombreuses fautes de franç... de frappe est exemplaire.
Merci à tous les professeurs el professionnels des CFA d'avoir ouvert leurs
portes, en acceptant de se questionner sur le lien entre le travail et la
formation.
Merci également à tous les apprentis et les professionnels des entreprises
qui m'ont fait découvrir la réalité de leur travail.
Merci à Patricia, mon épouse, et mes enfants, sans vous je n'aurai jamais eu
la force de faire tout ça...
Pendant un an, Éric Antoni a pris son bâton de pèlerin, endossé sa tenue de
médiateur à raison de deux heures tous les quinze jours en CFA et d'une à
deux fois par mois en entreprise [...] "Le but de cette action expérimentale,
menée jusqu'en juin dernier, était évidemment de briser cette spirale de
l'échec en proposant au jeune en difficulté un accompagnement individuel
dispensé par quelqu'un d'extérieur au CFA".
Avec notamment l'ambition de faire découvrir aux quelque 33 jeunes
concernés le lien entre l'apprentissage théorique dispensé en cours et la vie
de chantier. Et puis aussi de leur faire prendre conscience de "la dimension
collective du travail, c'est-à-dire les inciter à se représenter autrement son
propre travail. En retrouvant le sens de son travail, le jeune trouve également
des arguments pour se professionnaliser, négocier pied à pied une
progressivité dans les tâches qui lui sont confiées..."
Pascal Coquis
Extraits d'un article sur l'expérience "Alternance renforcée " de l'Atelier,
Dernières Nouvelles d'Alsace, 22 septembre 1998

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Entre le marteau et l'enclume

  • 1. PAROLES D'ACTEURS Eric ANTONI [Entre] le marteau et l'enclume Analyse d'une expérience d'accompagnement de jeunes apprentis
  • 2. [Entre] le marteau et l'enclume
  • 3. Le travail, comme un roman... Le CRAPT a pour mission d'accompagner dans leurs projets les acteurs des dispositifs publics d'insertion et de formation. Il veut aussi se faire l'écho des pratiques professionnelles dans ces domaines. Il n'est pas toujours facile d'amener les spécialistes de l'insertion à décrire leur travail et leurs expériences. Pour relever ce défi, le CRAPT a décidé d'encourager toutes les formes d'écrits professionnels. Le travail d'Éric Antoni arrive comme la cerise sur le gâteau. Il est réjouissant, parce qu'il offre un témoignage sensible, investi, construit. Il est exemplaire, parce qu'il montre qu'un écrit professionnel peut être aussi passionnant qu'un roman. Langage de terrain, allers-retours entre auteur et lecteur : les questionnements d'Éric Antoni font écho à nos propres expériences. En nous faisant partager les expériences qu'il a vécues, il prend soin, toujours, de respecter les points de vue des uns et des autres. C'est bien cette dynamique d'échange qui donne un sens à notre pratique professionnelle. Puisse donc ce petit livre donner envie à ses lecteurs d'écrire à leur tour... Françoise Braun
  • 4. Parler de mon travail ? Mais c'est pire que le Petit Prince qui demande de dessiner un mouton !... - "C'est quoi ton travail ?" - "Mon travail?.., Sur ma fiche de paie, il est écrit que je suis " éducateur technique". Sur ma carte de visite, je suis formateur. Nous nous nommons quelquefois " référent" ou "accompagnateur" dans l'insertion professionnelle. On peut rajouter : de public en difficulté sociale." - "Ah... mais qu'est-ce que tu fais quand tu travailles ?" - "…C'est une longue histoire ! C'est mon histoire, c'est l'histoire d'un milieu de travail, d'une entreprise. C'est l'histoire de la rencontre des deux. C'est aussi l'histoire de rencontres avec d'autres, car je ne suis pas seul dans mon travail… C'est compliqué. Mon travail d'aujourd'hui n'est pas le même que celui que je faisais il y a six mois, qui était différent de mon travail il y a deux ans... Et si je parle de mon travail actuel, il aura complètement changé l'année prochaine… Il y tant de choses à dire ! Je n'en ferai jamais le tour !,.. Alors, qu'est ce qu'on fait ?" - "Eh bien... parle-moi un peu de ton travail que tu fais actuellement, je vais essayer de comprendre." - "Je vais essayer de t'en parler…" La question est trop large. Essayons de la cibler un peu. Je travaille actuellement sur une action innovante dans le domaine de l'alternance. Cette action fait suite à un projet qui a été mis en mots et proposé à des financeurs. Il a été accepté. Jusque-là, il n'existe que dans des concepts. Il s'agit aujourd'hui de le mettre en œuvre. De passer des mots, des idées, des modèles, à la réalité. Je fais l'hypothèse que j'ai construit de nouvelles compétences à travers cette action expérimentale. Ces compétences sont de l'ordre du diagnostic des blocages chez les jeunes, de l'accompagnement de leurs apprentissages et de l'évaluation de leurs acquis à partir du vécu.
  • 5. Pour confirmer ou infirmer cette hypothèse, je vous propose dans un premier temps de vous donner un minimum de repères sur mon parcours professionnel, le milieu professionnel dans lequel je travaille et la rencontre des deux, Nous verrons ensuite en quoi consiste cette action innovante. Ces repères aideront le lecteur à mieux comprendre les récits "bruts" qui sont le reflet des événements qui constituent mon travail.
  • 6. Histoire d'une rencontre Avant de parler de mon travail, il me semble donc nécessaire de donner quelques repères me concernant et concernant le milieu de travail dans lequel j'évolue. Mon parcours professionnel J'ai 33 ans, je suis marié et père de trois enfants, l'un de 7 ans, l'autre de 4 ans et le troisième, d'un an... Je suis salarié depuis l'âge de 18 ans. J'ai quitté le système scolaire avec deux formations et examens professionnels : le BEP Electromécanique et le BAC Electrotechnique F3. J'ai passé deux ans dans une entreprise spécialisée en électricité industrielle, sous statut "intérimaire"... Je peux vous assurer qu'il n'y a aucune comparaison entre un moteur électrique que l'on étudie dans un atelier, à l'école, et le même moteur qui se trouve perdu quelque part au fin fond d'une immense usine. Après ces deux années, il était temps pour moi d'effectuer mon devoir de citoyen... Je voulais profiter de cette période pour vivre quelque chose de différent. Pour apprendre quelque chose de nouveau, de moins technique, plus axé sur les relations humaines. Je rêvais de changer le monde, de transformer la société. Pour toutes ces raisons, j'écrivais ma lettre au ministre de la défense pour lui signifier que pour des raisons de conscience, il m'était impossible de faire usage des armes et donc de servir dans l'armée. Vous vous direz peut-être : " Ça y est, il a dérapé... il devait parler de son parcours professionnel, le voilà complètement hors sujet... ". Eh bien non ! Cette décision m'a conduite jusqu'à devant la porte de l'association dont nous allons parler. Du petit village de 400 habitants où j'ai grandi, je suis passé à la ville de 250.000 âmes, dont je ne connaissais rien. De plus, dans un "quartier", où l'on trouve des habitants et des cultures du monde entier. J'ai nommé Strasbourg, le quartier de la Meinau et l'association L'Atelier qui acceptait ma candidature pour le service civil et qui m'embauchait deux ans plus tard. Le milieu professionnel
  • 7. L'Atelier existe depuis 18 ans (1981). C'est une association spécialisée dans le domaine de l'insertion. Son nom est particulièrement révélateur. L'atelier est en effet un lieu de travail, un lieu d'action. Il fonctionne grâce à une équipe, à un collectif et est confronté aux difficultés liées à toute mise en œuvre. L'insertion et la formation par l'activité, par le travail, sont donc le fil conducteur. "Malgré" son statut associatif elle est organisée et fonctionne comme une entreprise : 62 salariés, ce qui représente 35 équivalent temps plein. Un chiffre d'affaires de 14 millions de francs au total. Avec une différence importante bien sûr : sa raison d'être n'est pas à but lucratif. C'est un point important que nous retrouverons dans l'analyse des valeurs. La structure est découpée en quatre grands services : Le secteur "action sociale" qui comprend un lieu d'accueil parents enfants et un centre de loisir sur un quartier de Strasbourg (Meinau) - Le secteur "lutte contre les exclusions" qui comprend un parcours d'insertion pour les bénéficiaires du RMI et un parcours vers l'emploi à travers une Permanence Emploi Adultes (PEA) et des Stages d'insertion et de Formation vers l'Emploi (SIFE). - Le secteur "développement" qui comprend le développement local, la recherche et la formation d'acteurs (formateurs, tuteurs...) - Le secteur "formation" qui comprend un chantier école (rénovation de bâtiments) et des formations dites pré-qualifiantes et qualifiantes dans quatre domaines : bâtiment, espaces verts, restauration et distribution. Ma rencontre avec L'Atelier Je travaille dans le secteur " formation" depuis 13 ans, sous statut salarié en contrat à durée indéterminé depuis 11 ans. Ce service est présent sur le plan régional à Strasbourg, Mulhouse et Haguenau. Je pense qu'il est important de dire que ce qui caractérise mon travail durant cette période est une importante "flexibilité interne" me permettant de répondre aux différents besoins liés à l'évolution de la structure. En effet, les tâches qui m'ont été confiées peuvent être listées de la manière suivante
  • 8. : électricien du bâtiment, cuisinier sur le chantier école, éducateur technique, enseignant en technologie du bâtiment, animateur d'un atelier de mise en pratique de travaux de plâtrerie et peinture, responsable d'un petit chantier avec des " chômeurs de longue durée", enseignant en mathématiques, français, raisonnement logique et techniques de recherches d'emploi, chargé des relations avec les entreprises, chargé d'une étude pour la Mission Nouvelles Qualifications, commercial pour la mise en place de contrat de qualification, référent en insertion professionnelle à la Permanence Emploi Adultes, référent/formateur chargé de la mise en place de l'antenne de Haguenau, référent/ formateur chargé de la mise en œuvre de l'action expérimentale avec des apprentis du bâtiment ayant des difficultés et enfin formateur de tuteurs en entreprise. Pardonnez-moi cette longue énumération. C'est peut-être un élément permettant de comprendre pourquoi j'ai été désigné pour la mise en œuvre de cette action expérimentale dont nous allons parler maintenant... Le projet " Alternance renforcée ". Du besoin repéré au projet modélisé L'idée de départ est simple. Dans le cadre du chantier-école, nous travaillons depuis longtemps pour l'insertion professionnelle de jeunes. Le domaine du bâtiment est bien connu pour être porteur d'emploi. Beaucoup de stagiaires sont donc orientés vers un contrat de qualification ou d'apprentissage. Mais par expérience, nous savons que le retour dans un contexte scolaire est très souvent source d'échecs. De plus, nous constatons que les entreprises avec lesquelles nous travaillons pour accompagner et former les stagiaires en situation de travail apprécient notre présence régulière qu'elles ne retrouvent plus durant l'apprentissage. Nourris par toutes ces réflexions, nous saisissons l'occasion en mai 1997, lorsque l'Atelier est invité à déposer des projets innovants pour la DDTEFP afin de renforcer des actions existantes. Les objectifs de cette action, les moyens et les résultats attendus Les objectifs peuvent être exprimés de la manière suivante : - renforcer l'accompagnement de certains jeunes encore scolarisés présentant des risques de ruptures de contrat d'apprentissage ;
  • 9. - les aider à faire le lien entre le travail en entreprise et la formation en centre. Les moyens : effectuer une "visite" en entreprise une fois par mois au minimum ; rencontrer l'apprenti une à deux fois par mois au centre de formation CFA. Les résultats attendus : pas de rupture de contrat pour les personnes suivies ; une réussite à l'examen optimisée. Les partenaires mobilisés À la rentrée 1997-1998, après accord de la DDTEFP l'association I-Atelier se trouve dans une position inconfortable : il s'agit de convaincre et de mobiliser des partenaires des Centres de Formations pour Apprentis (CFA) pour un projet qu'ils ne connaissent pas, au sujet duquel nous n'avons pas réfléchi ensemble puisque nous avons été pris de court à cause de l'urgence de l'appel à projets. Cette information est très importante, elle aura un impact direct sur mon travail. Finalement, avec l'aide de la Chambre des Métiers et l'Union patronale du Bâtiment la responsable pédagogique du centre de formation obtient l'adhésion de deux CFA, sur quatre contactés. Après ce premier contact avec les proviseurs, elle me passe le relais pour la rencontre avec les professeurs...
  • 10. RÉCIT DE MON EXPÉRIENCE Je pense que le lecteur dispose de suffisamment d'éléments de repérage pour me suivre jusqu'au cœur de mon travail. À présent je vais tenter de vous faire "palper" la vie, la réalité de mon travail. J'ai choisi diverses séquences qui montrent certains problèmes posés dans la mise en œuvre d'un projet innovant. Entre le marteau et l'enclume, un terrain " miné"… Je viens d'apprendre que j'ai été désigné pour travailler avec les apprentis. Mes sentiments sont partagés entre plaisir et crainte. D'une part, c'est très stimulant de changer de travail, d'œuvrer pour une action expérimentale. Je n'aurais plus à placer les jeunes en entreprise, je vais pouvoir approfondir l'aspect "formation par le travail"... Mais très rapidement, je prends conscience que ce projet n'a rien d'évident, En effet, je vais m'aventurer sur un terrain " miné" dans la mesure où l'alternance sous statut salarié associe la production et la formation avec d'autant plus de difficultés que les jeunes ont connu l'échec scolaire, sur lequel viennent se greffer bien des problèmes d'ordre sociaux ou personnels. Les enseignants sont un peu sur la défensive. De plus, les entreprises, surtout les artisans et PME, sont de plus en plus soumises à des contraintes qui laissent peu de marges de manœuvre pour permettre à un de ses membres de "se faire les dents". Face à ces tensions, enseignants et entreprises ont tendance à s'accuser mutuellement... M'aventurer sur ce terrain, c'est un peu me glisser entre le marteau et l'enclume ! Le premier contact Ce soir, j'ai rendez-vous, seul, avec les professeurs du CFA (Centre de Formation des Apprentis) pour leur présenter cette action "Alternance renforcée". Nous savons que le CFA réfléchit beaucoup au lien avec les entreprises. Nous savons aussi que sa mise en œuvre pose problèmes. Il va falloir aborder la réunion en soulevant deux points importants :
  • 11. - Rappeler le contexte d'urgence dans lequel s'est mis en place ce projet et qui nous plaçait dans l'incapacité d'anticiper la réflexion avec les CFA potentiellement concernés. - Insister sur le fait que cette action vient renforcer quelque chose qui existe déjà. En effet, le CFA ne nous a pas attendu pour aller voir les apprentis en entreprise. Mais l'action projetée devrait permettre de renforcer ce lien. À la fin de cette réunion je devais pouvoir répondre à trois questions : Quels jeunes sont concernés ? Comment les sélectionner ? Quelles facilités peut-on me donner pour les voir au CFA ? Comment informer les entreprises concernées ? Par quels moyens ? Et qui ? Cette perspective de réunion n'est pas vraiment faite pour me rassurer. Je ne connais ni le milieu scolaire, ni les personnes qui y travaillent. Je décide de préparer un plan de réunion par écrit. J'organise méthodiquement ce que je souhaite dire : La rencontre tardive avec le CFA, le fond spécial pour l'emploi des jeunes, qui est l'Atelier ? Pourquoi avoir proposé ce projet ? Quel intérêt pour le jeune, pour l'entreprise et pour le CFA ? Les objectifs, les moyens et ce qui reste à définir ensemble. Grâce à ce papier, je peux structurer la réunion d'une façon efficace. Elle commence à 17 heures et dure une heure, les professeurs sont satisfaits et intéressés par l'action. Certains restent perplexes, mais attendent de voir... En sortant de la réunion, nous avons défini les jeunes concernés, le moyen pour contacter les entreprises et une date de rencontre avec les apprentis. Je sais que j'ai l'accord pour les rencontrer régulièrement au CFA (deux heures par mois) mais il reste quelques questions importantes à creuser : Dans quelle salle ? A quel moment ? Combien ? Le formateur " relais " Je rencontre le formateur "relais" dans la salle des professeurs, pendant la pause. Celui-ci participe aux différentes réflexions et réunions qui concernent la "coordination" .La coordination, c'est le travail que font les professeurs dans le cadre de leurs heures supplémentaires, pour se rendre en entreprise.
  • 12. Cela fait vingt années que le formateur "relais" est enseignant. Je m'attends à une vive réaction de sa part par rapport à mon travail. Je viens empiéter sur sa spécialité. Il me pose en effet beaucoup de questions, mais il m'avoue très vite que lui n'y croit plus. "Cela fait vingt ans que je vais en entreprise, je les connais toutes. Nous n'avons plus rien à nous dire [...] Les entreprises exploitent le système de l'apprentissage, elles cherchent les avantages mais ne sont pas prêtes à vraiment jouer le jeu de la formation. De toute façon, nous n'avons pas les mêmes valeurs". Il me montre un superbe document de liaison CFA/entreprise, où le métier est découpé en quatre semestres, avec une liste de tâches que l'apprenti doit être capable d'effectuer d'un semestre à l'autre. Je respecte son point de vue et son expérience. Pour l'instant, je ne lui réponds pas. Mon action vient tout juste de commencer. Mais je ne reste pas insensible à ce discours. Car il heurte mes convictions. J'ai déjà un regard sur cette question car j'ai l'expérience de l'observateur du travail. En partant, je "rumine" tout cela. Plusieurs idées se présentent à moi : - On ne peut pas nier que certaines entreprises profitent des avantages de l'apprentissage. Mais est-ce si simple de former en situation de travail ? Le formateur s'interroge-t-il par rapport aux contraintes de l'entreprise, du chef d'équipe, de l'ouvrier ? Participe-t-il à la réflexion pour trouver un compromis ? En a-t-il le temps, les moyens ? - N'est-il pas déçu de constater que l'outil qui a été créé n'est pas rempli par les entreprises ? Celui-ci a certainement demandé d'importantes heures de réflexion, des échanges avec plusieurs professionnels... C'est la connaissance qui se confronte au réel... - Est-il possible de ne plus rien avoir à dire en entreprise ? L'expérience de travail n'est-elle pas toujours singulière ? N'y a-t-il pas, au contraire, des choses à dire tous les jours ? - Chaque apprenti n'a-t-il pas chaque fois une autre façon d'aborder son rapport au travail, à l'apprentissage ?
  • 13. Au fond de moi, je sens comme un challenge : me lancer dans l'aventure et tenter de répondre à ces questions. Pour convaincre ce professeur, bien sûr, et les autres également. Mais aussi pour me convaincre moi-même... Le droit de regard… Ce matin, je rencontre les apprentis qui sont en deuxième année. Je suis accompagné par la "prof " de français. Elle dispose de quelques heures, qui lui seront payées, pour m'aider à organiser cette action. Je leur présente le travail que je propose de faire avec eux puis leur demande de se présenter, de présenter l'entreprise dans laquelle ils travaillent. Après le tour de table, je me heurte à de très vives réactions. Les jeunes que j'ai en face de moi ont été sélectionnés par les professeurs. Ils sont issus de classes différentes. Donc, pendant qu'ils sont avec moi, leurs camarades sont en cours. "Pourquoi c'est moi qui ai été choisi, il y a des plus faibles que moi dans la classe ?..." "À quoi ça sert de venir me voir en entreprise ? Je n'ai besoin de personne..." "À quoi cela va servir pour mon examen ?..." "J'ai des difficultés en dessin technique, est-ce que cela va m'aider ?... " "Est-ce qu'on est obligé d'accepter cela ? Est-ce que c'est obligatoire ?..." Je réponds à leurs questions. Je minimise l'aspect "accompagnement". Je parle surtout de l'intérêt de pouvoir mettre en valeur ce qu'ils sont capables de faire en entreprise. Après les deux heures d'échanges, ils ne sont pas convaincus. Je décide de les revoir individuellement. Les rencontrer individuellement ?... Dans ce centre de formation les apprentis sont en cours pendant trois jours tous les quinze jours. Certains sont là du lundi au mercredi, les autres du mercredi au vendredi. Je décide donc de les voir le mercredi. Je suis sûr qu'ils sont tous là. Cette semaine, ce sont les apprentis qui sont en deuxième
  • 14. année. La semaine prochaine, je pourrai rencontrer les premières années. La classe qui prépare le diplôme en trois ans est présente chaque semaine, le lundi et mardi. Les élèves ont huit heures de cours par jour, deux heures par matière. Pour que je puisse les rencontrer, ils doivent quitter le cours, le temps de l'entretien. La semaine dernière, l'enseignante de français avait prévenu les professeurs, qui avaient eux-mêmes prévenu les jeunes concernés. Ceux-ci devaient quitter le cours à une heure fixée. Mais cela ne marchait pas. L'apprenti oubliait et le professeur avait autre chose à faire que de surveiller sa montre pour un élève. Ce matin, il faut donc que je cherche l'apprenti avec qui je veux parler, dans sa salle de cours. La première difficulté est de connaître l'emploi du temps de chaque apprenti. Ils n'ont pas d'emploi du temps individuellement. Pour cela, je me sers d'un tableau relativement complexe où figurent les emplois du temps des quarante classes du CFA. De plus, en début d'année, beaucoup de modifications ont été apportées. Il reste ensuite à savoir dans quelle salle ils se trouvent. Ce n'est pas toujours noté. Certains professeurs sont continuellement à la recherche d'une salle libre. Ils n'ont pas de salle attitrée. D'autres font cours dans des salles du lycée, qui se trouve de l'autre coté de la rue par rapport au CFA. Avec plusieurs bâtiments. Je me suis perdu plusieurs fois. Je suis bien content d'avoir tous les renseignements pour Claude lorsque j'apprends que le professeur est absent. Pour Fabrice, je dois me rendre au lycée en face. Lorsque je me trouve face à la porte de la salle de cours, je doute. Cela me paraît ridicule. Je dérange le cours. Les camarades de Fabrice se demandent qui je suis. Celui-ci se lève à contrecœur. Face aux autres, il n'est pas à l'aise. Après, pendant l'entretien tout se passe bien. Ils sont moins nombreux dans la classe de Laurent.
  • 15. Lorsque je viens le chercher ses camarades rient. Il ne veut pas venir. Le professeur est agacé. J'explique à tout le monde le sens de mon travail. Je leur dis que je travaille avec la Chambre des Métiers. Nous faisons une étude sur le travail des apprentis en entreprise. Mais je ne pouvais pas suivre tous les élèves. C'est pourquoi seuls quelques-uns sont concernés. Finalement, Laurent vient avec moi. Ce travail de porte à porte pour rencontrer les jeunes ne me convient pas du tout. C'est la seule façon de les voir individuellement. Par la suite, je m'arrange pour les voir pendant des séances d'atelier. C'est plus facile pour parler avec eux et c'est plus discret par rapport aux autres. La peur de l'inconnu Je m'approche du chantier d'un hall multisports. Il est immense. Je dois voir Jean-Louis qui travaille avec l'équipe des installateurs sanitaires. Je prends conscience que dans mon travail je suis constamment amené à affronter "l'angoisse de l'inconnu". Toute entreprise, tout chantier, toute nouvelle rencontre est une situation inattendue qu'il faut gérer "en direct". Je pénètre dans l'enceinte du chantier. Plusieurs ouvriers sont debout près des "baraques". Ce ne sont pas des installateurs sanitaires. J'avance. Certains me regardent. Je ne me sens pas vraiment à l'aise, mais je continue à avancer pour entrer dans le bâtiment, d'un pas déterminé, comme si j'étais déjà venu maintes fois. A l'intérieur, j'entends un bruit de meuleuse. Je me dirige vers la pièce d'où émane ce bruit. Un ouvrier découpe un grand tuyau qui pourrait servir pour la ventilation. Je sais que l'entreprise que je cherche intervient en climatisation. J'attends que l'ouvrier ait terminé son travail et lui pose la question en citant le nom de l'entreprise. Il me désigne un autre ouvrier sur un échafaudage. Celui-ci m'indique une direction où je pourrai trouver l'équipe que je recherche. Je m'égare dans les couloirs et j'aperçois enfin l'apprenti que je suis venu voir. L'ouvrier avec qui il travaille ne me connaît pas. Personne ne lui a dit que je devais passer. C'est à moi de lui expliquer le sens de ma présence sur ce lieu de travail. Je m'efforce d'être rassurant. C'est souvent plus facile la deuxième fois. La confiance est essentielle dans ce travail. Activité de travail, action collective et compétences
  • 16. J'arrive sur un chantier de maçonnerie, pour voir Frédéric, qui est en première année. Je me heurte à quelque chose de paradoxal : mon souci est de comprendre le travail collectif, bien sûr, mais également de savoir ce que l'apprenti "est capable de faire". Je pose donc cette question au chef de chantier qui est l'ouvrier avec qui l'apprenti travaille le plus : "Quelles sont les tâches que Frédéric sait faire seul ?" Le chef de chantier me répond : "Ici, personne ne travaille jamais seul..." À cet instant, je prends clairement consciente qu'en tant que formateur j'ai tendance à isoler la personne du collectif. C'est une vision solipsiste des choses. Et pourtant, mon rôle n'est il pas de cerner les compétences de l'apprenti et non de l'équipe de travail ? Mais pour cela, je dois pouvoir cerner précisément quelle place occupe la personne au sein de son équipe. Qu'est-ce qu'il fait là, lui ? Je pénètre dans l'atelier de montage de remorques de camions. Je viens voir Azzedine. L'atelier est grand. Les huit ouvriers me regardent. Ils ne m'ont jamais vu et ne savent pas ce que je viens faire là. Je me dirige vers l'apprenti. Il me semble que ma présence l'embarrasse. L'ouvrier avec lequel il travaille termine le perçage d'une série de trous. Je lui explique que je travaille avec le centre de formation pour apprentis et que cette année, je viendrai régulièrement pour mieux comprendre le travail en entreprise et pour pouvoir en reparler en salle de cours. Je leur pose des questions sur leur travail. Peu à peu les choses se décrispent. L'équipe poursuit son travail. J'observe et pose des questions lorsque cela est possible.
  • 17. Le responsable de l'autre atelier qui est le maître d'apprentissage, arrive sur les lieux et me propose de me rendre en salle de pause avec Azzedine si je le souhaite. Je reste encore un peu, en disant qu'il était important de voir comment se déroule la fabrication. La première question que me pose Azzedine en salle de pause (qui est vide) est : "Pourquoi venez-vous me voir en entreprise ?" C'est certainement la question que doivent se poser tous les ouvriers qui m'ont vu entrer. J'explique à Azzedine que l'essentiel de la formation se fait en entreprise et qu'il est important qu'il y ait un pont entre le CFA et l'entreprise. Je prends une feuille et note le mot "travail". De ce mot je fais partir toute une série de flèches, en lui disant que dans le travail, il y a de la communication (donc du français) du calcul, de la comptabilité, de la technique, du dessin technique, du social, des relations humaines, de la médecine (il se plaignait de mal de dos)..... Les cours par matière sont donc des approches spécialisées de ce que l'on trouve "pêle-mêle" dans l'acte de travailler. Nous passons ensuite à la description de son travail. Après une première approche schématique des différentes tâches, nous nous approchons de plus en plus de la vie réelle au travail. Les machines qui bloquent, les rivets en rupture de stock, les collègues qui traînent les pieds pour aider à soulever les grands panneaux lorsqu'ils sont terminés, les discussions pour trouver des solutions afin d'éviter cette pénible manipulation, le travail fréquent avec le magasinier, les différentes variantes de produits finis.... Je ressors satisfait de ces deux heures d'observation et d'échange. Quelques questions pourtant troublent ce sentiment : comment faire pour informer les autres ouvriers du but de ma visite, d'une façon simple et précise ? Aurais-je dû aller vers eux pour leur parler ? Aurais-je dû le demander au responsable ? Que vais-je faire de toutes ces informations que je viens de recevoir ? Les écrire ? Quand ? Comment ? Je ne travaille pas tout seul... Ces visites sur le lieu de travail posent questions. L'entreprise, les ouvriers, les apprentis se demandent tous "à quoi ça sert". Je parle de ce problème à
  • 18. mon Directeur. Il est chargé de l'aspect ingénierie, formation interne, développement et recherche au sein de notre organisme de formation. Nous fixons une date pour une demi-journée de travail. Ensemble, nous clarifions déjà nos propres idées sur la question. Puis nous élaborons un document très synthétique où nous notons en quelques lignes f intérêt de cette visite pour l'apprenti, pour l'entreprise et pour les professeurs du CFA. Je pense que son utilisation ne doit pas être systématique, mais c'est comme un levier que je peux utiliser dès que je sens que cela est nécessaire. L'emploi face au métier Je dois voir Jean-Marie sur un chantier. Il est apprenti installateur sanitaire. J'ai téléphoné à son patron hier soir vers 18 h 15, de chez moi. Il m'a dit que l'équipe de Jean-Marie travaillait toute la journée dans une mairie. Je pars à dix heures. J'estime le temps de trajet à trois quarts d'heure. Je mets une heure. Je passe une première fois devant la mairie école sans la voir. Cela m'oblige à faire un demi-tour. Je me gare devant le panneau " école". Le bâtiment est un peu en retrait. J'aperçois enfin la camionnette de l'entreprise. Le chantier est au dernier étage, dans les combles. Jean-Marie ramasse des pièces de zinc. Il me salue et se dirige vers un ouvrier debout sur un madrier, sous le toit, à 2 mètres de hauteur environ. Jean-Marie lui tend les pièces. Je me présente en lui disant que je travaille avec le CFA... il termine son travail, sans rien dire. Je regarde autour de moi. Un autre ouvrier travaille un peu plus loin. Je demande à Jean-Marie combien ils sont. Il me répond "trois avec moi ". Il y a beaucoup de vent. Le toit est ouvert à plusieurs endroits pour l'installation de fenêtres de toit. Un ouvrier, qui était sur le toit passe près de nous. Pensant que c'était un collègue de Jean-Marie, je me présente. Il ne comprend pas... En fait c'est un charpentier d'une autre entreprise... À ce moment, l'ouvrier descend de son échafaudage. Son collègue est à l'extérieur sur le toit. Je lui demande ce qu'ils sont en train de faire. En fait ils effectuent des travaux de zinguerie. Plusieurs fenêtres doivent être posées sur le toit. Ils ont également recouvert une petite avancée en zinc. L'ouvrier est jeune, mais il éprouve quelques difficultés à s'exprimer en français. Lorsqu'il se rend compte que je comprends l'alsacien, il est beaucoup plus à l'aise. Je lui réponds en français car j'éprouve les mêmes difficultés en alsacien que lui en français.
  • 19. J'essaye de comprendre quel est le rôle de Jean-Marie sur ce chantier. Il ne me dit pas grand-chose. Je sens comme un malaise, une gêne. L'ouvrier m'explique que dans leur entreprise, il y a deux équipes. La première travaille sur des grands chantiers, souvent à Strasbourg. Elle intervient surtout en installation sanitaire et en chauffage. Il y a déjà deux apprentis qui travaillent avec cette équipe : un redoublant qui a loupé son CAP et un autre en première année. Pour leur équipe, c'est différent. Ils interviennent sur des chantiers plus petits, dans la région proche du siège social de l'entreprise. Ils effectuent surtout des travaux de zinguerie (étanchéité des toitures, gouttières). Pour Jean-Marie, ce n'est pas évident car il n'a que 16 ans et demi. Il n'a donc ni le droit de monter sur les toits, ni celui d'utiliser des machines. De ce fait, il ne peut que passer les outils et le matériel aux ouvriers. Après renseignement j'apprends quelques jours plus tard que cela est possible, à condition de le déclarer à l'inspection du travail et de payer une assurance spécifique. Me voyant dans une impasse par rapport à la zinguerie, je lui demande comment cela se passe lorsqu'ils ont un chantier en sanitaire. Qu'est-ce que Jean-Marie a déjà appris à faire dans ce domaine ? Il fait plusieurs constats pour m'expliquer que pour l'instant, Jean-Marie ne connaissait pas grandchose du métier : "Nous n'avons que des petits chantiers en sanitaire, ils doivent être terminés au plus vite..." " Pour apprendre le métier, il devrait pouvoir travailler seul. Pour eux, ce n'est pas possible de le laisser seul, pour une question de temps, mais aussi pour une question de risques : si le travail était mal fait (pertes en matériel, fuites d'eau)…" "Le mieux pour lui serait de travailler "au noir", c'est là qu'on apprend à se débrouiller seul..." "Et il n'est qu'en première année... moi, j'ai fait le CAP en quatre ans, Les deux premières années, je n'ai fait qu'observer, ranger et balayer..." Je suis bien embarrassé. Je ne suis pas là pour donner des leçons. D'un autre coté, je dois trouver une solution avec ces ouvriers, pour que Jean-Marie
  • 20. puisse apprendre son métier. Je lui explique que je comprends bien les contraintes, mais que, aujourd'hui, Jean-Marie n'a que deux ans pour préparer son examen et pour apprendre le métier. À ce moment intervient le charpentier qui a suivi la conversation. Il s'adresse à l'ouvrier : "Dans ce cas, il ne faut pas prendre d'apprentis !!!" Celui-ci le repousse en lui disant : "Ça va, toi, c'est pas la peine d'en rajouter !" Nous poursuivons notre discussion avec l'ouvrier. Son collègue vient de passer à travers l'ouverture du toit. Il est un peu plus âgé. Il se joint à notre conversation. Jean-Marie est debout à côté de nous. Il ne dit rien. J'essaye de le faire parler, sans résultat. Pourquoi ne donne-t-il pas son avis ? Le vent souffle de plus en plus fort, par rafales. Les ouvriers jettent des regards inquiets vers la bâche qui ferme l'ouverture du toit. Ils vont devoir se dépêcher de poser les fenêtres. Je sais que je ne peux plus les déranger plus longtemps. Je leur demande s'il est possible pour Jean-Marie de travailler avec l'autre équipe, de faire un échange avec le deuxième apprenti. Il pourrait travailler un peu plus sur son métier et l'autre pourrait découvrir la zinguerie. Ils me répondent que tout cela est à discuter avec le patron. Eux-mêmes ne savent même pas sur quel chantier ils seront demain. Je demande ce qu'en pense Jean-Marie. Il me répond que ce qui l'intéresse le plus, c'est de faire de l'installation sanitaire. Je les quitte. Il est midi moins le quart. Nous nous reverrons dans un mois... En descendant l'escalier, je les entends continuer le débat en alsacien. Dans la voiture, sur le chemin du retour je "rumine" cet échange. Plusieurs questions restent en suspens : Est-ce que Jean-Marie parle alsacien ? Est-ce à moi de proposer au patron le changement d'équipe ? Est-ce vraiment une bonne solution ? N'y a-t-il pas un moyen pour que Jean-Marie puisse acquérir de l'autonomie en restant avec cette équipe ? Pourquoi ne s'exprime-t-il pas plus ? Je décide de ne pas agir avant d'avoir eu un entretien individuel avec lui en dehors du lieu de travail, la semaine prochaine, au CFA.
  • 21. Le temps et l'espace En 24 heures, je viens de parcourir 345 km, dans le cadre professionnel. Ce matin j'avais rendez-vous à huit heures dans une entreprise de distribution de l'eau. J'ai listé les tâches qui ont été effectuées par le jeune en stage avec son tuteur. Je pensais me rendre directement au deuxième rendez-vous, sur un chantier de maçonnerie à 40 km de là. Dans la voiture, je me souviens que je dois rappeler une menuiserie. Cela fait plusieurs fois que nous essayons de nous joindre. En effet, je souhaite voir son apprenti en situation de travail. La dernière fois, ils avaient un chantier chez un particulier. Le patron ne veut pas que je passe quand ils travaillent chez un particulier. "Le client se pose des questions sur le motif de ma présence. Peut-être qu'il se demande même si ce n'est pas lui qui me paie. Et cela fait trop de monde". Je passe donc au bureau pour téléphoner à cette menuiserie. Le patron me dit que ce matin, ils sont à l'atelier. Si je le souhaite, je peux passer. Je change donc mon programme. Je verrai les maçons en fin de matinée. Il me faut trois quarts d'heure pour me rendre à la menuiserie. J'y reste 40 minutes. Je mets à nouveau trois quarts d'heure en voiture pour me rendre sur le chantier de maçonnerie. Le chantier est terminé, tout le monde est en train de ranger. L'apprenti me montre un peu ce qu'il a fait, je m'assure qu'il sera au CFA la semaine prochaine car il a été absent plusieurs fois. Tout le monde est pressé de repartir. Je n'aurai passé qu'une demi-heure sur ce chantier. Il est midi moins vingt. Je suis à 35 km du bureau. J'ai un rendezvous à 16 heures. Entre-temps, je dois téléphoner pour organiser ma journée de demain. L'acte manqué Je sonne à la porte du magasin de meubles. C'est un petit village de montagne en Lorraine. Le patron de la menuiserie a également un magasin de meubles qu'il ne fabrique pas lui-même. C'est la deuxième fois que nous nous rencontrons. La première fois, c'était pour lui expliquer mon travail avec le CFA. Il est surpris. C'est bien la première fois que quelqu'un du CFA vient le voir si souvent. Aujourd'hui mon objectif est de voir Eric, l'apprenti, en situation de travail. Je sens bien que le patron ne comprend pas, malgré mes explications, le sens de ma visite. Il reste perplexe. Nous nous rendons à pied du magasin jusqu'à l'atelier. Il me montre plusieurs maisons qui appartiennent à sa famille. Nous
  • 22. arrivons près d'une ancienne grange, à flanc de montagne. C'est l'atelier, Le bois est stocké tout autour. L'atelier n'est pas grand. Nous circulons entre les machines, les pièces de bois, les panneaux agglomérés. Le patron me dit qu'il va devoir ranger son atelier. Il est gêné que quelqu'un de l'extérieur entre dans son univers de travail. Je ne me formalise pas et lui explique que je sais ce que c'est... Éric est au fond de l'atelier. Il ponce l'armature en bois d'un vieux fauteuil. Je le salue. Eric a 16 ans, il est en première année. Sa mère est décédée cet été. Son père est invalide. Il se débrouille seul, à la maison. Il ne parle pas beaucoup. Le patron lui demande d'arrêter ce travail, et de couper des chants collés sur un petit panneau en formica. Eric ne semble pas bien comprendre, mais il fait ce que le patron lui dit. Cela ne sonne pas juste, pas vrai... Le patron me présente son frère, qui travaille également dans l'entreprise, ainsi qu'un autre ouvrier. Je pose quelques questions à Éric sur le travail qu'il est en train de faire. Le patron est debout à côté de nous. Je demande à Eric de m'expliquer comment fonctionnent les machines. Il me donne simplement leurs noms. Finalement, c'est le patron qui m'explique. L'ambiance est terriblement lourde et crispée. Que dois-je faire ? Je me sens bloqué. Je n'ai pas d'idées pour l'instant. Le patron me dit qu'en première année, les apprentis effectuent beaucoup de travaux de ponçage. Je n'ai rien dit, mais il se justifie. Tout à l'heure, il s'indignait de devoir payer Eric pendant son arrêt de travail de 4 jours. Il n'est pas remboursé par la sécurité sociale. Mais il ne cotise pas non plus. Il me demande de me renseigner à ce sujet. Eric lui coûte 1 600 F par mois. Je ne trouve aucune idée pour me sortir de cette impasse. Je reste encore un peu pour l'observer puis je le salue, ainsi que les ouvriers et redescends à la voiture avec le patron. Il me dit que son programme a été changé aujourd'hui. Ils doivent se rendre chez un client plus tôt que prévu. Ils vont y aller cet après midi. Je lui dis que je souhaiterais faire parler Eric un peu plus sur son travail. Pour cela, il me semble intéressant de venir le voir sur un chantier. Nous pourrions faire le tour du chantier et il m'expliquerait le travail effectué.
  • 23. Le patron me dit que c'est possible, à condition qu'ils ne travaillent pas chez un particulier. Il me promet de me contacter si une telle occasion se présente. Je repars, très déçu de la façon dont les choses se sont déroulées. Je dois absolument trouver une solution pour la prochaine fois. Comment faire pour que le patron me laisse seul avec Eric ? Il lui faut du temps pour être en confiance et s'exprimer. Comment faire pour communiquer avec les ouvriers ? Comment faire pour ne pas avoir le patron debout à côté de moi ? La solution du chantier me semble la meilleure. Sur les chantiers, Éric travaille seul avec les ouvriers. Le patron s'occupe plutôt des devis, du suivi des clients... Cette visite en entreprise ne me satisfait pas du tout. A tel point que j'en ai mal à la tête... Aller y voir de plus près... Je viens voir Arnaud au CFA. Il prépare un CAP de métallier. Je l'ai vu pour la première fois la semaine dernière, lorsque nous sommes allés en entreprise avec son formateur. D'après son patron Arnaud a du mal à suivre. Il ne comprend pas toujours bien ce qu'on lui demande de faire et n'ose pas demander. Cette première visite en entreprise se fait vers 17 h 30. Arnaud est toujours à l'atelier. Il est pressé, car il doit recommencer des pièces qu'il a loupées. Je n'ai pas le temps d'approfondir le problème, mais je sais que la prochaine fois que je verrai Arnaud, j'irai y voir d'un peu plus près... Nous nous installons dans une salle qui est libre, au CFA. Tout d'abord, j'ai besoin de connaître un peu mieux Arnaud. Je lui pose ensuite quelques questions sur l'entreprise. Avant de parler de tâches, nous abordons l'aspect humain, le collectif. Nous parlons des uns et des autres. Qui fait quoi ? C'est avec le chef d'atelier, Roland, qu'Arnaud a le plus de contact. J'essaye d'en savoir davantage sur son âge, sa façon d'être… J'apprends qu'il est assez nerveux, toujours en train de courir car il s'occupe de beaucoup de choses. Il se fâche quelques fois quand les apprentis viennent lui poser des questions et qu'il doit partir sur un chantier. Toutes ces informations sont très importantes pour comprendre la suite...
  • 24. Je me suis donné une heure d'entretien car j'ai encore un autre apprenti à voir. J'arrête là mon travail de repérage et décide de parler de l'incident des pièces qu'Arnaud a dû refaire. Le premier réflexe est de se dire : c'est un apprenti, il s'est trompé. Nous allons voir que les choses ne sont pas si simples... Ce jour-là, Arnaud passe la matinée avec Roland, le chef d'atelier, sur un chantier extérieur. Vers midi, ils reviennent à l'atelier où Arnaud a son vélo. Il n'habite pas très loin et rentre à midi pour manger. Roland mange à l'atelier. L'après midi, Roland doit retourner sur le chantier mais Arnaud a un travail à faire à l'atelier. Il est 12 h 15. Roland doit absolument expliquer à Arnaud, avant qu'il ne parte, ce qu'il doit faire. Chacun est pressé et a faim... Arnaud prend la feuille de travail, écoute les explications de Roland et s'en va. L après midi, il se rend compte que Roland ne lui a pas précisé quelles sortes d'lPN (barres métalliques en I) il devait utiliser. Tous les ouvriers sont occupés et ne répondent pas à ses questions. De plus, sur la feuille, il était écrit IPN Gauche x 3 et IPN Droit x 3, mais Roland avait rectifié, et avait noté 1 x. Arnaud pensait donc avoir une pièce gauche et une pièce droite à faire. Il voit un chariot avec plusieurs IPN. Certains sont déjà percés. Il en reste 3, qui de plus correspondent à la longueur demandée. Arnaud effectue donc le traçage, la découpe et le perçage. Il aura commis trois erreurs : il s'est trompé dans les mesures, les barres sont trop courtes ; il s'est trompé de barres et en a préparé une de chaque au lieu de trois. Je lui demande quelle leçon il tire de cette expérience. Il me dit que cela ne lui arrivera plus. Nous faisons plusieurs constats : - Arnaud reconnaît les erreurs qu'il a commises; mais les choses, nous l'avons vu/ ne sont pas si simples. Arnaud manquait d'information, tout n'était pas noté sur la feuille de travail... Je lui demande de préciser ce qui changera la prochaine fois. Il me dit qu'il prendra mieux conscience qu'il doit travailler seul pour réaliser la tâche et de ce fait posera davantage de questions. Espérons que la prochaine fois, il ne sera plus 12 h 15… C'est un con ? …
  • 25. Je suis au CFA face à un groupe d'une quinzaine d'élèves. Notre objectif est de parler du travail. Je leur demande, à tour de rôle, de nous parler des ouvriers avec lesquels ils travaillent. Marc nous dit qu'il a deux chefs d'équipes. Selon lui, l'un est bien, l'autre est un con. Je lui demande de préciser… "C'est un con, c'est tout...". Rien à faire, il n'en dira pas plus. Un peu inquiet, je me dis qu'il faut absolument aller voir cela de plus près, sur le chantier. Malheureusement, je ne peux y aller dans la semaine, car les ouvriers, pour cause de mauvais temps, sont en intempérie. La semaine suivante, de retour au CFA, je reprends l'exercice de réflexion sur le collectif de travail. J'interviens avec le professeur de français. Nous décidons cette fois de les faire écrire. Je leur demande tout d'abord de réfléchir à tout ce que l'on peut dire d'un collègue de travail. Je note au tableau, en fonction de leurs idées : l'âge, la situation de famille, les années d'expérience, la fonction, le caractère... Je leur demande ensuite de décrire, par écrit un ouvrier avec lequel ils s'entendent le mieux, et un autre avec lequel ils ont plus de mal à s'entendre... Pour leur donner un exemple, je reprends la situation du chef d'équipe de Marc, et j'écris au tableau. Cette fois, il nous en dit un peu plus. Nous apprenons qu'il est responsable d'une équipe de 7 maçons, qu'il a 24 ans et que les ouvriers sont tous bien plus âgés que lui... Il est toujours pressé, il conseille l'un, donne un coup de main à l'autre. Il est plutôt nerveux. Quant aux apprentis, il leur donne à tous un surnom pas très flatteur... Les choses commencent peu à peu à prendre du relief. Nous essayons de nous mettre à la place de ce jeune ouvrier qui doit manager des anciens, avec tous les problèmes que cela comporte. Le but n'est pas d'excuser son attitude envers Marc, mais de dépasser le niveau du ressenti pour arriver à une analyse plus objective, à un point de vue plus argumenté. Plus en confiance, Marc nous parle d'un événement particulier, un jour lorsqu'il prenait une pause... Nous entrons là dans le vivant du travail ! Tout cela me donne des éléments pour la prochaine visite en entreprise. Beaucoup de questions restent encore à élucider : N'y a-t-il pas danger de rupture de contrat pour Marc ? Comment les autres ouvriers perçoivent-ils ce chef d'équipe ? Marc saura-t-il gérer cette tension sans s'emporter et
  • 26. mettre en péril son emploi ? Je lui donne rendez-vous la semaine prochaine sur le chantier. Le réel qui résiste... Je dois absolument voir Marc sur le chantier. Il a un problème avec un chef d'équipe et je suis inquiet. Je lui ai promis de passer pendant les vacances scolaires puisque les apprentis travaillent à cette période de l'année. Cela fait 4 semaines que je dois passer le voir. Mais l'entreprise avait interrompu toute activité pour cause d'intempéries. Je ne peux téléphoner au conducteur des travaux, qui est le maître d'apprentissage de Marc, que le soir, entre 17 h 30 et 19 h. La première semaine, il me dit que Marc travaille seul avec un ouvrier. Ils effectuent des travaux de décoffrage peu intéressants. Nous décidons de reporter la visite à la deuxième semaine. La deuxième semaine, le conducteur des travaux m'apprend qu'ils travaillent sur le chantier du Parlement européen. Le problème, c'est qu'aucune personne ne peut y entrer sans une autorisation qui n'est délivrée qu'après enquête auprès des Renseignements généraux... Je ne prends pas le risque de me déplacer à Strasbourg pour tenter de passer malgré tout. Nous reportons encore d'une semaine... Cela fait presque deux mois que je dois faire cette visite ! Heureusement je peux voir Marc au CFA. "Y-a-ka" aller les voir en situation de travail... Cette semaine, les apprentis n'ont pas de cours. Ce sont les vacances scolaires. D'habitude lorsque je téléphone à l'entreprise, je dois d'abord vérifier s'ils ne sont pas au CFA. Je me suis d'ailleurs fait un tableau, en notant les jours où chaque jeune était en cours ou en entreprise. Je note également sur un autre tableau chaque fois que je les vois. Cette semaine donc, tout devrait aller pour le mieux, car ils sont tous en entreprise. Pour l'instant, sur mon agenda, j'ai trois réunions de programmées, dont deux le lundi. Le reste est vierge. Je décide de prendre des notes en vue de la rédaction des événements qui vont suivre : D'après mon tableau donc, j'ai douze rendez-vous à prendre cette semaine. Je ne peux pas téléphoner n'importe quand dans la journée. Pour certaines entreprises, je dois téléphoner le matin, pour d'autres le soir, pour d'autres encore c'est une secrétaire qui sait éventuellement sur quel chantier se trouve l'apprenti.
  • 27. Le premier contact téléphonique est pour une entreprise de maçonnerie. Le rendez-vous n'est pas possible cette semaine car ils travaillent au Parlement européen. Il faut l'autorisation spéciale déjà mentionnée pour y entrer. Concernant les deux entreprises suivantes, je dois rappeler le lendemain matin. La quatrième est branchée sur répondeur. La cinquième est une entreprise de peinture. La femme du patron me dit que ce ne sera pas possible cette semaine, car ils ont plein de petits chantiers à terminer et ils en font souvent deux dans la même journée. Elle me demande de rappeler la semaine prochaine. La sixième me demande de rappeler après 19 heures. Mardi matin j'obtiens un rendez-vous en téléphonant à l'employeur avant son départ sur chantier, à 7 h 30 le matin. La semaine dernière, ce n'était pas possible car il travaillait chez un particulier. Aujourd'hui, j'ai de la chance car ils travaillent dans une école. J'arrive à joindre la sixième entreprise le soir à 19 h 30. Le patron me dit que l'apprenti a pris des congés cette semaine. Je dois rappeler la semaine prochaine, mais cela ne sera pas facile, car il n'a que des petits chantiers chez des personnes âgées. Celles-ci n'aiment pas être dérangées chez elles. La septième entreprise me donne rendez-vous mercredi matin. La huitième et la neuvième mercredi après-midi. Sur le plan géographique, mon déplacement ne sera pas du tout logique. Mais je ne vais pas encore demander de déplacer des rendez-vous. Je suis content d'en avoir... La dixième entreprise est une menuiserie. Ils installent une cuisine chez un particulier? Je dois également rappeler la semaine prochaine. La onzième entreprise est en congé. La quatrième, je l'ai appelée à toute heure de la journée, il y a toujours le répondeur. Concernant la douzième et la treizième, j'obtiens deux rendez-vous jeudi. L'un à 11 heures et l'autre à 18 heures à Strasbourg. Je profite pour passer au siège de l'association afin de demander une journée de congé pour vendredi. C'est un jour où il est encore plus difficile d'obtenir des rendez-vous. Je reprendrai le flambeau la semaine prochaine. Sur 13 entreprises, j'ai obtenu 6 rendez-vous !
  • 28. Où je rencontre " le con" J'obtiens enfin une adresse de chantier pour aller voir Marc en situation de travail. C'est à une heure de route de mon domicile. J'ai rendez-vous à dix heures au CFA, je dois donc être sur le chantier pour huit heures et partir de chez moi à sept heures. Le conducteur de travaux me dit que c'est un chantier de maçonnerie dans un hall agricole à l'entrée du village, à gauche. Je passe devant, mais je ne vois aucune camionnette. Juste une voiture allemande. Il est huit heures. Peut-être que les ouvriers sont allés chercher du matériel ? Je fais un petit tour du village. À mon deuxième passage, il n'y a toujours personne. Je m'arrête et pousse la porte du hangar. La camionnette de l'entreprise est à l'intérieur... Au fond du bâtiment, Marc prépare du mortier. Il est content de me voir, il a déjà raconté à son chef que j'allais venir. Celui-ci lui a répondu en plaisantant qu'il allait me mettre une pelle dans les mains... Avec Marc, ils sont trois sur le chantier. J'échange quelques mots avec Marc. Un ouvrier passe près de nous sans s'arrêter. Je demande à Marc si c'est son chef. Il me dit oui. Je me dirige vers lui, mais celui-ci retourne vers son lieu de travail. Je le suis, puis je me présente. Il entre très vite dans ce qui lui semble être le vif du sujet : "Vous savez, dans notre entreprise, il ne faut pas vous faire d'illusions, les apprentis n'apprennent pas grand-chose. Ils sont pris comme des manœuvres. Cela doit faire mon troisième chantier de maçonnerie depuis quatre ans. D'habitude, nous faisons du béton armé. Aujourd'hui, Marc va maçonner… je le laisse faire parce que vous êtes là... Ce soir, mon chef va arriver. II a des ratios dans la tête. Il compte l'apprenti comme un ouvrier. Nous devons donc avancer de tant de m² par jours... Si je lui dis que j'ai fait bosser le petit, il va me traiter de fou…" Puis il me parle de ses contraintes, de son travail. Pour ce chantier par exemple, il travaille sans plans. Il y a quelques jours, il était seul sur le chantier, ce qui est interdit. Il s'est acheté un téléphone portable pour pouvoir être joint par l'entreprise. Celle-ci lui a promis de financer une partie mais ne l'a jamais fait... Il me parle de son propre apprentissage, des travaux qu'il effectue le samedi... Il me montre ses feuilles de travail qu'il doit remplir tous les jours... Il me parle de son chef, de ses problèmes de dos...
  • 29. Après un petit moment, je me rends compte que je parle avec le chef d'équipe auquel Marc faisait allusion au CFA. Celui dont il disait: "C'est un con..." Le troisième ouvrier travaille seul à l'autre bout du bâtiment. Il est plus âgé. Marc est venu nous rejoindre. Je reste encore un peu pour les voir travailler ensemble. Alain, le chef d'équipe, se plaint que Marc n'ait pas d'outils. Marc dit que c'est à l'entreprise de fournir les outils. Cela m'étonne également. Alain va se renseigner. D'un autre coté, je dis à Marc que s'il avait quelques outils de base, les ouvriers le laisseraient peut-être faire plus de choses. Ou lui-même pourrait prendre plus d'initiatives... Marc est bien sûr très lent. Il reprend les briques plusieurs fois. Alain lui montre comment faire. Pour lui, cela va très vite. La lenteur de l'apprenti l'agace. Marc, lui, n'accepte pas les conseils. Il croit tout savoir ou alors souhaite expérimenter les choses tout seul. Les deux ouvriers se "chamaillent" comme deux frères qui ont du mal à se supporter... Je réfléchis avec Alain : quel compromis peut-on trouver pour permettre à Marc d'apprendre à maçonner ? Cela suppose un certain nombre de contraintes : il doit être surveillé car l'erreur a un coût important ; il doit continuer à préparer le mortier pour l'équipe ; il ne doit pas retarder le travail. Pourquoi ne pas maçonner ensemble ? Le mur du côté droit de la porte est plus petit que sur le côté gauche. Alain prendrait le grand côté et avancerait au même rythme que Marc avec son mur plus petit... Je ne sais pas si c'est une bonne solution. Il est neuf heures et demie. Tout juste le temps de me rendre au rendez-vous avec les deuxièmes années du CFA. Je laisse les deux hommes poursuivre leur travail. Comment vont-ils s'arranger ? Dans la voiture, je me dis que l'apprentissage n'est pas simple. Le rapport entre les contraintes économiques, le souci de productivité et la formation n'est pas facile à trouver. Vient se rajouter à cela un rapport humain.
  • 30. Alain par exemple (qui a un CAP de menuisier mais qui a appris le métier de maçon en Allemagne) a été formé par le grand-père de Marc. Peut-être cela a-t-il également une incidence sur leur comportement ? Je me repose la question du sens de mon travail. Je constate bien que cela fait bouger des choses. Aujourd'hui, au début de ma visite, Alain m'a pris comme un inspecteur. Cela n'est peut-être pas complètement négatif, car après son mea culpa (nous ne formons pas vraiment les apprentis...), Alain a parlé de ses difficultés, de ses contraintes, des aberrations qu'il observait (travailler sans plan, devoir rajouter une fenêtre une fois que le mur était terminé...). Il a parlé de son travail ! Il est bon que l'apprenti entende également ces réalités. J'ai donc fait bouger quelque chose, j'ai fait parler un chef d'équipe de son travail réel. Mais encore ? J'aurai permis à Marc de maçonner... J'ai hâte de revenir le mois prochain pour voir si les choses évoluent.
  • 31. Faisons le point de notre réflexion : • L'apprentissage pose problème, il est comme en contradiction avec la production ; • Il y a une part importante d'intersubjectivité ; • La place que l'on donne à l'apprenti, le temps que l'on consacre pour lui, est en quelque sorte un compromis à trouver tous les jours, sur chaque chantier, en fonction de chaque équipe, de l'avancée des travaux… ; • Ce compromis se fait ou ne se fait pas en fonction des contraintes auxquelles chacun est soumis ; les ouvriers, le chef d'équipe, le conducteur des travaux, le gérant, les commerciaux... ; • Les choses ne sont pas immuables, il existe des micro-solutions qui permettent à l'apprenti de se former, même sous contraintes économiques ; • Ces solutions sont à trouver tous les jours et demandent une volonté, une réflexion et un minimum de sensibilité pour la formation;
  • 32. • Dans l'exemple d'aujourd'hui, je pense que ce souci de formation envers l'apprenti serait d'autant plus important si celui-ci était plus sensible aux contraintes auxquelles doit faire face l'équipe. Le "bon numéro" Je me réveille en plein milieu de la nuit. La nuit, les pensées sont beaucoup plus claires. Les paroles du patron de Fabrice résonnent encore : "Je dois être le seul à qui cela arrive... Pourtant ce jeune était si bien au début... Maintenant, il ne vaut plus rien... zéro... il me pousse à bout...le vais en prendre un autre… il n'a qu'à partir... de toute façon, il s'en fout... Dans sa tête, il n'y a rien, c'est creux… Il ne réfléchit pas... Je n'ai pas tiré le bon numéro..." Numéro... Numéro… Je n'ai pas à juger l'homme qui a dit cela. Je veux comprendre ce qui l'a poussé à bout comme cela. Par contre, l'idée de comparer un être humain à un numéro me répugne. En prendre un autre ! Comme un objet qu'on jette, parce qu'il ne correspond pas ou plus à ce qu'on attendait. Cette pensée est abominable... La situation est grave. Au moment où je sonne à la porte de la petite menuiserie, je ne sais pas ce qui m'attend. J'envisage le pire. Comme d'habitude, j'essaie de faire le vide. Je dois appréhender la situation en me gardant de porter le moindre jugement pour qui que ce soit. Je dois oublier toutes les hypothèses, tous les scénarios que j'avais envisagés. Tout doit se construire dans le présent, avec les personnes telles quelles sont ce jour là. Je dois laisser parler mon intuition. Au moment voulu, je dois pouvoir dire à chacun ce que je pense, la façon dont je vois les choses. Mon point de vue. La porte s'ouvre. C'est le frère du patron. Ils travaillent ensemble depuis longtemps. Cette année, le patron a obtenu le brevet de maîtrise. C'est la première fois qu'ils prennent un apprenti.
  • 33. Olivier, le frère du patron, doit avoir 35 ans. Il le prévient de mon arrivée puis se dirige avec moi dans l'atelier. J'ai déjà visité plusieurs menuiseries, celle-ci est particulièrement bien rangée. Tout est bien entretenu. Fabrice est dans une pièce, à côté. Il ne nous voit pas. Olivier entre tout de suite dans le vif du sujet : "Il y a un problème avec Fabrice. J'ai travaillé avec lui hier, j'en avais mal à la tête. Il a calé des portes qu'on était en train de fixer, il y avait plus d'un millimètre d'erreur. Dans notre métier, ce n'est pas possible. L'autre jour, il m'a tracé un trait de niveau. J'ai dû le refaire, il y avait trois millimètres de pente. Il n'est même pas bon pour me passer les outils, il ne voit pas le travail... Et ce matin, je devenais fou. Il n'a même pas été capable de visser des poignées de portes. Il m'a cassé la vis. Quand je lui demande s'il a compris, il dit oui. Mais en fait, il n'a rien compris…" Pour l'instant, j'écoute. Le patron arrive. La goutte d'eau qui a fait déborder le vase, c'est que Fabrice devait lui rendre sa feuille de travail, où il doit noter ce qu'il fait chaque jour, et pour quel client. Il l'a oubliée deux fois à la maison, et lorsqu'il l'a ramenée, elle n'était pas complète. Il l'a renvoyé une journée. Il me dit qu'il entrevoit deux solutions : "Soit il part de lui même, soit, s'il veut rester, il ne fera plus que des tâches secondaires de rangement, de manœuvre... Je ne peux plus rien lui confier, il n'a rien dans la tête..." Fabrice arrive dans l'atelier. Cela fait la troisième fois que je le vois. La première fois en entreprise et la deuxième au CFA. Les deux ouvriers s'en vont et me proposent de discuter avec lui. Fabrice a 16 ans. Il est grand et solidement bâti. Il baisse souvent les yeux. Mais lorsqu'il vous regarde, son regard est droit. Je sens un être intelligent et sensible. Il est vite impressionné par une personne adulte. Il rougit facilement. Ses lèvres tremblent lorsqu'il parle. Il ne parle pas beaucoup. Cela lui demande beaucoup d'efforts. Très vite, il se renferme et baisse le regard. Nous parlons ensemble. Il est conscient de la gravité de la situation. J'ai du mal à le faire parler. Je lui pose des questions. Je lui explique que pour l'aider, je dois entendre son avis. Savoir comment il voit les choses. Je lui demande s'il souhaite que je l'aide, s'il veut terminer son apprentissage dans cette entreprise... Nous réfléchissons aux moyens à mettre en place pour faire face au problème que pose le remplissage de cette feuille de
  • 34. Travail. Fabrice propose d'acheter un carnet pour noter ce qu'il fait tous les jours et le recopier en fin de semaine. Nous pensons que le meilleur moment de remplir ce carnet, c'est dans la camionnette, sur le chemin du retour. Je lui dis comment je le vois. "De l'extérieur, tu donnes l'impression de dormir ou de rêver. C'est peut-être pour cela que le patron pense que tu ne réfléchis pas. Mais je suis sûr qu'intérieurement tu dois bouillonner. Je crois que tu as beaucoup de choses en toi, mais tu as du mal à l'extérioriser." Il me dit que c'est bien cela. Mon souci est de me présenter devant le patron avec un nouvel objectif. Avec des propositions pour relancer les choses. Je souhaite que nous puissions parler tous les quatre. Nous nous mettons d'accord sur deux objectifs à proposer : le carnet, où Fabrice noterait son travail quotidien (celui-ci nous servira également pour la formation et Fabrice semble intéressé) et un effort sur le plan de la communication. Dans un premier temps, je me dirige vers Olivier, avec Fabrice. C'est lui qui travaille le plus avec Fabrice et nous apprenons plus tard qu'il raconte tout à son frère. Je lui parle de l'atelier... il est fier de nous montrer comment il nettoie la machine. Nous parlons de la communication, de la difficulté qu'a Fabrice pour s'exprimer et donner son point de vue. Il est bien d'accord. Lui aussi était très timide étant jeune. Il nous dit qu'il a du mal à travailler à deux sur les chantiers. Pour lui, c'est nouveau d'être avec Fabrice. Le patron arrive. Je lui dis que Fabrice ne souhaite pas arrêter son apprentissage. Je lui parle des objectifs que nous nous sommes fixés. Fabrice rajoute quelques mots. Il a beaucoup de mal mais fait des efforts. Nous parlons pendant plus de trois quarts d'heure. L'atmosphère se détend peu à peu. Les choses se disent. Ouvertement. Après avoir pointé les difficultés de Fabrice, je devais également dire à l'équipe, d'une manière diplomatique, ce qui me semblait bloquer à leur niveau. Je n'inventais rien. Je reprenais simplement ce qui avait été dit dans la discussion : pour l'employeur, c'est son premier apprenti. Il se projette complètement sur lui. Il parle de ses propres fils. La réussite de Fabrice, c'est sa réussite. Il est angoissé par le temps qui passe. Il ne lui reste plus qu'un an et demi pour faire de Fabrice un professionnel. Il doute. De ce fait, il "met
  • 35. la pression". Par rapport à Fabrice, c'est l'effet inverse qui se produit, il en perd ses moyens. Je demande à l'employeur s'il n'était pas préférable de "lâcher du lest". Jusqu'à présent, il a dépensé beaucoup d'énergie pour " tirer" Fabrice vers le haut. Il s'est fatigué et se sent las. Pourquoi ne pas essayer de lui faire confiance, de lui laisser trouver son rythme ? Mon deuxième souci est de casser l'engrenage des critiques négatives qui se déversent sur Fabrice. Je propose de se donner rendez-vous dans quinze jours, et de noter toutes les choses positives qui auront pu se passer en deux semaines. La discussion se termine dans la bonne humeur. Il est midi et demi. Chacun rejoint sa famille pour aller manger. Dans la voiture, je me demande si j'ai bien fait de m'impliquer autant. Je me dis qu'il fallait intervenir. Comment les choses vont-elles évoluer ? Ce qui me fait plaisir, c'est la lueur qui s'est mise à briller dans certains regards. Mais rien n'est gagné... Le refroidissement Bien sûr, personne n'est à l'abri d'une grippe. Celle-ci est particulièrement virulente pour que je vous en parle. Surtout que je suis persuadé que je me suis refroidi dans le cadre de mon travail. Je suis confronté à des variations de températures importantes entre la voiture, le bureau, les chantiers extérieurs, intérieurs... De plus, cela est peut-être idiot, mais il m'arrive de changer de veste lorsque je vais sur un chantier. La veste en cuir ne passe pas du tout. Vous passez carrément pour l'inspecteur du travail ! Pardonnez-moi ce petit écart (néanmoins lié au réel de mon travail), revenons à des choses plus "sérieuses". La réunion "Section aménagée" Je suis invité à participer à une réunion de réflexion avec les professeurs qui interviennent en classe section aménagée, le directeur pédagogique et le proviseur du CFA. Cette classe concerne les apprentis qui ont été repérés pour avoir des difficultés en formation générale, tous métiers confondus. Ceux-ci préparent le diplôme en 3 ans. La première année sera
  • 36. exclusivement axée vers la formation générale, une "remise à niveau". L'année suivante, ils réintègrent les classes de première année. Je suis heureux d'avoir été invité. Chaque professeur s'exprime sur l'intérêt de cette section. A mon tour, j'expose le travail que nous faisons avec le professeur de français. A mon avis donc, l'espace de parole sur le travail, le retour d'expérience, la formalisation à partir de situations vécues me paraît être un levier efficace, surtout pour des jeunes ayant des difficultés d'abstraction. Dans cette classe, lorsque nous parlons, dessinons ou écrivons des choses qui sont vécues sur les chantiers, nous vivons une sorte d'unité. En effet; les matières ne sont plus cloisonnées. Nous faisons de l'expression orale, écrite, des mathématiques, de la technologie, du dessin technique... à petite dose, bien sûr. Les professeurs approfondiront ensuite dans leurs spécialités. Mais la difficulté, pour ces jeunes, n'est-elle pas de trouver un sens à ce monde éclaté et spécialisé ? A retrouver le lien ? Et ce lien, ne le trouve-t-on pas dans le travail même ? Je n'ai pu dire qu'une petite partie de tout cela. Un des professeurs affirme qu'il faut spécialiser cette classe dans le bâtiment : comme cela, un professeur pourrait enseigner la technologie. Ce serait une sorte de "tronc commun". Je lui demande si c'est vraiment une bonne solution. Nous savons qu'ils sont hostiles aux apports trop "théoriques". Ces échanges sur des situations de travail ne sont-ils pas un bon tremplin vers le "théorisé" ? Il me répond qu'il faut quand même un apport de connaissances. Je lui réponds, un peu plus tard, qu'à mon avis, dans l'expérience de travail, il y a de la connaissance. Vaste débat... Le chantier chez des particuliers L'employeur de Frédéric me donne l'adresse du chantier où se trouve l'apprenti ce matin. Il travaille chez des particuliers. Je lui demande si cela ne pose pas de problèmes, il me dit que les gens comprendront. Le monsieur qui m'ouvre la porte doit être à la retraite. Je lui explique que je viens voir l'entreprise qui travaille chez eux. Peut-être devrais-je lui expliquer que je viens voir l'apprenti en situation de travail. Mais peut-être aussi ne faut-il pas trop en dire. Je sais que certains clients refusent que des apprentis travaillent chez eux !
  • 37. Nous passons dans la cuisine, où se trouve la femme du client. Les ouvriers sont dans la pièce à côté. Dans le salon. Ils sont trois avec Frédéric. J'attends que l'ouvrier ait terminé la découpe de la plinthe pour me présenter. Je salue Frédéric. Le client retourne à la cuisine. L'ouvrier est surpris. Il continue son travail. Je lui pose des questions sur le chantier. La pièce est très petite. Je dois souvent me déplacer pour les laisser passer. Après quelques minutes, l'ouvrier comprend que je ne viens pas pour donner des leçons. Il me raconte qu'un professeur est passé un jour sur un chantier de montage de faux plafonds. Celui-ci était indigné que l'apprenti ne jouait qu'un rôle d'aide. Il demandait à l'équipe de le laisser travailler seul. Ils l'ont laissé une journée tout seul dans une pièce. Le soir, pas un centimètre de faux plafond n'était posé. C'est un travail qu'il est impossible de faire seul... J'observe Frédéric. Il est en première année et prépare son CAP en 3 ans. C'est vrai qu'il aide l'ouvrier. Mais ce qui est particulièrement appréciable pour celui-ci, et il le reconnaît, c'est que Frédéric anticipe sur son travail. Sans aucune consigne, il débarrasse les chutes de bois devant l'espace de travail, ce qui est important dans une petite pièce. Il prend l'initiative de préparer le montant de la porte à poser... L'ouvrier, lui, doit faire face à une difficulté imprévue. Avant de poser la nouvelle porte, il dépose les anciennes charnières. Pour cela, il lui faut les arracher, car la vis n'est pas accessible. Cette opération de force ne doit pourtant pas endommager l'ancien cadre de porte qui reste en place. Après plusieurs essais avec différents outils, il y parvient. Nous échangeons sur l'évolution du métier de menuisier. La fabrication de pièces en bois massif est très rare. Très souvent, ils achètent les portes préfabriquées: "C'est surtout au niveau de la pose qu'il faut être compétent". Je ne peux pas rester plus longtemps. Je les quitte en repassant par la cuisine. Je me fais accompagner par la dame. Nous échangeons quelques mots sur le "remue-ménage" occasionné par les travaux. Coordonner la coordination…
  • 38. Je téléphone au patron de Claude. La dernière fois, nous avions convenu que je prendrai des photos sur la fabrication des stores. C'est un métier très spécial, qui est loin du métier de métallier que prépare Claude. J'envisageais de faire une analyse un peu plus poussée sur les compétences que Claude met en œuvre dans son travail. Le patron m'envoie "promener" : "Qu'est-ce que vous faites donc au CFA, toutes les semaines, c'est un autre qui me téléphone... Claude est en train de faire une pièce pour un professeur qui m'a contacté. Il faudrait vous mettre d'accord..." Je lui dis que je vais me renseigner. Je me renseigne auprès du professeur d'atelier des métalliers. Il me dit qu'il travaille en collaboration avec un professeur du lycée technique. Ce doit être lui qui a contacté l'entreprise. Il n'était peut-être pas informé de l'action que je menais. Il sera à l'atelier lundi matin. ]e décide de passer au CFA lundi matin. Ce qui est regrettable, ce n'est pas que nous puissions être deux à intervenir en entreprise, mais qu'il n'y ait pas de concertation entre nous. "On est tombé sur de la brique creuse…" Je me rends avec le compagnon qui est le formateur des métalliers dans une entreprise spécialisée dans l'installation des portails et fermetures automatisées. Nous venons voir l'employeur pour lui présenter l'accompagnement renforcé concernant Pierre. Celui-ci éprouve des difficultés à communiquer. Il reste distant, et de ce fait, ne comprend pas toujours le travail à faire. D'après le compagnon qui en a parlé avec la mère de l'apprenti, il a du mal à se remettre du décès de son père, survenu il y a à peine un an. Dans la voiture, nous parlons de la spécialité de l'entreprise. Nous imaginons qu'il doit souvent effectuer les mêmes tâches... Le patron nous reçoit dans son bureau, qui est attenant à l'atelier. C'est un grand hall, avec plusieurs machines outils. L'employeur parait très jeune. Pas plus de quarante ans. Le compagnon introduit la conversation, puis je lui présente un peu mon travail. Il trouve cela très intéressant. Ce qui lui plaît, c'est de pouvoir faire parler Pierre sur son travail. Eux n'ont pas vraiment
  • 39. l'occasion de le faire. Je lui dis que c'est plus facile lorsqu'on a un regard extérieur. Nous le rassurons par rapport au temps passé sur le chantier. Cela ne le dérange pas si Pierre passe une heure avec moi. À ce moment, Pierre entre dans le bureau. Il vient de descendre de la camionnette du chantier, avec un ouvrier. Je l'avais déjà rencontré au CFA des Compagnons. Nous sommes assis autour d'une table basse, dans des fauteuils. Le patron lui demande de nous raconter comment cela s'est passé sur le chantier. "On a eu deux gros problèmes. On est tombé sur de la brique creuse, il a fallu faire des scellements. En plus, la deuxième fixation tombait juste entre deux plaques de béton…". Je suis satisfait et je l'exprime. Voilà le vrai travail, les vraies compétences pour faire face aux problèmes que l'on rencontre sur les chantiers. Ils sont arrivés avec un peu de retard, mais le travail a été réalisé malgré les obstacles. Cela fait comme un déclic auprès de l'employeur : "Ne m'en parlez pas, cela fait des mois que je cherche à embaucher un troisième ouvrier. Les gars, ils vous téléphonent toutes les heures du chantier, dès qu'ils ont un problème. Ce n'est pas possible pour moi de les embaucher". Je lui pose des questions sur son entreprise, sur sa création. Et le voilà parti dans une histoire passionnante. Je ne crois pas que Pierre connaissait l'histoire. Au début, c'était une entreprise de rénovation. Avant, le patron était métallier dans une entreprise. Il travaillait en déplacement. Après quelques années, il décide d'arrêter car il est marié et a des enfants... La rénovation ne marche pas fort, il doit changer d'activité... Il rencontre un fabricant de portails automatisés... Un leader mondial… Il se lance dans l'aventure. Aujourd'hui, ils sont spécialisés sur un créneau bien particulier. Ils travaillent avec de grandes entreprises publiques et privées. "Chaque fois qu'il y a un travail à faire qui est particulier, que personne n'ose faire, nous sommes là. Car nous fabriquons des pièces nous-mêmes. Du sur mesure. Pour cela, nous sommes plus chers que les autres, mais la qualité est là". Chaque fois, c'est un nouveau défi. Ils échangent des idées. Le patron dit qu'il passe des nuits blanches. "Mais c'est la nuit qu'on trouve les meilleures idées"… Et nous qui pensions qu'ils devaient s'ennuyer à ne faire que du portail....
  • 40. Je souhaiterais apporter un élément de réflexion par rapport à cette histoire. Nous nous demandons quelquefois à quoi servent toutes les études, toutes les réflexions autour de l'analyse du travail. Pour un formateur, les effets ne sont pas immédiatement perceptibles. En écrivant cette expérience, je prends conscience de la force que me donnent les concepts liés à l'analyse du travail. Qu'aurais-je-fait dans cette situation sans cela ? D'un côté, un technicien formateur hyper-compétent. De l'autre, un jeune qui éprouve des difficultés dans l'apprentissage du métier. Et devant moi, un employeur qui attend une aide pour mieux former. Je me serais consumé aussi vite qu'une allumette sans cette clé qui nous unissait tous les quatre : le travail. Je ne dis pas cela pour me faire mousser. C'est plutôt parce qu'une nouvelle fois, je constate, en entendant parler l'apprenti et l'employeur de leur travail, que l'ergologie a posée les bonnes fondations dans l'analyse du travail. Un petit travail facile... pour voir… J'entre dans l'atelier de métallerie pour rencontrer Arnaud en situation de travail. Je me souviens de l'échange que j'ai eu ce matin avec mon Directeur. Nous parlions du mot "problème". Il me disait que beaucoup de personnes étaient choquées d'entendre dire que tout travail posait "problème". En fait, le dictionnaire donne plusieurs définitions : la plus courante associe le mot problème à une difficulté complexe et presque insoluble. Concernant le travail, nous devrions plutôt nous rapprocher du problème tel qu'il est donné dans le domaine des mathématiques et qui demande un effort de réflexion pour arriver à une solution, à un résultat... Arnaud est dans l'atelier, plusieurs ouvriers sont présents et travaillent. Nous nous rendons auprès de l'employeur qui parle avec le chef d'atelier. Arnaud m'apprend que son chef a quitté l'entreprise. Il a trouvé un autre travail, après trois ans d'ancienneté. Le constat du patron est clair : "Avec Arnaud, il y a des hauts et des bas. Ce matin, il a bien travaillé. Il a bien réussi ses pièces. D'autres jours, c'est la catastrophe. Son problème, c'est qu'il ne parle pas beaucoup. Personne ne
  • 41. lui a jamais rien fait, mais il n'ose pas demander. Il dit qu'il a compris alors que ce n'est pas vrai. II a des problèmes de compréhension... ". Je me souviens du problème qu'il avait rencontré lorsque le travail de l'après-midi lui avait été donné à midi et demi... Je demande au patron de voir à partir d'un exemple précis. Il me dit que cela tombe bien, il a justement un "petit travail facile" à lui faire faire cet après-midi. Il me laisse avec le chef d'atelier en me disant que c'est une bonne occasion de voir comment les choses se passent. Nous nous dirigeons vers une machine-outil. C'est un tour. C'est là qu'est transmise la consigne. Le tuteur donne à Arnaud un petit papier sur lequel sont notées les différentes informations. Il lui explique comment faire : "Il faut fabriquer 60 pièces qui vont servir dans la fabrication d'un portail métallique. Pour éviter de souder la tôle sur l'armature, il nous faut ces entretoises". Ce sont des petites pièces cylindriques de 10 mm de longueur. " Ce n'est pas compliqué, tu prends une barre de fer plein rond. Tu traces le centre du cylindre. Tu pointes. Tu la fixes dans le tour. Tu perces. Ensuite, tu coupes ta barre en morceaux de 10 mm. Pour éviter de tracer à chaque fois, tu prends une grande longueur. Par exemple, deux barres de 40 cm". Ce qui n'est pas dit par le tuteur, c'est que l'épaisseur de la coupe est de 3 mm. 60 pièces multiplié par 1 cm est égal à 60 cm. Si on rajoute la chute : 3 mm multiplié par 60, cela fait au total 78 cm. C'est pour cela que le tuteur lui demande de couper deux barres de 40 cm. Mais toute la réflexion est sousentendue. Pendant qu'Arnaud s'en va couper les deux morceaux de "40", je parle avec le tuteur. Il est dans l'entreprise depuis 12 ans. Il me parle d'un client avec lequel l'entreprise travaille régulièrement : des entreprises de dépannage et de maintenance d'ascenseurs. Dans le cadre de son travail, cela veut dire fabriquer des pièces uniques, en un minimum de temps pour éviter que l'ascenseur soit bloqué trop longtemps. De plus, il y a trois apprentis dans l'entreprise. Il dit que ce n'est pas toujours évident de travailler dans l'urgence et d'encadrer les apprentis. Il essaie de leur donner un maximum d'informations pour éviter qu'ils ne viennent le déranger trop souvent. Ces renseignements sont très importants pour moi. Ils me donnent une idée des contraintes qui pèsent sur le collectif. La compréhension de l'action collective est incontournable.
  • 42. Arnaud revient. Il vient de couper deux pièces de 40 mm au lieu de 40 cm. En général, les cotations sont données en millimètres. Il y a eu incompréhension. Arnaud repart pour couper des barres à 40 cm. Il ne sait pas pourquoi 40 cm. A ce moment-là, je ne le sais pas non plus... Je décide de le suivre. Nous nous dirigeons vers une autre machine-outil. D'après Arnaud, c'est une " fraiseuse ". Arnaud l'utilise pour couper la barre. J'aperçois des pièces de 10 mm qui ont déjà été coupées. Arnaud me dit que l'apprenti qui est en deuxième année a déjà commencé le travail. J'apprends plus tard par le tuteur que l'apprenti en question s'était trompé. Il n'avait pas percé la barre avant de couper les morceaux de 10 mm… Arnaud poursuit son travail. Il trace le centre du cylindre à l'aide d'une équerre à centrer et pointe à l'aide d'un marteau et d'un pointeau. Il effectue la même opération pour la deuxième barre. Je suis debout à côté de lui, devant un établi .Il m'explique le fonctionnement de l'équerre à centrer. Nous retournons au tour. Il fixe la barre dans le mandrin puis met la machine en route. En avançant le foret celui-ci n'est pas exactement centré. Il n'y a aucun moyen de régler la machine à ce niveau-là. "Normalement" elle devrait être parfaitement centrée. Arnaud hésite. "Est-ce que je perce quand même ? Est-ce que j'en parle au chef ?" Il se souvient qu'on lui reproche de ne pas suffisamment s'exprimer. Il va donc en parler au chef. Celui-ci, par expérience, sait très bien qu'il y a toujours un petit décalage. Il sait également que le foret va se centrer tout seul car il sera guidé par le trou de pointage. Évidemment, pour lui, cette situation ne pose pas problème comme pour Arnaud qui n'a que 8 mois d'expérience et n'a jamais travaillé sur le tour. Arnaud poursuit donc son travail de perçage. Un nouveau problème se pose à lui. Le tuteur lui a demandé de percer jusqu'au bout du foret. Mais après une certaine profondeur, le foret se bloque et cela fait du bruit. Arnaud décide d'arrêter le perçage, sans l'avis du tuteur. Il se rend à la fraiseuse pour couper les pièces.
  • 43. Je lui demande combien de pièces il va pouvoir couper. C'est seulement à ce moment-là qu'il comprend qu'il doit garder une partie du perçage. Cela lui évite de tracer et pointer. Il pourra poursuivre directement sur le tour. Le chef lui avait expliqué cette "astuce", mais les explications ne suffisaient pas à Arnaud. Il devait en faire l'expérience. Une autre situation imprévue se pose à Arnaud. Les pièces à couper sont tellement petites (10 mm) qu'il ne peut pas les tenir lorsqu'il les coupe. Cela serait trop dangereux pour ses doigts. Lorsque la pièce est coupée, elle est projetée dans divers endroits. Arnaud doit, dans certains cas, ouvrir le bas de la machine, sortir un tiroir rempli de liquide de refroidissement et de copeaux et plonger sa main pour trouver la pièce. J'ai passé presque une heure avec Arnaud. Avant de partir, je restitue mes observations au chef d'atelier. Tout a été relativisé. Il me dit : "C'est vrai que Arnaud a des problèmes de compréhension. Mais il n'a pas assez d'expérience pour voir le travail. Pour nous, c'est évident… De plus, moi je suis allé chez le client. Je sais ce qu'il veut. J'ai une image précise du portail en construction. Arnaud ne sait pas tout cela... Par rapport au travail à faire, je sais quel est le procédé le plus rapide et qui présente le moins de risques d'erreurs. Ma difficulté, c'est de transmettre cette connaissance à l'apprenti. Ma difficulté, c'est de me faire comprendre. Sa difficulté, c'est de me comprendre…". Je quitte l'atelier. Comme souvent, je me pose la question de l'efficacité de mon intervention. J'y vois plusieurs points positifs : - Heureusement je ne me suis pas laissé piéger par les fausses évidences (manque de compréhension, travail facile...). Mon premier réflexe a été de replacer ces constats dans une situation de travail précise. Quels sont les événements vécus qui permettent de dire cela ? En général, lorsque les choses sont ancrées (c'est arrivé ce jour, à telle heure, dans telles conditions...), la personne (l'apprenti) n'est plus au centre du débat, elle est prise dans un environnement, dans une action collective... De ce fait, les évidences s'écroulent car on se rend compte de la complexité de la situation, avec des compromis, des contraintes...
  • 44. - Dans la réalité d'une situation de travail, j'ai pu montrer à Arnaud et à son tuteur qu'une tâche a priori simple devenait complexe dans sa mise en œuvre. - Le tuteur a compris que pour une même tâche, un ouvrier expérimenté et un apprenti n'ont pas la même activité. Face à la résistance du réel (la pièce non centrée, le foret qui coince, la pièce trop petite qui tombe dans la machine outil...) l'ouvrier aura certainement plus de facilité pour y faire face alors que l'apprenti, par manque d'expérience ou par peur de mal faire restera bloqué. - Le quatrième point qui me paraît important, c'est la prise de conscience que le problème de l'incompréhension du travail à faire relève de la responsabilité du collectif. Il ne peut pas être traité isolément. Ceci dit, le problème reste entier. Comment permettre à Arnaud de s'approprier la procédure qui lui est demandée ? Par trop d'explications, il perd le fil et n'est pas en situation de recherche. Il tente d'appliquer au mieux ce qui lui est demandé. Et s'il n'a pas assez d'explications, il manque de moyens pour anticiper le travail. Le tuteur doit donc toujours rechercher un équilibre... sachant qu'il est lui même pris dans un champ de contraintes (plusieurs apprentis à gérer, un travail dans l'urgence...). Que vais-je faire de toutes ces observations ? Les écrire pour les montrer au patron, aux professeurs du CFA, à Arnaud... ? Comment le présenter ? Personne ne va me dire ce que je dois faire. Je décide d'en parler à mon directeur et à mes collègues. Ils m'aideront dans ma réflexion...
  • 45. "J'ai appris à m'affirmer…" Nous sommes au mois de juin 1998. Mon travail sur cette action se termine et je ne sais pas si nous aurons des financements pour continuer l'année prochaine... Le téléphone sonne au bureau... c'est Fabrice (voir "Le bon numéro"). Il m'apprend que lors de la réunion parents/professeurs/employeur, il a osé dire "non" à son patron qui lui demandait s'il souhaitait rester dans son entreprise en deuxième année. À ce moment-là, celui-ci a fait comme s'il ne s'attendait pas à cette réponse ! Quelle hypocrisie ! D'autant plus qu'il m'apprend plus tard que la décision de Fabrice est pour lui un grand soulagement... Fabrice est heureux de me dire qu'il a trouvé un nouveau patron. Je lui demande si le travail que nous avons fait ensemble lui a servi à quelque chose et s'il souhaite le poursuivre l'année prochaine. Il me répond : "J'ai pris l'habitude de parler de mon travail, de mes difficultés... J'ai appris à m'affirmer… Cela m'a fait du bien, et je compte bien ne pas décevoir mon nouvel employeur. Ce serait bien si vous pouviez venir en entreprise l'année prochaine... C'est un moment où on peut faire le point, parler…". Cela me fait plaisir d'entendre cela dans la mesure où il m'est souvent difficile d'estimer l'impact de mon intervention sur les apprentis...
  • 46. VOUS AVEZ DIT ERGOFORMATEUR ? Ces quelques extraits de vie professionnelle n'ont d'autres prétentions que de lever une partie du voile sur le travail tel qu'il est vécu "de l'intérieur". Durant une certaine période, je me suis arrêté, le soir, pour écrire mon activité en essayant de traduire au mieux la réalité. Pour conclure, je vous propose de vous livrer quelques réflexions sur le fait de parler du travail. Le premier frein a été de dire "je"… C'est de l'exhibitionnisme, de l'égoïsme, du nombrilisme,,, Et pourtant ! J'l'ai très vite compris que si je voulais parler du travail réel, je ne pouvais pas en parler "en général". De plus, tout autre professionnel de la formation et de l'insertion aurait vécu et réalisé ce travail d'une manière singulièrement différente. Au-delà de l'aspect individuel de ma "parole d'acteur", il me semble que "les autres" sont constamment présents dans mon travail. Ce sont même eux qui lui donnent sens. Un autre frein à l'écriture est de se demander : Pourquoi j'écris ? Et pour qui ? Qui va pouvoir s'intéresser à mon travail ? A quoi cela peut bien servir de parler du travail réel ? C'est vrai que cet écrit a été réalisé en partie dans le cadre du diplôme universitaire d'analyse pluridisciplinaire des situations de travail. Mais au-delà, c'est la première fois de ma vie que je pouvais montrer à mes proches, ma famille, mes amis, de quoi était fait mon travail. En parlant "en général", je n'ai jamais réussi à partager et faire comprendre le contenu de ce que je faisais. Face à des professionnels de la formation, la question reste ouverte : en quoi le fait d'écrire son travail peut-il susciter une "mise en débat", notamment d'une certaine approche de ce travail ? En écrivant, j'ai découvert cette formidable dialectique entre la nouveauté, l'inattendu qui me surprend chaque jour et les réflexions, les questionnements, les schémas, les modèles et plans d'action que je construis également et qui permettent de re-cadrer constamment mon travail. Les quelques questions qui apparaissent dans cet écrit me semblent dépasser le caractère exceptionnel, expérimental et personnel de cette action. Je crois que les formateurs intervenant dans le domaine de
  • 47. l'insertion professionnelle doivent également se sentir pris " entre le marteau et l'enclume". Entre la relation avec des sujets qui sont autant d'histoires, de personnalités... La relation avec le contexte économique qu'il faut redécouvrir en permanence, avec des savoirs, des connaissances à transmettre. Une multitude de compétences sont nécessaires pour agir dans cet univers complexe. De ce fait, le terme trop imprécis de "formateur " ne me semble plus adapté par rapport à notre capacité à insérer et à former des personnes en situation de travail. Le formateur transmet un savoir. L'ergo-formateur, c'est le terme que je propose, construit la formation autour de situations réelles de travail, en tenant compte et en agissant également sur l'environnement qui entoure la personne. Le débat est ouvert...
  • 48. Je ne finirai pas cet écrit sans remercier un certain nombre de personnes… Tout d'abord, merci à Yves Schwartz, Jacques Duraffour, Jean-Marie Francescon et tous les intervenants du département d'ergologie APST de l'Université de Provence. Non seulement vous m'avez aidé à ouvrir les yeux sur la réalité du travail, mais c'est grâce à vous que, pour la première fois de ma vie, j'écris tant de pages !... Merci à Louis Durrive. Ton éclairage, tes encouragements, ta confiance, ta reconnaissance, ta patience m'ont beaucoup aidé et m'aideront encore... Merci à Laure Galimont, Myriam Stenger, Bernard Valéry et toute l'équipe de l'Atelier. Nos échanges et nos réflexions m'aident à structurer mon travail. Merci à Françoise Braun de m'avoir fait confiance et de m'avoir proposé d'éditer ce travail. Merci à Dorothée De Bailliencourt. Ta patience pour corriger mes nombreuses fautes de franç... de frappe est exemplaire. Merci à tous les professeurs el professionnels des CFA d'avoir ouvert leurs portes, en acceptant de se questionner sur le lien entre le travail et la formation. Merci également à tous les apprentis et les professionnels des entreprises qui m'ont fait découvrir la réalité de leur travail. Merci à Patricia, mon épouse, et mes enfants, sans vous je n'aurai jamais eu la force de faire tout ça...
  • 49. Pendant un an, Éric Antoni a pris son bâton de pèlerin, endossé sa tenue de médiateur à raison de deux heures tous les quinze jours en CFA et d'une à deux fois par mois en entreprise [...] "Le but de cette action expérimentale, menée jusqu'en juin dernier, était évidemment de briser cette spirale de l'échec en proposant au jeune en difficulté un accompagnement individuel dispensé par quelqu'un d'extérieur au CFA". Avec notamment l'ambition de faire découvrir aux quelque 33 jeunes concernés le lien entre l'apprentissage théorique dispensé en cours et la vie de chantier. Et puis aussi de leur faire prendre conscience de "la dimension collective du travail, c'est-à-dire les inciter à se représenter autrement son propre travail. En retrouvant le sens de son travail, le jeune trouve également des arguments pour se professionnaliser, négocier pied à pied une progressivité dans les tâches qui lui sont confiées..." Pascal Coquis Extraits d'un article sur l'expérience "Alternance renforcée " de l'Atelier, Dernières Nouvelles d'Alsace, 22 septembre 1998