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UNIVERSITE DE GRENOBLE
Sciences Po Grenoble
Cécile CHARRIERE
De l’Artiste décadent au Critique mélancolique
Réflexions sur l’aporie des avant-gardes au XXème siècle
Angelus Novus, Paul Klee (1920)
Israël Museum, Jérusalem
318 x 242 mm
2015
Séminaire Pratiques Historiennes et Enjeux Politiques
Sous la direction d’Yves SANTAMARIA
Mémoire Cécile Charrière
UNIVERSITE DE GRENOBLE
Sciences Po Grenoble
Cécile CHARRIERE
De l’Artiste décadent au Critique mélancolique
Réflexions sur l’aporie des avant-gardes au XXème siècle
2015
Séminaire Pratiques Historiennes et Enjeux Politiques
Sous la direction d’Yves Santamaria
« Il existe un tableau de Klee qui s’intitule Angelus Novus.
Il représente un ange qui semble sur le point de s’éloigner de quelque chose qu’il
fixe du regard. Ses yeux sont écarquillés, sa bouche ouverte, ses ailes déployées.
C’est à cela que doit ressembler l’ange de l’Histoire. Son visage est tourné vers le
passé. Là où nous apparaît une chaîne d’événements, il ne voit, lui, qu’une seule et
unique catastrophe, qui sans cesse amoncelle ruines sur ruines, et les précipite à ses
pieds. Il voudrait bien s’attarder, réveiller les morts et rassembler ce qui a été
démembré. Mais du paradis souffle une tempête qui s’est prise dans ses ailes, si
violemment que l’ange ne peut les refermer. Cette tempête le pousse irrésistiblement
vers l’avenir auquel il tourne le dos, tandis que le monceau de ruines devant lui
s’élève jusqu’au ciel. Cette tempête est ce que nous appelons le progrès. »
Walter Benjamin, Sur le concept d’histoire, 1940
5
Remerciements
Je remercie mon directeur de mémoire, Yves Santamaria dont la curiosité n’a égale
que l’humilité, pour son enthousiasme et son soutien tout au long de cette année,
Je remercie mes parents, mon frère et ma pétillante sœur Claire de m’avoir supporté
en pension complète deux mois durant,
Je remercie tout particulièrement Louis Antoine Mège de m’avoir toujours soutenu, et
pour ses précieux conseils,
Enfin, je tiens à remercier ma grand-mère, Simone Charrière, le premier peintre qu’il
m’ait été donné de rencontrer, pour son sourire et son amour sans faille
5
Sommaire
SOMMAIRE( 5!
INTRODUCTION( 6!
PARTIE!I!–!EMERGENCE!DE!LA!PERSONNALITE!DES!CRITIQUES!ET!DES!ARTISTES!3!AVANT3
GARDISME!ET!INDIVIDUALISME!COMBAT!D’EGOS!ENTRE!ARTISTES!ET!CRITIQUES!(187031959!)! 11!
Chapitre)I):)De)la)rupture)de)la)tradition):)Les)avant5gardes)contre)la)critique)(1870)5)
1900’s)) 12!
Chapitre)II):)Vers)une)tradition)de)la)rupture):)les)critiques)avec)les)Avant5gardes)
(191051959)) 25!
PARTIE!II!3!LES!NOUVELLES!AVANT!GARDES!:!DE!LA!SUBVERSION!AU!CONFORMISME!?!(1960380)
! 49!
Chapitre)I):)Théories)critiques)et)néo5avant5gardes)entre)les)années)1960)et)la)fin)des)
années)1970) 52!
Chapitre)II)5)L’abolition)des)frontières)entre)l’Art,)la)Vie)et)la)folie)(1970’s)) 66!
PARTIE!III!3!L’APORIE!DES!AVANT3GARDES!:!DISCOURS!CRITIQUE!OU!REALITE!FACTUELLE!?!(!A!
PARTIR!DES!ANNEES!80)! 76!
Chapitre)I):)De)la)mélancolie)chez)les)critiques)face)au)crépuscule)de)l’Art,)vers)un)
affaiblissement)de)l’écho)de)leurs)considérations) 78!
Chapitre)II):)La)critique)d’)«)arrière)garde)»,)un)«néo5avant5gardisme)»)?) 95!
CONCLUSION(GENERALE( 103!
BIBLIOGRAPHIE( 105!
ANNEXES( 107!
RESUME( 119!
6
Introduction
En 2006, le critique d’art Jean Clair organise une exposition au Grand Palais à
Paris intitulée Mélancolie, génie et folie en Occident. Depuis l’Antiquité la mélancolie
touche les Hommes qui s’enfoncent dans leurs réflexions jusqu’à en souffrir. Cette
souffrance atrabilaire est à l’origine d’une grande production artistique. Génie et folie
serait fortement lié à la mélancolie à tel point que l’on surnomme parfois les artistes
« enfants de Saturne ». A travers cette exposition Jean Clair a entrepris d’établir une
rétrospective de la représentation de la mélancolie en art à travers les siècles et deux
cent cinquante œuvres. Les commentateurs de cette exposition décrivent dans les
dernières salles, à partir de l’art moderne et contemporain, les tableaux exposés,
alignés de façon rectiligne, sous un éclairage froid et blanc presque comme des
produits de consommation dans un supermarché. Par cette mise en scène Jean Clair
symbolise sa propre mélancolie face à cet art qui pour lui n’est que l’aboutissement
d’une décrépitude engendrée par la désertion du sacré dans l’art. Ainsi, à travers cette
entrelacement subtil d’œuvres et de périodes Jean Clair expose le fruit de la
mélancolie des artistes, la représentation de la mélancolie par les artistes mais aussi sa
mélancolie en tant que critique d’art (et commissaire d’exposition pour l’occasion)
face à ce qu’il désigne comme le crépuscule de la culture occidentale.
On n’a jamais vu une critique de l’art contemporain si bien servie que par la
plume assassine de Jean Clair. Mais il n’est pas le seul à s’adonner à cette critique
acerbe, et l’art n’a jamais été aussi présent et critiqué que depuis la fin des avant-
gardes. Pour Jean Clair les avant-gardes essoufflées ont laissé place à un art
contemporain tout juste bon à meubler la conversation de quelques philistins. Les
7
avant-gardes historiques sont majoritairement européennes, une fois disparues, l’art
contemporain, « cheval de Troie » de l’hyperpuissance américaine, s’est imposé à la
France et à toute l’Europe. Les artistes contemporains que nous voyions exposer de
toutes parts se réclament très souvent d’avant-garde, l’expression est accrocheuse,
vendeuse, pourtant le temps des avant-gardes est révolu.
Il semble que la notion d’avant garde, ou du moins son utilisation, se soit
banalisée et tende à s’éloigner de plus en plus de son sens originel. Il faut rappeler ici
que le terme avant-garde est avant tout une métaphore militaire. L’avant-garde en
temps de guerre désignait ceux qui ouvraient la voie, qui marchaient devant, ceux qui
étaient en première ligne : les éclaireurs. L’avant-garde dans son sens militaire
comme dans son sens figuré qualifie un groupe de personnes audacieuses et sous tend
une disposition au sacrifice de ces « avant-gardistes » sur l’autel du progrès. L’avant-
garde dans son sens métaphorique « sert à désigner des individus ou des mouvements
historiques novateurs dans les arts ou l’histoire des idées »1
. Une avant-garde se veut
être en avance sur sa propre modernité, le rapport de valeur n’est plus entre le passé et
le présent mais entre le présent et le futur. Nous invoquerons ici Philippe Sers dans
ces Notes sur la modernité : « Le comportement de l’avant-garde en art est
comparable à celui des éclaireurs d’une armée en progression, ouvrant des
territoires inconnus, guettant l’ennemi, organisant sa défense en même temps qu’ils
découvrent les nouvelles contrées. L’avant-garde est par essence dans une situation
guerrière et dans une marche en avant, elle se reconnaît dans sa foi en la positivité du
futur. »2
L’avant-gardiste se satisfait de l’incompréhension que suscite ses idées ou ses
œuvres, car il tient cela pour preuve de son avance sur la société qui l’entoure.
Néanmoins, et c’est très tôt dans cette tentative de définition de l’avant-gardisme
qu’un premier paradoxe se dessine. Si un mouvement, ou une personne est incomprise
c’est bien qu’elle est reconnue et qu’elle attire l’attention d’une façon ou d’une autre.
1
Sous la direction de Jean Paul Aubert, Serge Milan et Jean François Trubert
« Avant-gardes : Frontières, Mouvements Volume I Délimitations, Historiographie ». Edition
DELATOUR France. 2013. page 17
2
SERS-LE BOT-MESCHONNIC-CURNIER, « Le dialogue avec l’œuvre, art et critique »
Essais, Edition La lettre volée, 1995, p.10.
8
Ainsi, une avant-garde n’existe que si la critique s’y intéresse. L’avant-garde
s’annonce comme un rejet du monde établi, pourtant elle a besoin de la
reconnaissance de ce même monde pour que son message soit entendu.
Cependant, « (…) on ne saurait accepter la réduction de l’avant-garde à un
certain état d’esprit, au simple refus du gout dominant et du public. Personne n’a
probablement rejeté son public avec moins d’indulgence que Flaubert. Peut-on en
faire un artiste d’avant garde ? Identifier l’avant garde à cette attitude, fréquente au
XIXème siècle, conduirait à confondre l’artiste d’avant-garde et l’artiste incompris
ou encore l’artiste scandaleux. »3
. De fait, pour Jean Robelin il faut adopter une
définition esthétique des avant-gardes ; la révolution des avant-gardes tient à
l’abandon de l’imitation et au changement dans les sujets de représentations, nous
verrons cela de façon plus approfondie dans la suite de notre travail. Les avant-gardes
se détachent de tout caractère imitatif et représentatif, « Elles ont fait de la manière
picturale même, des lignes et des couleurs, de la superficie du tableau même, l’objet
même de l’acte esthétique. »4
Lorsque l’on choisit d’étudier un phénomène il est important de pouvoir structurer
l’histoire , ici en l’occurrence l’histoire de l’art. Pour structurer l’histoire de l’art il
faut, même si des nuances existent selon les historiens et les critiques, établir des
points de rupture dans le déroulement des évènements. Les premières avant-gardes
ont entrainé la rupture entre art classique et art moderne à la fin du XIXème siècle.
Les impressionnistes rompent avec l’académisme imposé par l’Académie Royale de
peinture et de sculpture depuis le règne de Louis XIV. Le symbole de cette rupture
entre art classique et art moderne, entre tradition et modernité artistique est incarné
par le tableau de Manet en 1863, Déjeuner sur l’herbe5
exposé au Salon des refusés.
Ce tableau rompt avec tous les codes de l’académisme de part sa technique, mais
aussi de part les personnages représentés. Ainsi, les impressionnistes puis les
3
ROBELIN Jean, dans Avant-Gardes :Frontières, Mouvements Volume I,
Délimitations, Historiographie , Sous la direction de Jean Paul Aubert, Serge Milan et
Jean François Trubert, Editions Delatour France, 2013, p.46
4
Ibidem, p.47
5
Voir Annexes – Figure 1
9
expressionnistes seront considérés comme les premiers mouvements d’avant-garde
artistique à la fin du XIX eme siècle. Le XXème siècle sera celui des avant-gardes, à
un rythme effréné les artistes, frileusement soutenu puis encouragé par les critiques et
les institutions, vont systématiquement poursuivre ce nouvel idéal : la nouveauté.
Cette soif de nouveauté, ce désir de rupture, cette quête de transgression, ce violent
rejet des normes établies ne s’essoufflera, selon les critiques qu’à partir des années
1980. En effet, dans La transfiguration du banal6
, Arthur DANTO annonce une fin de
l’histoire de l’art car « toutes les possibilités de l’art ont été réalisées » ; il n’est pas le
seul à faire ce constat.
Par ailleurs, nous traiterons principalement les thèses de critiques d’art
Français et les Américains car les théoriciens de l’avant-garde les plus renommés et
les plus influents sont issus de ces deux Nations.
La place et le rôle des critiques dans l’émergence des avant-gardes ne nous
intéresseront ici que dans le domaine des arts plastiques. Le domaine de ce que l’on
appelait autrefois les arts visuels est le seul ou la question de l’identité de l’œuvre
d’art se pose vraiment. Les arts plastiques incarnent l’illustration la plus manifeste de
la subversion dans le monde de l’art ; la subversion la plus choquante car la plus
visible. L’évolution des arts plastiques avec les avant-gardes a entrainé une profonde
remise en question philosophique sur la définition de ce qu’est, ou ce que n’est pas
l’Art par les critiques. La littérature, la danse, le théâtre, la musique, autant de
disciplines dont l’identité artistique n’est que rarement questionné.
A travers ce travail nous essaierons de développer la vision des critiques d’art
sur les avant-gardes, quelle est l’analyse des critiques sur les avant-gardes
artistiques ? Quel impact existe il entre les écrits critiques et les mouvements d’avant-
gardes ? Peut-on encore aujourd’hui désigner les artistes comme des enfants de
Saturne ? En résumé nous essaierons de comprendre l’évolution du rôle respectif du
critique d’art et de l’artiste ainsi que leurs relations pendant et après les avant-gardes.
6
DANTO, Arthur. La transfiguration du banal, 1989, Collection poétique Seuil p. 25
10
Nous verrons d’abord qu’entre la fin du XIXème et le début du XXème siècle
émergent deux figures centrales pour notre travail : l’artiste d’avant-garde et le
critique d’art en tant que personnalité à part entière. Nous verrons que ces deux fortes
personnalités vont s’opposer et de soutenir dans un combat d’égo représentatif de
l’émergence de l’individualisme de l’époque (Partie I). Ensuite, nous verrons que les
avant-gardes vont paradoxalement instituer une tradition de la rupture perpétuelle, une
« tyrannie de la nouveauté », encouragée par les critiques dans les années 1960 (Partie
II). Enfin, un nouveau paradoxe émerge à partir des années 1980 l’art est de plus en
plus omniprésent dans la société, pourtant selon de nombreux critiques ces années
marquent la fin des avant-gardes et l’annonce d’une fin de l’art. Nous nous
demanderons si la fin des avant-gardes, la décadence ou encore la « clôture de
l’histoire de l’art » proclamée par de nombreux critiques est le fruit fantasmagorique
de leur mélancolie ou une réalité factuelle (Partie III).
11
PARTIE I – Emergence de la personnalité des
critiques et des artistes - Avant-gardisme et
individualisme combat d’égos entre artistes et
critiques (1870-1959 )
Il est extrêmement intéressant d’observer un croisement de phénomènes en
cette fin de XIXème, et début de XXème. Tout d’abord, il faut noter qu’au XIXème
siècle, le statut de critique d’art n’était pas un métier à part entière, on pouvait être
journaliste, artiste, philosophe et émettre des critiques sur l’art sans se présenter
comme étant « critique d’art ». De plus, les artistes commentaient le travail de leurs
confrères, mais cela étaient de l’ordre du partage d’opinion, et de la volonté de
promouvoir un mouvement ou non. Puis progressivement au XIXème siècle la
critique d’art devient une activité à part entière, le critique devient une figure qui pèse
dans le milieu artistique, son expertise est respectée, la critique d’art n’est plus
seulement un exercice parmi d’autres, mais une profession. Ainsi le XXème voit
émerger le critique d’art, expert et parfois même audacieux théoricien de l’art. En
même temps, l’artiste qui avant se limitait à créer les œuvres d’art se met lui aussi à
commenter et à théoriser sa création, le mouvement auquel il appartient, ses confrères,
l’histoire de l’art. Ainsi, critiques et artistes dans un combat d’égos parfois brutal vont
s’affronter sur la question des avant-gardes.
Nous étudierons d’abord les prémices de l’art moderne à travers le regard des
critiques entre rejet et enthousiasme. Les premières avant-gardes, dites avant-gardes
historiques ont opéré une profonde rupture avec la tradition contre la volonté des
institutions et avec la désapprobation des critiques ( Chapitre I ). Puis nous verrons
s’autonomiser la profession de critique d’art en tant que telle soutenant de plus en
plus les artistes d’avant-garde. Ces mêmes artistes s’érigeant de plus en plus en
théoricien et critique de leur propre art ( Chapitre II ).
12
Chapitre I : De la rupture de la tradition : Les avant-gardes
contre la critique (1870 - 1900’s)
A partir du Second Empire, l’expression de la modernité en France se fera à
travers la culture et plus précisément les Arts. Comme la querelle des anciens et des
modernes opposa La Fontaine à Perrault, les peintres d’avant-gardes s’opposeront au
rigide académisme de l’art classique. A la fin du XIXème siècle en France une
révolution voit le jour, les impressionnistes font couler de l’encre ; souvent fustigés il
n’est pas sans peines de mettre bas la modernité. Le mouvement reconnu comme
étant le premier des avant –gardes artistique s’incarne à travers les impressionnistes à
la fin du XIXème siècle. Par leurs œuvres ces peintres « rebelles » décident de ne plus
respecter les règles imposées par l’académisme, de la pointe de leurs pinceaux, ils
chatouilleront la Tradition, entrainant dans ses soubresauts le dévoilement d’une
Modernité encore timorée.
La place de la critique dans cette révolution de l’art, qui donnera naissance à
l’art moderne peut être symbolisée par Louis Leroy (1812-1885). Ce journaliste
commente l’exposition organisée par Monet en 1874, à cette date les impressionnistes
ne portaient encore aucun nom qui permette de les identifier. Le titre de l’article de
Louis Leroy, publié dans le magazine Le Charivari s’intitule « L’exposition des
impressionnistes » et tout au long de cet article le journaliste raille ces peintres qui
sont pour lui des imposteurs. Cette expression utilisée par Leroy dans le dessein de
décrédibiliser ces artistes sera finalement sciemment adoptée par les peintres qu’il
désignait, de façon officielle et définitive.
Nous traiterons ici deux aspects de cette révolution artistique. Il est très
important de comprendre en quoi l’impressionnisme est une avant-garde (1). Et
comment la reconnaissance des critiques a finalement fait passer l’impressionnisme
d’une avant-garde à une nouvelle tradition artistique (2).
13
1. Une rupture sur la forme et sur le fond
« Depuis des milliers d’années, tous les gens qui se mêlent de peindre empruntent
leurs procédés d’éclairage aux vieux maîtres. […] C’est au petit groupe des
impressionnistes que revient l’honneur d’avoir balayé tous ces préjugés, culbuté
toutes ces conventions. L’École nouvelle proclamait cette vérité scientifique : que la
grande lumière décolore les tons, que la silhouette, que la couleur, par exemple,
d’une maison ou d’un arbre, peints dans une chambre close, diffèrent absolument de
la silhouette et de la couleur de la maison ou de l’arbre, peints sous le ciel même,
dans le plein air. »
Joris-Karl Huysmans7
La rupture entre l’art classique et l’art moderne est double, faisant de
l’impressionnisme la première des avant-gardes artistiques. Non seulement la fin du
XIXème siècle assiste à une transfiguration du sacré, qui va se déplacer de l’œuvre
d’art, au génie de son créateur (A). Mais la rupture s’opère aussi sur la forme, car les
impressionnistes font table rase de toutes les règles imposées par la sacro-sainte
Académie des Beaux-Arts et abandonnant la mimesis au profit de l’imagination (B).
7
Joris-Karl Huysmans « L’Exposition des indépendants en 1880 », l’Art moderne,
1883
14
A. La transfiguration du sacré dans l’art moderne
Avant d’aborder la question de l’évolution perpétuelle d’une perte de
sacralité de l’œuvre d’art moderne ; il nous faut essayer de définir ce qu’est le sacré.
L’inanalysable notion de sacré a fait couler bien plus d’encre et torturer bien plus
d’esprits que celle des avant-gardes ainsi nous essaierons d’être le plus synthétique
possible. Mircea ELIADE définit le sacré par opposition au profane; ainsi, tout ce qui
ne relève pas du profane est sacré. Un lieu ou une chose est sanctifiée dans
l’imaginaire commun lorsqu’il est relatif à une religion, à quelque chose de supérieur ,
avec une dimension métaphysique. L’Art jusqu’au XIXème est sacré, car il est au
service du sacré : l’Eglise, le Roi, l’Empereur, la France.
Ainsi, au XIXème siècle, l’art, miroir de la société reflète ce processus de
« désenchantement du monde » que décrit Max WEBER, l’autonomisation de l’art vis
à vis de la religion semble irréversible. Néanmoins, comme nous l’explique Mircea
ELIADE « (…) l’homme profane qu’il le veuille ou non, conserve encore les traces
du comportement de l’homme religieux, mais expurgées des significations
religieuses. »8
. L’art moderne délaisse les représentations religieuses et les règles
presque sacrées, puisque supérieures à la volonté des artistes, émanant de l’Académie
des Beaux-Arts.
Pourtant Nella ARAMBASIN explique que finalement le sacré ne disparaît jamais
des sociétés mais qu’il se métamorphose, qu’il évolue en même temps qu’elles9
. Un
tableau n’est plus sacré parce qu’il représente quelque chose de sacré mais parce qu’il
est une œuvre d’art ; on assiste à un déplacement de la sacralité dans l’art, de ce qu’il
représente à comment il le représente, et par le simple fait qu’il soit Création. « Une
peinture ne mérite pas l’épithète de sacrée parce qu’elle représente une scène ou un
personnage de la foi. Le caractère ne vient pas du sujet, mais de la façon dont il est
traité » souligne Joséphin PELADAN écrivain et ésotériste Français en 1905.
Donc, nous l’avons compris il ne s’agit pas d’un abandon, ni d’une perte du sacré
mais bien d’une transfiguration de la sacralité, phénomène symptomatique de toute
8
ELIADE Mircea, Le sacré et le profane , Folio essais, 1987
9
ARAMBASIN Nella , « La conception du sacré dans la critique d’art en Europe
entre 1880 et 1914 », Thèse publiée en 1996
15
révolution. Comme l’historien Michel MESLIN le précise « C’est l’homme, et
l’homme seulement, qui est la mesure de la sacralité des êtres et des choses, parce
qu’il est l’agent de leur possible sacralisation »10
. Ainsi, les peintres avant-gardistes
du XIXème ont décidé de déplacer l’essence de leurs œuvres, d’une reproduction
précise de la réalité dans les limites établies par l’Académie ; à une représentation
d’un sentiment, une émotion, une impression ressentie à un moment précis.
Malraux plusieurs décennies après la naissance de l’art moderne avait
prophétiquement annoncé que l’art finirait irrésistiblement par remplacer la religion ;
nous soulignerons la métaphore filée pertinente que Alain Jouffroy fait quant à cette
prédiction « La croyance universelle en l’Art est devenue en effet aussi forte et
envahissante que la croyance en Dieu. Il existe des dévots de l’Art ( les
collectionneurs, les historiens), des prêtres ( les critiques et les journalistes) et même
des cardinaux ( les directeurs de musées, les grands sponsors ) :on finira par inventer
une sorte de Vatican de l’Art, et pourquoi pas un Pape de l’art, qui aura pouvoir de
sanctifier certains artistes, et d’en excommunier d’autres(…) »11
L’éternelle tradition est remplacée par l’éphémère modernité dans les tableaux
impressionnistes, la lumière, les couleurs, les formes floues révèlent le ressenti de
l’artiste devant le spectacle fugace d’un coucher de soleil. La sacralité de l’œuvre
d’art mimétique s’est déplacée vers le génie imaginatif de l’artiste, qui se pose alors
comme le Dieu créateur d’un nouveau monde entre les quatre cotés de son canevas.
Cette transfiguration du sacré peut se résumer en une phrase de Nietzsche « L’homme
n’est plus artiste, il est lui –même œuvre d’art »12
.
10
ARAMBASIN Nella , « La conception du sacré dans la critique d’art en Europe
entre 1880 et 1914 », Thèse publiée en 1996
11
JOUFFROY Alain, « XXème siècle, essais sur l’art moderne et d’avant-garde » ,
Editions FAGE, 2008,p. 307
12
JOUFFROY Alain, « XXème siècle, essais sur l’art moderne et d’avant-garde » ,
Editions FAGE, 2008 p. 317
16
B. De la Beauté classique à une Esthétique moderne
« L’art ne rend pas le visible mais rend visible ce qui, sans l’entremise de l’art, ne se
montrerait pas »
Paul KLEE
Pour Aristote, « le plaisir spécifique que nous procure une œuvre mimétique
exige que nous sachions qu’il s’agit d’une imitation » 13
, ici nous apparaît alors une
première explication quant à l’incompréhension des critiques d’art réfractaires à
l’impressionnisme. En effet, comme nous le verrons par exemple dans l’article de
Louis LEROY sur l’exposition de la rue des Capucins, ou bien dans les pamphlets de
WOLFF, nombre de spectateurs et de critiques sont désarçonnés devant les tableaux
de Monet car ils ne reconnaissent pas dans ces reproductions, le sujet ou le paysage
représenté.
Nous verrons dans le déroulement de ce travail que la question du goût
, de la faculté de juger ( Kant ), de la notion de beauté ( Heidegger ) et d’esthétique (
Hegel ) reviennent systématiquement dans tous les questionnements relatifs à l’art. La
première rupture, due aux avant-gardes concernant la question de la beauté s’opère
donc avec les impressionnistes qui refusent l’hégémonie de la beauté classique,
reproduction exacte du sujet observé ; et veulent représenter ce qu’ils voient, en
utilisant leur imagination ; cette imagination que Charles Baudelaire qualifie de reine
des facultés.
Avec l’impressionnisme, avant-garde de la fin du XIXème, et les avant-gardes
du début du XXème siècle ( symbolisme, art nouveau, nabis, cubisme…), les débuts
de l’art moderne sont caractérisés par un changement de paradigme quant à
l’appréciation de la « valeur » des œuvres. Le critère d’appréciation esthétique d’une
œuvre est fondamental en ce qu’il est la pierre de touche de l’analyse critique ; l’Art
13
DANTO Arthur, « La transfiguration du banal » Edition Poétique Seuil, 1989
p.161
17
est en ce début de siècle est encore largement rétinien bien que la place laissé à
l’imagination soit plus importante que dans l’art classique. Nous verrons que deux
ruptures fondamentales se font avec la naissance de l’art moderne ; la première
concerne la technique pure dans la façon de représenter (1), la seconde le sujet de la
représentation (2).
1. Un « flou artistique » controversé
L’uns des deux aspects de l’art moderne et qui choque profondément les critiques de
l’époque est le pied de nez qui est fait à toutes les règles de l’académisme. D’un point
de vue purement technique la manière de peindre des impressionnistes est déroutante.
Certains s’y retrouvent mais nombreux sont ceux qui répriment un rictus devant ce
qui leur semble être un tableau d’amateur, et de surcroit, inachevé. La subtilité de la
couleur et la lumière, la transmission d’une sensation deviennent plus importantes que
la précision du trait et de la perspective, plus importante que la reproduction parfaite
jusque dans les moindres détails. L’appréciation subjective de l’artiste par rapport à ce
qu’il voit est mise à l’honneur. Le romancier et critique Edmond DURANTY exprime
merveilleusement bien cette émotion que l’on ressent face à un tableau
impressionniste et ce que l’artiste cherche à transmettre « (…) pour la première fois
des peintres ont compris et reproduit ou tenté de reproduire ces phénomènes ; dans
telle de leurs toiles on sent vibrer et palpiter la lumière et la chaleur ; on sent un
enivrement de clarté qui, pour les peintres élevés hors et contre nature, est chose sans
mérite, sans importance, beaucoup trop claire, trop nette, trop crue, trop formelle »14
.
Les derniers mots de cet extrait, nous l’aurons compris, font référence aux peintres
classiques qui, à la différence des impressionnistes ne peignent jamais dehors, à la
lumière naturelle, mais dans des ateliers avec un sujet fixe, voire inerte.
L’écrivain et journaliste américain Henry James écrira que les
impressionnistes « jettent le détail aux orties et se concentrent sur l’expression
générale »15
: cette particularité de l’art moderne divise profondément les critiques
14
DURANTY Edmond, La Nouvelle Peinture . A propos du groupe d’artistes qui
expose dans les galeries Durand-Ruel, Paris, L’Echoppe,1988, p32.
15
LOBSTEIN Dominique, Eloges et critiques de l'impressionnisme : De Charles
Baudelaire à Georges Clemenceau – Broché, 2012
18
qui ont tendance dans certains cas à voir cela comme une insulte faite aux Beaux-
Arts, une profanation de cette discipline si prestigieuse. La critique fut lente à
reconnaître l’impressionnisme ; et tout au long de ce parcours elle fut cruelle avec ces
artistes, dont les toiles ne se vendaient pas, qui étaient refusés de nombreuses galeries
et des salons officiels. Dans ses mémoires, l’écrivain et critique d’art irlandais
Georges MOORE écrit dix ans après avoir visité la troisième exposition
impressionniste à Paris et il explique que devant les tableaux de Monet il restait
perplexe « (…) Car l’art n’était pas pour nous alors ce qu’il est maintenant : une
pure émotion, vraie ou fausse, uniquement selon son intensité ; nous croyions à la
grammaire de l’art, à la perspective, à l’anatomie, et à la jambe qui porte (…) »16
.
Cette phrase permet de démontrer deux choses importantes : premièrement
elle corrobore ce que nous disions ci dessus, deuxièmement elle montre comment le
regard des critiques s’est transformé aboutissant in fine à une sincère appréciation du
travail des impressionnistes.
2. Le sujet de la représentation
En plus d’une réappropriation des techniques de peinture, les avant-gardes de
la fin du XIXème et du début du XXème siècle ont aussi innové quant au sujet qu’ils
choisissaient de représenter. L’art classique s’attachait à représenter des scènes
religieuses, la famille Royale, des natures mortes ou encore des scènes de bataille
héroïques comme nous l’avons expliqué précédemment, les sujets représentés avaient
toujours un caractère sacré et tout du moins qui n’allaient pas contre les bonnes
mœurs.
Les tableaux de Toulouse Lautrec ou encore de Degas sont très choquants à
leur époque car leurs sujets de prédilection sont ceux de la vie courante . Les deux
peintres aiment à représenter le Paris nocturne de la Belle Epoque, ses bars et ses
16
LOBSTEIN Dominique, Eloges et critiques de l'impressionnisme : De Charles
Baudelaire à Georges Clemenceau – Broché, 2012 p.101
19
prostituées ; les vices jusqu’alors occultés par les Beaux-Arts sont présentés au regard
du spectateur. Toulouse-Lautrec est célèbre pour avoir beaucoup peint le quartier
Montmartre et ses maisons closes, il était fasciné par Yvette Guilbert, une danseuse
du Moulin Rouge dont il représente souvent le corps par de simples coups de crayon,
symbolisant sa grâce. Nous pourrons remarquer en annexe en observant un portrait
d’Yvette Guilbert (figure 2) une certaine influence de Toulouse-Lautrec sur le travail
d’Egon Schiele (Figure 3) et une commune curieuse fascination pour les femmes
rousses ( Yvette Guilbert/ Adèle Herms ) . Dans la subversion Egon Schiele va plus
loin encore en représentant des corps nus décharnés et des visages aux traits distordus.
Tous ses portraits de personnages souvent comme contractés par l’angoisse sont faits
sur des fonds neutres, monochromes caractéristique innovante de son travail. Le
subversif Egon Schiele provoque de la gène dans ses tableaux chez les critiques ; mais
il n’est pas le seul à engendrer cette réaction.
Dans un autre registre, Gustave Courbet en 1866 provoquera aussi la gène avec
son œuvre si controversée : L’Origine du monde. Il est pertinent d’invoquer ici
L’Origine du monde (figure 4) car sur le plan technique, Courbet respecte toutes les
règles de l’académisme classique, il est à ce niveau irréprochable. Néanmoins, le sujet
qu’il choisit de représenter , et le titre qu’il lui attribue est doublement provocateur.
En effet, représenter et désigner un sexe féminin comme l’origine du monde revient à
dire que ce n’est pas Dieu qui en est l’origine. Courbet ainsi s’attaque par cette œuvre
doublement au Sacré. Encore aujourd’hui, malgré l’abondance d’images obscènes et
pornographique dans nos sociétés contemporaines, ce tableau dérange, à tel point
qu’il a été censuré plusieurs fois sur les réseaux sociaux, pour ne pas nommer
Facebook : Courbet serait-il encore d’avant-garde aujourd’hui ?
Ainsi, l’art moderne opère une double rupture avec l’art classique sur le plan de
la technique et sur le choix des sujets représentés. On assiste à cette époque à une
transfiguration du banal : des scènes de la vie quotidienne sont représentées, les
bonnes mœurs ne sont plus toujours respectées, l’oisiveté et le vice, la banalité
devient un objet d’étude majeur pour les artistes. En parallèle de ce mouvement
s’opère aussi une banalisation de la peinture par l’abandon de la technique et des
règles classiques. Il est donc possible de dire que, déjà à la fin du XIXème siècle
20
l’autonomisation de l’art vis à vis de la tradition n’est que le début d’un délitement de
tout ce qui définissait l’art, annonçant rétrospectivement ce que de nombreux critiques
du XXIème siècle désignent, comme le prédisait Hegel une « mort de l’art » .
Nous pouvons maintenant comprendre ce qui a pu choquer les critiques d’art de
l’époque et ce sont précisément ces critiques que nous allons envisager. La critique a
été lente a accepter l’impressionnisme et beaucoup d’artistes de ce mouvement ont
souffert de cette frilosité voire de ce courroux.
2. Réception mitigée de l’art moderne par les critiques
Dès 1820, certains artistes décident d’abandonner les codes de l’Académie mais
ces derniers sont peu connus dans le monde artistique, voire écartés de toutes les
manifestations officielles. Malgré le soutien de quelques belles plumes dès les
premières toiles comme Apollinaire, Zola ou Baudelaire, le processus d’acceptation
de cette nouvelle esthétique par les critiques fut long. Après la révolution de 1848, ces
impressionnistes qui ne portaient pas encore leur nom se voient acceptés au Salon
officiel. Néanmoins, sur 5 000 œuvres proposées par les impressionnistes pour être
exposées au Salon , 3 000 furent refusées17
, entrainant une indignation telle
qu’Edouard MANET et Antoine CHINTREUIL décident d’ouvrir le 15 mai 1863, le
Salon des refusés. Cette création du Salon des refusés et les expositions qui en
découlent sont légales et reconnues par Napoléon III ; pourtant, il est surprenant de
voir qu’après la guerre de 1870 l’Académie des Beaux Arts se réforma, se montrant
encore plus exigeante sur le respect des règles de l’art classique.
Ainsi entre éloges et critiques, la réception de cette modernité artistique divise
critiques et artistes. Il semble inconcevable pour nous aujourd’hui d’imaginer que les
tableaux de Monet, de Manet de Bazille ou de Renoir ait pu choquer et susciter un
certain agacement voire un fort courroux chez les critiques. Pourtant nous verrons ici
dans un premier temps que le monde artistique, surtout à la fin du XIXème siècle est
17
salon [archive], article extrait de l'ouvrage Larousse « Dictionnaire de la peinture »
21
très réfractaire à cette nouvelle esthétique (A). Puis nous rappellerons que ce rejet ne
fut pas unanime (B).
A. L’impressionnisme fustigé
Lorsqu’après de longues années l’impressionnisme fut connu et reconnu, Louis
Leroy a été désigné comme l’incarnation de la mauvaise réception de cet art moderne
si révolutionnaire. Il représente ainsi l’opposition à l’impressionnisme en même temps
qu’il lui donna son nom, adopté à la suite de la publication de ce célèbre article dans
Le Charivari.
Extraits: Louis LEROY – Le CHARIVARI – 25 Avril 187418
“Oh ! Ce fut une rude journée que celle où je me risquai à la première exposition du
boulevard des Capucines en compagnie de M Joseph Vincent, paysagiste, élève de
Bertin, médaillé et décoré sous plusieurs gouvernements !
L’imprudent était venu là sans penser à mal ; il croyait voir de la peinture comme en
voit partout, bonne et mauvaise, plutôt mauvaise que bonne, mais non pas attentatoire
aux bonnes moeurs artistiques.
Je le conduisis devant le champ labouré de M. Pissarro.
A la vue de ce paysage formidable, le bonhomme crut que les verres de ses lunettes
s’étaient troublés. Il les essuya avec soin, puis les reposa sur son nez.
– Par Michalon s’écria-t-il, qu’est-ce que c’est que ça ?
– Vous voyez . une gelée blanche sur des sillons profondément creusés.
18
https://impressionnismetpe.wordpress.com/2013/03/17/les-critiques/
22
– Ça des sillons, ça de la gelée ?… Mais ce sont des grattures de palette posées
uniformément sur une toile salie. Ça n’a ni queue ni tête, ni haut ni bas, ni devant ni
derrière.
– Peut-être…mais l’impression y est… ce n’est ni fait ni à faire. Mais voici une vue de
Melun de M. ROUART où il y a quelque chose dans les eaux, par exemple, l’ombre du
premier plan est bien cocasse.
– C’est la vibration du ton qui vous étonne ?
– Dites le torchonné du ton, et je vous comprendrai mieux….
– Je jetai un coup d’oeil sur l’élève de Bertin : son visage tournait au rouge sombre.
Une catastrophe me parut imminente, et il était réservé à M. Monet de lui donner le
dernier coup…
– “IMPRESSION, Soleil levant”_
– Impression, j’en étais sûr Je me disais aussi, puisque je suis impressionné, il
doit y avoir de l’impression là-dedans… »
Pourtant, Louis Leroy s’il est le réfractaire à l’impressionnisme le plus connu, en
réalité malgré sa raillerie il n’est pas complètement fermé à ce nouveau style
artistique. L’ironie est palpable dans son article et il s’agit plus ici d’une mise en
scène comique que d’une critique furibonde.
C’est Albert Wolff, journaliste auteur dramatique et critique d’art français
d’origine allemande qui fut l’uns des personnages les plus caustique et dont la plume
fut la plus piquante. Pour lui Pissarro et ses acolytes sont des déments en plein délire
qui mettent en danger l’art, il écrit en 1876 « (…) dans la mutuelle admiration de leur
égarement commun, les membres de ce cénacle de la haute médiocrité vaniteuse et
tapageuse ont élevé la négation de tout ce qui fait l’art à la hauteur d’un principe ; ils
23
ont attaché un vieux torche-pinceau à un manche à balai et s’en sont fait un
drapeau »19
.
Le célèbre Edmond de Goncourt, écrivain et fondateur de l’Académie
Goncourt acène des phrases assassines à l’attention des impressionnistes et de Degas
particulièrement. Ils désignent les peintres de ce mouvement comme des
« esquisseurs, des faiseurs de taches » et décrit durement l’uns des maîtres de
l’impressionnisme: « Degas, ce constipé de la peinture, cet homme aux méchancetés
travaillées et piochées dans l’insomnie de ses nuits de ratés … »20
Ainsi, avons nous eu un léger aperçu du type d’accueil que recevaient ces
artistes d’avant-gardes à la fin du XIXème siècle, néanmoins de nombreux artistes,
écrivains et intellectuels se sont rapidement liés à la cause des impressionnistes.
B. L’impressionnisme glorifié
« Ce mouvement n’est pas tant une manifestation du génie français que de la culture
universelle »21
Guillaume Apollinaire
Nombreux sont ceux qui ont cru en l’avenir de ces artistes talentueux et
rebelles, nous retiendrons à titre d’échantillon, les noms de quatre génies de la
littérature française, ils se sont fait ardents défenseurs de ces nouvelles arts
impressionnistes. Nous pensons ici au poète et critique Charles Baudelaire, à
19
WOLFF Albert, « Le calendrier parisien », Le Figaro, 3 avril 1876
20
de GONCOURT Edmond et Jules, Journal, mémoires de la vie littéraire, (le 8 mai
1888), t. III : 1887-1896, Paris, Robert Laffont, « Bouquins », 2004, p.121-122.
21
LOBSTEIN Dominique, Eloges et critiques de l'impressionnisme : De Charles
Baudelaire à Georges Clemenceau – Broché, 2012
24
l’écrivain et critique d’art Emile Zola, au poète et professeur d’anglais Stéphane
Mallarmé et enfin au jeune poète et écrivain Guillaume Apollinaire. Chacun à une
décennie différente (respectivement en 1859,1876,1880,1913) a su progressivement
séduire l’opinion et faire accepter peu à peu l’art moderne aux institutions, aux
marchands d’art, au public et finalement aux autres critiques.
Nous avons vu ici comment les premières avant-gardes et particulièrement
l’impressionnisme, s’est heurté violemment à l’opinion de ceux qui parmi leurs
activités s’adonnaient à la critique d’art. L’abolition de tout respect envers la figure
tutélaire de l’Académie des Beaux-Arts annonce une nouvelle ère, celui de l’art
moderne. Cet art moderne commence ainsi vers le milieu du XIXème siècle et s’étend
jusqu’à nos jours ; l’art contemporain étant lui même la partie la plus récente de l’art
moderne. Ces avant-gardes dites historiques ont fait naître un vent de révolte qui ne
s’essoufflera qu’à la fin des années 1980.
Les critiques, amateurs d’art ou écrivains se sont divisés, majoritairement
opposés à ces innovations, ils finiront par y adhérer et à les encourager presque
unanimement comme nous le verrons par la suite. Les impressionnistes, puis les néo-
impressionnistes suivi des symbolistes, des nabis, des fauvistes ou encore des cubistes
ont finalement crée une nouvelle tradition : la « tradition du nouveau22
».
22
ROSENBERG Harold, La tradition du nouveau, Les éditions de minuit, 1962
25
Chapitre II : Vers une tradition de la rupture : les critiques
avec les Avant-gardes (1910-1959)
Le XXème siècle sera indéniablement celui des avant-gardes, elles se
succèderont à un rythme effrénée dans une lutte perpétuelle contre les normes
établies, contre le carcan de cette Tradition infernale qui étouffe l’imagination et
restreint la liberté créatrice. Nous verrons ici que la place de la critique dans le milieu
de l’art est de plus en plus importante ; et que les artistes eux mêmes se mettent à
théoriser leurs créations. Les critiques et les historiens de l’art par leurs analyses
permettent de structurer, et d’expliquer ce qui a mené les artistes à peindre de telle ou
telle manière, à choisir tel ou tel sujet ; à partir des années 1910 les artistes prennent
la parole, des manifestes sont rédigées, instaurant leurs propres règles. Soulignons
d’ailleurs ici un énième paradoxe : l’apparition d’une nouveauté, la rédaction de
Manifestes, pour lutter contre le normativisme de la Tradition, imposer de nouvelles
règles ne fait il pas de ces artistes les pères d’un nouveau carcan auquel ils se
soumettent ? Les artistes en quelque sorte vont commencer à marcher sur les plates
bandes des critiques, renforçant ainsi leur statut, puisque nous savons que toute
identité se construit contre une autre , lorsqu’elle se sent menacée.
Nous avons vu précédemment que la rupture avec l’art classique était double ;
sur la forme et sur le fond . Héritier de l’impressionnisme, le début du XXème siècle
voit apparaître un nouveau mouvement qui obtient un grand succès surtout aux Etats
Unis : l’Abstraction. (A) Ce mouvement va englober tous ceux du XXème siècle,
s’opposant à la figuration classique et du début de l’art moderne ; le ressenti,
l’émotion, l’indescriptible prend définitivement le pas sur la reproduction fidèle de ce
que l’œil voit. L’art abstrait, nouveau cataclysme dans l’histoire de l’art, les artistes
théorisent, les critiques suivent, la politique s’en mêle et Clement Greenberg se
démarque comme la figure du critique d’art du XXème siècle.
Nous verrons ensuite que l’art critiqué devient aussi art critique, art manifeste, les
avant-gardes se mêlent de politiques et d’idéaux révolutionnaires. Nous étudierons le
futurisme italien en tant que cas d’école (B).
26
En France c’est Dada et le surréalisme qui prétendent à un message politique :
l’anarchie, le rejet de toutes conventions, une sorte de nihilisme tragique qui mènera
l’uns de ses leaders, André Breton à écrire à Tristan Tzara dans leurs correspondances
le 4 avril 1919 : « tuer l’art est ce qui me paraît le plus urgent »23
. Ce qui nous
intéressera dans cette courte réflexion sur le mouvement Dada et les surréalistes en
France sera l’apparence loufoque de leurs manifestations. L’humour, la plaisanterie et
parfois l’absurde semblent inhérentes dans ces mouvements. Pour la première fois, et
c’est ici Marcel Duchamp, illustre artiste et théoricien d’avant-garde qui est à
l’origine de toutes les questions que soulèveront Dada et le surréalisme pour les
critiques d’art. La question se pose très sérieusement pour les critiques des limites de
l’art, de ce qu’est ou de ce que n’est pas une œuvre d’art. (C)
23
JOUFFROY Alain, « XXème siècle, essais sur l’art moderne et d’avant-garde » ,
Editions FAGE, 2008 p. 314
27
1. La naissance de l’art abstrait
« Redéfinissant le rôle de la peinture dans la culture occidentale, l’abstraction est
l’innovation décisive de l’art moderne. Si la peintre est le « porte étendard » du
modernisme, alors, suivant certains critiques récents, la peinture abstraite est son
« emblème ».Elle est ce qui, nous l’imaginons, caractérisera l’art du XXème siècle
pour les générations à venir. »24
L’aquarelle sans titre de Vassily Kandinsky datant de 1910 symbolise le point de
départ de l’art abstrait 25
, le premier tableau de l’art moderne non figuratif. De
nombreux critiques ont, comme nous le voyons dans la citation ci dessus, désigné
l’abstraction comme étendard du modernisme. Or, c’est cela même que Georges
Roque regrette ; car cette assimilation a conduit de nombreux pans de l’opinion
publique à rejeter en bloc l’art contemporain. En effet, d’après lui une large partie de
la production artistique de l’époque était encore figurative. Toute cette production
figurative a été passée sous silence, occultée et très peu commentée par les critiques,
très peu exposée dans les galeries et musées. L’heure était à l’abstraction.
Ainsi il semble impératif ici d’étudier un homme qui a théorisé l’art abstrait et sur
les écrits duquel nombre de critiques se sont appuyé pour mieux comprendre l’esprit
de ce mouvement : Vassily Kandinsky (A). Puis nous nous intéresserons au débat
théorique entre deux des plus éminents critiques d’art au XXème siècle sur la question
de l’art abstrait et de l’appréhension des œuvres qui en découlent : Harold Rosenberg
et Clement Greenberg (B). Enfin, nous verrons comment le critique d’art Jean Clair
dénonce l’utilisation à des fins géopolitiques dont a été l’objet l’art abstrait pendant la
guerre froide (C).
24
F.Colpitt , ed. , Abstract art in the late twentieth century, Cambridge University
Press,2002, p. XV . In : Réévaluer l’art moderne et les avant-gardes. Paris, Editions
de l’EHESS, 2010 p.51 . Les deux critiques en question sont Arthur Danto et Yve-
Alain Bois.
25
Voir Annexe – Figure 5
28
A. Vassily Kandinsky, les racines de l’art abstrait
Vassily Kandinsky, pionnier de l’art abstrait se fera aussi théoricien de
l’avant-garde abstractionniste, afin de le promouvoir et de le faire accepter. Dans ses
deux célèbres ouvrages Du spirituel dans l’art et dans la peinture en particulier et
Point et ligne sur plan, il explique sa vision de l’art. Même s’il a longtemps vécu en
Allemagne puis en France, Kandinsky est né et a grandi en Russie ; il a gardé une
forte emprunte de la culture chrétienne orthodoxe et cela se ressent dans Du spirituel
dans l’art et dans la peinture en particulier. Dans cet ouvrage, il insiste sur la
nécessité de cultiver sa vie intérieure, de faire vibrer son âme et celle du public par la
peinture ; peinture qui est un moyen de chercher la Vérité en soit. Il distingue la
beauté intérieure de la beauté conventionnelle, sur ses toiles c’est la beauté intérieure
qu’il cherche à faire ressortir. Mais cet ouvrage est surtout célèbre car Kandinsky y
explique sa théorie des formes et des couleurs ; deux aspects essentiels de l’art
abstrait.
Kandinsky accorde à la couleur une importance centrale, la couleur doit entrer
en résonnance avec l’âme du spectateur, certaines d’entre elles émettent des
vibrations particulières, il faut savoir les utiliser “En règle générale, la couleur est
donc un moyen d’exercer une influence directe sur l’âme. La couleur est la touche.
L’oeil est le marteau. L’âme est le piano aux cordes nombreuses. L’artiste est la main
qui, par l’usage convenable de telle ou telle touche, met l’âme humaine en vibration.
Il est donc clair que l’harmonie des couleurs doit reposer uniquement sur le principe
de l’entrée en contact efficace avec l’âme humaine...”26
. Kandinsky voit dans les
couleurs et les formes une résonnance qui s’apparente beaucoup à la musique, il
26
KANDINSKY Vassily , Du spirituel dans l’art et la peinture en particulier, Folio
Essais , Gallimard,1910, p. 112
29
s’inspire d’ailleurs très fortement d’Arnold Schönberg27
lorsqu’il peint. Dans Du
spirituel dans l’art et dans la peinture en particulier il dresse une forme de
grammaire des couleurs à l’attention des autres artistes mais sans que cela ne
s’apparente à une loi car pour lui tout dépend du ressenti.
Dans Point et ligne sur plan que Kandinsky écrira seize ans plus tard il
développe un nouvel aspect de l’art abstrait qui rappelle le cubisme : l’importance des
formes géométriques. Le point est vu comme la fécondation de l’union entre l’artiste
et sa toile, la ligne, vibrante dessine la forme : « Le point est le résultat de la première
rencontre de l’outil avec la surface matérielle, le plan originel (…). Par ce premier
choc le plan originel est fécondé. »28
, « Il existe une autre force, prenant naissance
non pas dans le point mais à l’extérieur. Cette force se précipite sur le point ancré
dans le plan, l’en arrache et le pousse dans une quelconque direction. La tension
concentrique du point se trouvant ainsi détruite, le point disparaît et il en résulte un
être nouveau, vivant une vie autonome et soumis à d’autres lois. C’est la ligne »29
La puissance de la théorie de Kandinsky est prodigieuse mais l’artiste explique
que cette théorisation n’a aucun impact sur son travail a posteriori, il ne s’agit ainsi ni
d’un manifeste, ni d’un manuel mais bien d’une théorie. Nous allons maintenant nous
intéresser à l’approche de deux, non pas artistes comme Kandinsky, mais critiques
d’art sur l’art abstrait.
B. Le choc des titans : Clement Greenberg et Harold Rosenberg sur la question de
l’abstraction
27
Contrechamps N° 2 , Avril 1984 : Correspondance Schoenberg-Kandinsky et écrits
- Textes de J. Hahl-Koch, D. Vallier, P. Boulez (Parallèles), C. Dahlhaus (La
construction du désharmonique), P. Albèra, J. Demierre (Repères
analytiques) Broché– 1984
28
KANDINKSY Vassily , Point et ligne sur plan, Folio Essais, Gallimard, 1926, p.29
29
ibidem p.62-63
30
Nous pouvons dire sans risquer de nous tromper que Clement Greenberg a été
l’uns des plus grands théoriciens de l’art abstrait et de l’avant-garde, ses écrits ont
influencé de nombreux critiques après lui notamment Thierry de Duve , mais aussi
des artistes et particulièrement Helen Frankenthaler, Morris Louis, et Kenneth
Noland30
. Greenberg critique l’art en se distançant le plus possible de toute
appréciation subjective, il s’appuie sur une grille de lecture qu’il a crée, c’est
pourquoi il a souvent été taxé de dogmatisme et décrit comme ayant une approche
formaliste. Lorsque nous parlions d’un combat d’égos entre artistes et critiques, il est
aussi possible de parler de combat d’égos entre critiques et nous penserons ici à
l’animosité entre Harold Rosenberg, et Clement Greenberg31
. Cependant, malgré leurs
fortes oppositions sur l’abstraction, Rosenberg, et Greenberg s’accordent tous les
deux pour dire que les avant-gardes ne sont qu’une nouvelle forme de tradition ; une
tradition de la rupture, une « tradition du nouveau ».
L'art figuratif, courant dans la peinture américaine dans les années 1930, était,
pour Greenberg, typique d’un genre de parasite, un matériau «littéraire» qui devait
être exclu de la peinture ; cela nuisait à la pureté de la peinture. L'objectif était une
abstraction qui se réfère à la peinture elle même, et de désavouer toute référence au
monde extérieur - pour Greenberg, cela est incarné par les drippings de Jackson
Pollock32
.
Rosenberg valorise plus l’acte de création que la forme de la création ; c’est ce
qu’il développe dans son ouvrage « The American Action Painters » ainsi si Jackson
Pollock est une icône pour Greenberg , Rosenberg lui, voit plutôt Willem de Kooning
ou Kline comme l’incarnation de l’art abstrait. Rosenberg était le critique dominant
dans les années 1950, le critique qui a offert la description la plus populaire et
convaincante de l'abstraction gestuelle, et dont l'écriture inspiré une nouvelle
30
THE ART HISTORY Modern Art Insight, Clement Greenberg Art historian and
critic (en ligne), disponible sur http://www.theartstory.org/critic-greenberg-
clement.htm (consulté le 8 juin 2015)
31
DE DUVE Thierry, Clement Greenberg entre les lignes, Editions Dis Voir, p.33
32
Voir Annexe – figure 6
31
génération de peintres gestuels tels que Joan Mitchell et Grace Hartigan33
. Cependant,
sa primauté a été menacée vers la fin de la décennie par l'importance croissante de la
peinture de domaine de la couleur « color field painting », sur laquelle Greenberg a
commencé à beaucoup écrire, et de façon convaincante. Dans les années 1960, la
position de Rosenberg est menacée par les attaques de jeunes critiques sur l'artiste
qu’il souvent considéré comme la quintessence de l’action painting, Willem de
Kooning car beaucoup ont jugé son travail trop conservateur.
Greenberg avait un grand mépris pour le travail d’Harold Rosenberg. Son
attaque la plus directe contre son rival réside dans son essai écrit en 1962 "How Art
Writing Earns Its Bad Name", dans lequel il fait remarquer qu’il ne s’est jamais
prononcé sur l’apparence extérieure d’une œuvre d’art ; car il s’était rendu compte
qu’il pourrait être contredit très facilement et avec des arguments tout à fait
recevables. En fait, il se distingue de Rosenberg qui avait pour habitude de donner un
avis subjectif lorsque lui ne le faisait que rarement. Son analyse d’une œuvre ne se
faisait jamais sans baser son argumentation sur une réflexion presque scientifique. Il
soutient que la seule évaluation valable d’une œuvre d'art repose sur la discussion de
la forme seule.
Dix ans après The American Action Painter publié en 1952 Rosenberg écrit
Action Painting: A Decade of Distortion, un essai dans lequel il répond aux attaques
de Clement Greenberg. Il y explique que l’approche formaliste de Greenberg de l’art
est beaucoup trop académique et que ce dernier aurait ignoré dans son analyse la
rupture théorique incarnée par l’action painting. Dans un autre registre, il critiquera
aussi dans cet essai le rôle que Greenberg tend de plus en plus à jouer comme
conseiller des plus grandes galeries de l’époque.
Certains critiques comme Jean Clair se sont aussi intéressés à d’autres aspects
de l’art abstrait, et plus précisément à la question d’une promotion de ce mouvement
dans un intérêt géopolitique lié au contexte historique de son émergence.
33
THE ART HISTORY Modern Art Insight, Art Critics Comparison: Clement
Greenberg vs. Harold Rosenberg (en ligne) disponible sur
http://www.theartstory.org/critics-greenberg-rosenberg.htm (consulté le 8 juin 2015)
32
C. L’utilisation géopolitique de l’art abstrait
L’art abstrait ne porte en soit aucun message politique, ni aucune revendication ;
les tableaux abstraits cherchent la Vérité, l’essence, la pureté de la peinture, la valse
des couleurs et des formes suffit à l’achèvement de l’œuvre. Pourtant, l’abstraction a
été utilisé plusieurs fois à travers l’histoire dans un but politique, comme une arme de
soft power. C’est l’historien de l’art Georges Roque qui souligne ce paradoxe, il
étudie le personnage Alfred Barr Jr., le fondateur du musée d’art moderne de New
York ( MoMa ) en 1928. C’est Barr qui organisa la première grande exposition d’art
abstrait en 1936 Cubism and abstract art. Alfred Barr ne pensait pas que l’abstraction
soit un mouvement artistique porteur, il a même affirmé que l’art abstrait était une
impasse34
.
La raison pour laquelle il organisa cette exposition est le fait qu’il a voyagé en
Union Soviétique et en Allemagne entre 1927 et 1933. L’art abstrait dans ces pays
était complètement prohibé par les régimes communistes et nazis ; de cette façon l’art
abstrait représentait soudain le monde libre, apparaît alors l’équation
démocratie = liberté = art abstrait35
. Plus tard, pendant la guerre froide, Jean Clair
constate que l’art étant uns des instruments centraux du soft power et l’art américain
se devant d’être hégémonique, l’art abstrait est devenu l’art officiel durant toute la
période, subventionné et glorifié par le pouvoir politique. Dans son ouvrage,
Considérations sur l’état des Beaux-Arts, Critique de la modernité, le critique d’art
Français Jean Clair commente cette utilisation de l’art abstrait par le pouvoir politique
américain durant la guerre froide : « Fort de la bonne conscience d’ « une nation
universelle qui poursuit des idées universellement valables » (Thomas Jefferson),
34
GREENBERG Clement, Art et culture (1961), p231.
35
Cf. de Chassey, La peinture efficace… p.166 in Réévaluer l’art moderne et les
avant-gardes, sous la direction d’Esteban Buch, Denys Riout et Philippe Roussin
Editions de l’école des hautes études en sciences sociales, 2011, p. 57
33
d’ « une République pure et vertueuse qui a pour destin de gouverner le globe et d’y
introduire la perfection de l’homme » (John Adams), les Etats-Unis ont imposé à
l’Occident, par des appareils fédéraux aussi efficaces que leurs appareils
économiques, un ensemble de valeurs culturelles propres, avec la même
détermination, la même persévérance que l’URSS a imposé (…), les valeurs de
l’idéologie réaliste-socialiste, avec il est vrai la violence en plus. »36
L’art abstrait nous l’avons vu a pu être instrumentalisé, ce qui du même coup a pu
favoriser son développement, l’abstraction est une avant-garde rapidement devenue
un académisme. Une nouvelle forme d’avant-gardes va émerger au début du XXème
siècle, que l’on appellera les avant-gardes engagées ; leurs leaders, parfois plus
théoriciens et partisans qu’artistes vont créer et utiliser un mouvement artistique
avant-gardiste pour promouvoir une nouvelle vision de la société et même de la vie.
36
CLAIR, Jean « Considérations sur l’état des Beaux-Arts, critique de la
modernité », Gallimard, 1983, p.83
34
2. Le temps des Manifestes : les avant-gardes engagées
« Ces habitudes de métaphore militaire dénotent des esprits non pas militants mais
faits pour la discipline, c’est à dire pour la conformité »37
Charles Baudelaire
L’unes des nouveautés des avant-gardes au XXème siècle est une sorte de
« manie » du manifeste ; les artistes se réunissent autour d’un document écrit
structurant plus ou moins clairement le mouvement auquel ils appartiennent. Cette
« nouvelle » pratique fait écho à la citation de Baudelaire que nous avons choisi
d’utiliser pour introduire cette partie. En effet, le poète raille l’habitude d’utiliser des
métaphores militaires, et notamment celle « d’avant-garde » artistique ; il interprète
cela comme l’illustration d’un besoin de conformité. En l’occurrence le fait que des
mouvements d’avant-gardes aient besoin d’écrire et de publier un manifeste, posant le
programme, les règles et les limites de leur mouvement est lourdement symbolique.
Les artistes empruntent au passé, à la Tradition, ses coutumes dans la perspective de
l’éradiquer et de la remplacer par la Modernité qui aura été imaginé en utilisant des
procédés anciens : la rédaction d’un manifeste. Les avant-gardistes veulent échapper
au carcan de la Tradition alors ils décident de soumettre à de nouvelles règles. De
plus, il faut noter que ces manifestes sont aussi une façon de répondre aux critiques
et/ou de les empêcher de donner une mauvaise interprétation de leur mouvement.
Nous étudierons ici ce paradoxe de l’écriture manifestaire dans les avant-gardes au
XXème siècle (A). Nous nous concentrerons ensuite sur le futurisme italien en tant
que mouvements d’avant-garde porteur de projets politiques, engagé dans une lutte
dont le caractère militaire n’est plus aussi métaphorique qu’à l’époque de Baudelaire
(B).
37
ibidem, p.69
35
A. De la critique manifeste, aux manifestes contre la critique38
Le document qui vient en tête en premier lorsque l’on entend le mot manifeste
c’est surement pour la majorité d’entre nous, celui de 1848, le Manifeste du parti
communiste de Karl Marx et Friedriech Engels ; ainsi c’est avec une visée politique
que l’on envisage naturellement le manifeste. C’est de ce Manifeste que les avant-
gardes se sont inspirées pour rédiger les leur, avec la volonté d’une réception directe
et galvanisatrice de leurs idées nouvelles par leurs lecteurs . Voyons maintenant une
définition que nous trouvons satisfaisante, qui nous est due à Claude Abastado: « Le
terme s'applique, stricto sensu, à des textes, souvent brefs, publiés soit en brochure,
soit dans un journal ou une revue, au nom d'un mouvement politique, philosophique,
littéraire, artistique : le Manifeste du Parti communiste, le Manifeste symboliste, le
Manifeste futuriste, etc. Le « manifeste » se définit par opposition à l'« appel », à la «
déclaration », à la « pétition », à la « préface » : l'appel invite à l'action sans proposer
de programme (Appel du 18 juin 1940); la déclaration affirme des positions sans
demander aux destinataires d'y adhérer {Déclaration sur le droit à l'insoumission dans
la guerre d'Algérie, publiée en 1960); la pétition est une revendication ponctuelle
signée de tous ceux qui la font; la préface accompagne un texte qu'elle introduit,
commente et justifie. »39
. Pour Marcel Burger, la déclaration d’intention qui se
rapproche le plus d’un manifeste historiquement est la Déclaration des Droits de
l’Homme et du Citoyen de 1789, même si elle ne porte pas le nom de manifeste, c’est
38
ZIANE Audrey « De la critique manifeste aux manifestes contre la critique :
Charles Farcy et le Journal des artistes, un combat contre le romantisme », dans
Lucie Lachenal, Catherine Méneux (éd.), La critique d’art de la Révolution à la
monarchie de Juillet, actes du colloque de Paris en 2013, Paris, site de l’HiCSA, mis
en ligne en juillet 2015, p. 158-173.
39
ABASTADO Claude. Introduction à l'analyse des manifestes. In: Littérature, N°39,
1980. Les manifestes. pp. 3-11.
http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/litt_0047-
4800_1980_num_39_3_2128 (consulté le 24 juillet 2015 )
36
le sentiment d’identité citoyenne collective qu’elle a engrangé qui a permis la
floraison de tous les types de manifestes.
Néanmoins la pratique manifestaire a pris racine dans le milieu littéraire dès le
XVIIIème siècle comme le démontre Audrey Ziane dans le cadre du livre dont nous
avons utilisé le titre pour présenter cette partie. Mais aussi et surtout dans les avant-
gardes comme nous le verrons plus tard. Qu’il soit politique ou artistique le manifeste
a pour vocation d’établir une identité collective, de fédérer un groupe de personnes
et/ou d’artistes. Concernant les caractéristiques que l’on retrouve dans les manifestes
Marcel Burger note qu’ « il y a bien une esthétique du manifeste où l’on peut relever
le gout de la formule sentie, l’attaque directe (insulte), la litanie (répétitions de sons,
de mots, de structures syntaxiques) »40
. Ainsi donc un manifeste serait reconnaissable
de part le style de la rédaction, qui est une déclaration d’intention pour le futur faite
sous certaines formes qui se retrouvent dans tous les manifestes.
Ce qui est intéressant dans le cadre de notre travail est le surtout la seconde
caractéristique qu’invoque Marcel Burger c’est à dire le caractère « réactif » du
manifeste. Un manifeste réagit à une situation de crise, de rupture, dans un contexte
mouvementé que ce soit au niveau intellectuel, artistique ou historique. Ainsi Burger
distingue trois types de manifestes : « manifestes politiques, littéraires et avant-
gardistes qui se caractérisent successivement par l’appel à la citoyenneté (manifeste
politique), la mimésis (manifeste littéraire) et la rupture (manifeste avant-
gardiste) »41
.
Il faut aussi souligner que les manifestes sont synonymes de –isme, le
mouvement dada devient le Dadaïsme à partir de la rédaction de son manifeste, qu’il
soit antérieur ou postérieur au manifeste, celui ci s’accompagne toujours d’un –isme,
signification d’une idéologie relative aux principes formulés.
40
Laurence ROSIER, « Marcel Burger, Les manifestes : paroles de combat. De Marx
à Breton », Mots. Les langages du politique [En ligne], 80 | 2006, mis en ligne le 01
mars 2008, consulté le 24 juillet 2015. URL : http://mots.revues.org/589
41
ibid.
37
Après avoir tracé les contours de ce en quoi consiste un manifeste, nous allons
étudier un cas représentatif d’un mouvement d’avant-garde artistique engagé, utilisant
l’Art et les artistes comme instruments de l’application d’une idéologie politique.
B. Un cas d’école : le futurisme italien
« Nous, les futuristes, nous avons pour programme politique l’orgueil, l’énergie et
l’expansion nationale ; nous dénonçons la honte ineffable d’une possible victoire
cléricale. Nous, les futuristes, nous demandons à tous les jeunes gens inventifs d’Italie
une lutte à outrance contre les candidats qui pactisent avec les vieux et les prêtres.
Nous, les futuristes, nous voulons une représentation nationale qui, débarrassée des
momies, libre de tout vil pacifiste, soit prête à dénoncer n’importe quelle embuscade,
à répondre à n’importe quel outrage. » 42
On n’a jamais vu la guerre aussi bien servi par un mouvement artistique ;
Marinetti qui, au moment ou il écrit ces lignes est encore le seul membre de ce groupe
qu’il appelle futuriste ne cache pas ses revendications nationalistes et bellicistes. Le
futurisme glorifie la machine, la vitesse, le progrès et la guerre mais aussi et surtout la
nation Italienne. Marinetti, leader d’un mouvement artistique est surtout un homme
qui semble animé d’un violent désir de révolution ; un besoin de faire table rase de
tout ce qui a un lien avec le passé. Quelques paradoxes sont cependant à soulever, tout
d’abord il écrit « Dans notre lutte, nous méprisons systématiquement toute forme
d’obéissance, de docilité, d’imitation (…) » et puis loin il rajoute « Nous exaltons le
42
MARINETTI Filippo Tommaso, Le premier manifeste politique futuriste pour les
élections générales, 1909
38
patriotisme, le militarisme ; nous chantons la guerre, seule hygiène du monde »43
.
Dans un premier temps il semble que le discours soit presque anarchiste, et dans un
second temps il invoque des notions qui nous rappellent notre citation d’ouverture
Baudelairienne. Marinetti rêve d’une société radicalement nouvelle ou la famille par
exemple serait abolie, pourtant il exige des futuristes qu’ils soient fermement
patriotes. La racine latine du mot patriotisme, qui renvoie au pater, au père de famille
et à une organisation traditionnelle, hiérarchisée voire autoritaire de la société illustre
encore la contradiction inhérente au discours du créateur du futurisme.
Il n’empêche que pour la première fois dans l’histoire des avant-gardes un
mouvement d’avant-garde artistique ne se contente pas simplement d’entrer en
rupture avec le passé, mais aussi de proposer un programme, un projet d’avenir. Le
futurisme croit en la modernité, comme les autres avant-gardes, mais il voue en plus
de cela un véritable culte au progrès, à l’avenir il fait même de l’Italie future
l’ « unique religion »44
. Pour arriver à ses fins Marinetti essaie de faire du futurisme
l’art d’Etat fasciste, mais Mussolini refusa, désintéressé par l’art. Finalement
Marinetti réussi à obtenir quelques responsabilités et un certain poids dans le régime
fasciste ; « Il devint académicien, malgré sa condamnation des académies, se maria
malgré sa condamnation du mariage, promut l'art religieux après le Traité du Latran
de 1929 et se réconcilia même avec l'Église catholique, déclarant que Jésus était un
futuriste. »45
.
Ainsi, le futurisme est une avant-garde qui se fait elle même critique de la
société établie et de l’art lui préexistant. En France aussi une avant-garde très critique
43
MARINETTI Filippo Tommaso, Discours aux Triestins in La politique futuriste
est-elle un art ? de Gérard-Georges Lemaire dans Avant-Gardes :Frontières,
Mouvements Volume I, Délimitations, Historiographie , Sous la direction de Jean Paul
Aubert, Serge Milan et Jean François Trubert, Editions Delatour France, 2013, p. 359
44
ibidem p.369
45
FUTURISME MOUVEMENT ARTISTIQUE ET SOCIAL, Mouvement futuriste
des années 1920 et 1930, en ligne : http://www.futurisme.net/mouvement.html
(consulté le 20 juin 2015)
39
et controversée émerge ; de l’abstraction au concept il n’y a qu’un pas que les Dada et
les surréalistes franchiront très tôt.
3. Dada, une fantaisie révolutionnaire ?
« La grande Rigolade est dans l’Absolu »46
Arthur Cravan, poète et boxeur
Le mouvement Dada est l’uns des plus marquants de l’histoire des avant-gardes ;
nous pensons que cela est probablement du à deux raisons principales : sa dimension
internationale et son aspect dérisoire, humoristique qui donne l’impression d’être plus
accessible que l’avant-garde russe et la théorie constructiviste par exemple. Il est
intéressant de constater que toutes les avant-gardes se construisent contre un ordre
établi ; dans le cas de Dada il se construit non seulement contre la tradition mais aussi
contre les autres avant-gardes qu’ils considèrent comme des imposteurs : « Nous
avons assez des académies cubistes et futuristes : laboratoires d'idées
formelles. »47
déclare Tzara dans son Manifeste Dada en 1918.
Alors que la première guerre mondiale fait rage ; pendant que de jeunes Français
et Allemands sont mutilés et gazés, agonisant dans les tranchées, un groupe de poètes
décident à Zurich de montrer qu’il est possible d’imaginer une société nouvelle ;
construite sur les ruines de tout ce qui a conduit à l’aberration qu’est la première
guerre mondiale. Puisque cette guerre n’a aucun sens, et que le monde n’a aucun sens,
ils y répondront en créant un mouvement qui n’en a pas non plus ; le nom Dada est
choisi au hasard en ouvrant un dictionnaire. Hugo Ball, un écrivain et poète
Allemand et Emmy Hennings sa compagne ouvrent donc à Zurich en 1916 un
46
CRAVAN Arthur, André Gide, Revue Maintenant n°2, juillet 1913. (en ligne)
disponible : https://fr.wikisource.org/wiki/Andr%C3%A9_Gide_(Arthur_Cravan)
(consulté le 23 juillet 2015)
47
Archives Dada, Tristan Tzara, manifeste dada 23 mars 1918 ( en ligne )
disponible : http://archives-dada.tumblr.com/post/41521172634/tristan-tzara-
manifeste-dada-23-mars-1918 ( consulté le 3 mai 2015 )
40
cabaret ; le Cabaret Voltaire, ce sera la matrice dans laquelle se forgera le mouvement
Dada. Au même moment à New York une autre construction du mouvement Dada est
en cours, ne sachant pas ce qu’il se passait à Zurich. Les deux mouvements aux
accents nihilistes prennent le même chemin et finissent par opérer une jonction.
Avant d’entrer plus dans le détail concernant Dada, nous aimerions mettre en
parallèle un document ; le Portrait de Marcel Duchamp par Francis Picabia en 1924 ,
qui est en fait la couverture de la revue dadaïste « 391 ». Sur cette couverture on peut
y lire « Dadaïsme, instantanéisme » et plus loin « Le seul mouvement c’est le
mouvement perpétuel ». Ce changement perpétuel est symptomatique des
mouvements d’avant-gardes en tant qu’avant-garde, mais cette fois c’est à l’intérieur
même du mouvement que l’on fait appel au mouvement. Ainsi cette couverture fait
écho à un sublime passage du critique d’art Jean Clair dans Considérations sur l’Etat
des Beaux-Arts, critique de la modernité : « Comme il suffit d’accélérer la fréquence
de scintillation d’un stroboscope pour donner l’illusion d’un éclat continu, de même
l’avant-garde, en tant qu’elle n’est que l’exaspération et le grossissement des
tendances de la modernité, provoque une accélération et une prolifération de formes
telle qu’envisagées à distance, elle nous apparaissent comme uniformes et continues.
Les changements sont devenus si rapides qu’ils donnent l’impression d’une
immobilité comparable à celle que donne l’esthétisme figée du réalisme socialiste »48
Nous tracerons dans un premier temps les contours du dadaïsme, son évolution
vers le surréalisme et sa réception par les critiques d’art (A), puis nous nous
étudierons brièvement l’uns des aspects si exceptionnels de Dada comme mouvement
d’avant-garde artistique : la dérision, la plaisanterie qui désacralise encore l’Art plus
que jamais (B).
48
CLAIR, Jean « Considérations sur l’état des Beaux-Arts, critique de la
modernité », Gallimard, 1983, p.79
41
A. Du Dadaïsme au Surréalisme : la déconstruction de l’Art mise au service des
idées
Subversif, irrévérent et fièrement anti-autoritariste, Dada affirme radicalement que
tout peut être art et tout le monde peut être artiste ; dans la droite ligne de l’art
action que l’on voit déjà poindre dans le futurisme et qui se concrétisera dans les
happenings que nous étudierons plus tard : les Dada font de l’art avec leur corps, par
la représentation. Au Cabaret Voltaire par exemple des poèmes tout à fait absurdes
sont criés par Tristan Tzara, Hans Arp et Hugo Ball et toutes les personnes présentes
dans le Cabaret peuvent participer à ce poème. Richard Huelsenbeck, écrivain et
poète allemand, est l’uns des fondateurs de Dada ; il inventa le « Poème
Mouvementiste », il s’agissait de réciter des vers en faisant des exercices physiques. Il
qualifie lui même cette pratique ainsi dans un entretien en 1971 : « it was more or
less a joke »49
(c’était plus ou moins une blague) mais qui eu selon lui beaucoup de
succès. Nous approfondirons dans une prochaine partie l’ambivalence des dadaïstes,
et comment le mouvement Dada jongle en permanence entre un anarchisme politique
et culturel très sérieux, et l’humour, un humour souvent noir.
Nous choisirons ici trois évènements que nous estimons structurant dans
l’évolution du mouvement Dada ; le dernier étant la rédaction du Manifeste du
surréalisme.
1917 : Foutain refusé au salon des Indépendants
En 1917, Marcel Duchamp fait partie du comité de direction de la Society of
Independent artists, Inc., qui organise chaque année un Salon des artistes
Indépendants. Tous les artistes qui le souhaitaient pouvaient pour cette exposition, en
l’échange de 6 dollars par œuvres, exposer ce qu’ils voulaient sans que cela ne soit
49
INA.fr, Dada à Zurich, diffusée le 4 avril 1971, Emission produite par l’Office
national de radiodiffusion télévision française, (en ligne) disponible
http://www.ina.fr/video/CPF86632044/dada-a-zurich-video.html (visionnée le 28 juin
2015)
42
jugé, le principe était « no jury, no prizes »50
, par de jury pas de récompenses. Marcel
Duchamp, sous le pseudonyme de Richard Mutt envoie un urinoir, intitulé foutain
afin qu’il soit exposé lors de ce salon. L’urinoir est refusé, Marcel Duchamp
démissionne de la Société des artistes indépendants. Quelques mois plus tard un
article de la Revue artistique The Blind Man titré « The Richard Mutt Case » est
publié avec une photo de l’urinoir signé par Richard Mutt par Alfred Stieglitz51
. Ainsi
l’urinoir devint célèbre alors même qu’il n’avait pas été exposé ; c’était comme cela
que Marcel Duchamp voyait l’art : le simple fait d’avoir choisi d’ériger cet objet si
banal en œuvre d’art, même si les regardeurs ne le voient pas, il suffit qu’ils y pensent
pour que l’urinoir devienne un readymade. Nous étudierons un peu plus en détail ce
qu’est une œuvre d’art pour Marcel Duchamp, et de fait pour les dadaïstes et les
surréalistes.
1918 : Le Manifeste Dada de Tristan Tzara
« J’écris un manifeste et je ne veux rien, je dis pourtant certaines choses et je
suis par principe contre les manifestes, comme je suis aussi contre les principes. »52
.
L’on trouve dans ce manifeste, malgré son apparente absurdité l’essence de l’esprit
Dada, le lire permet de mieux comprendre ce mouvement plein de contradictions.
C’est dans ce manifeste que pour la première fois dans le mouvement Dada, il
est directement fait référence à la critique d’art : « Une œuvre d'art n'est jamais belle,
par décret, objectivement, pour tous. La critique est donc inutile, elle n'existe que
subjectivement, pour chacun, et sans le moindre caractère de généralité. ». Ainsi
nous comprenons immédiatement que tout jugement provenant d’un critique n’aura
aucun impact sur les dadaïstes, si ce n’est de les renforcer dans leurs aberrations. Plus
les œuvres Dada sont critiquées plus les artistes s’en gargarisent, ils disent se moquer
de l’appréciation des critiques d’art mais en réalité ils ne s’en moquent pas, ils
50
DE DUVE Thierry, Résonances du readymade, Duchamp entre avant-garde et
tradition, Editions Jacqueline Chambon, aout 1998, p. 45
51
Ibidem, p.46
52
Archives Dada, Tristan Tzara, manifeste dada 23 mars 1918 ( en ligne )
disponible : http://archives-dada.tumblr.com/post/41521172634/tristan-tzara-
manifeste-dada-23-mars-1918 ( consulté le 3 mai 2015 )
43
cherchent clairement à déranger, à ne pas plaire du tout aux critiques. Ils ne veulent
pas que l’on parle d’eux en termes élogieux, car alors cela signifierai que la société
qu’ils critiquent les a accepté, et que donc ils ne sont plus assez subversifs. Cette
réaction épidermique des dadaïstes face aux critiques résulte entre autres d’un
phénomène que Thierry de Duve nous explique dans Résonances du readymade
« Aucun critique ne peut résister à la vanité de croire que l’œuvre qu’il commente tire
sa valeur de l’interprétation qu’il en a faite. Les regardeurs font les tableaux, et je
n’échappe pas à la règle. »53
. Les artistes dada refusent que la valeur de leur œuvre
puisse être contenue entre les lignes d’un critique d’art.
1924 : Le manifeste du surréalisme d’André Breton
En 1924, c’est le grand schisme, Breton le communiste se détache de Tzara
l’anarchiste en créant le mouvement surréaliste par la rédaction d’un nouveau
manifeste. André Breton, initialement étudiant en médecine, très intéressé par la
psychiatrie était fasciné par la folie, la démence qui est si proche du génie et il nous
semble d’ailleurs que c’est Antonin Artaud qui symbolise merveilleusement la finesse
de cette frontière, nous en parlerons plus tard. André Breton était un grand admirateur
de Freud, il l’a même rencontré ; mais d’après Soupault dans un entretien INA en
196654
, il fut très déçu car ce dernier ne pris pas du tout le surréalisme au sérieux. Le
terme de surréaliste a été choisi en l’hommage de Guillaume Apollinaire qui avait
publié un texte qu’il avait appelé « texte surréaliste ». Le surréalisme a été pour Louis
Aragon, Philippe Soupault et André Breton une libération, la libération de l’écriture
par l’écriture automatique ou « rêve éveillé ». Dans les Arts Plastiques le surréalisme
a été incarné par les célèbres Max Ernst, Paul Delvaux, Joan Miro, André Masson,
53
DE DUVE Thierry, Résonances du readymade, Duchamp entre avant-garde et
tradition, Editions Jacqueline Chambon, aout 1998, p. 55
54
INA.fr Entretien de Philippe Soupault dans Panorama en 1966 : Breton et les
origines du surréalisme. 30 septembre 1966, (en ligne) disponible
http://fresques.ina.fr/jalons/fiche-media/InaEdu05420/andre-breton-et-le-
surrealisme.html , consulté le 22 juillet 2015
44
Salvador Dali ou encore René Magritte avec de nouvelles techniques, comme le
collage.
Tzara et les Dada qui se basculeront pas dans le surréalisme seront furieux
contre André Breton. Le surréalisme a laissé beaucoup de critiques dubitatifs ; trop
proche de Dada pour être une vraie avant-garde, porteur d’un souffle nouveau, mais
pas assez révolutionnaire En somme les détracteurs du surréalisme pensaient dès les
années 1930 que le mouvement s’était essoufflé et qu’il était agonisant. La NRF et
Jacques Rivière particulièrement considèrent que le rapprochement des surréalistes
avec le parti communiste, reliant ainsi un mouvement poétique, imaginatif, et rêveur à
un parti historiquement révolutionnaire et daté a contribué à l’auto-neutralisation de
ce mouvement. Elsa Triolet déclarera que le Surréalisme se cramponnant à des idées
qui étaient valables un certain temps ressemble à « une vieille coquette qui ne sait pas
vieillir décemment »55
. Ou encore un autre critique Rolland de Renéville qui
s’exclame après l’Exposition de 1938 « le mouvement surréaliste n’a plus rien
d’organique. Il ne prolifère plus que comme un abcès ou un traumatisme , il ne
constitue plus rien d’autre qu’une arrière-garde sénile ». Pourtant la dimension
internationaliste du surréalisme fait qu’il durera jusqu’au milieu des années 1940, à
Berlin, Zurich, Rome, New York, au Japon…
L’humour, l’ironie, la moquerie sont autant d’aspects caractéristiques et
spécifiques au mouvement Dada et au Surréalisme, nous allons voir maintenant en
quoi les critiques d’art ont pu désarçonné face à cela et comment, de fait les artistes
n’ont souvent pas pu être pris au sérieux.
55
Revue d’Histoire Littéraire de la France, Les avant-gardes et la critique : le rôle de
Jacques Rivière, Edition Armand Colin, septembre/octobre 1987, 87eme année, n°5,
p.931
45
B. Dada, un vernis de légèreté, entre humour et folie
« Ce que nous appelons Dada est sottise, sottise extraite du vide dans lequel
tous les problèmes plus élevés sont enveloppés ... »56
Hugo Ball
Les dadaïstes ont utilisé l'humour et la dérision comme un moyen de
protestation contre la Première Guerre mondiale d'une manière satirique. Ils
estimaient que la guerre était ridicule et irrationnelle et donc ils créèrent une forme
d’art qui niait toutes les règles établies par un régime capable de donner lieu à une
telle absurdité. L’idée phare du mouvement Dada était d'être inutile, ne pas avoir de
raison, de vivre l’instant présent de façon complètement libre, détachée du passé
(« abolition de la mémoire »57
) et du futur. C’est pourquoi les Dada ont imaginé
l’« Anti-Art », l’expression est de Marcel Duchamp ; malgré la formulation de ce
concept, les Dada n’étaient pas vraiment anti-art. Ils voulaient créer un mouvement
artistique qui rejette certains aspects de l’art , à savoir tout ce qui était conventionnel
dans l’art. L’urinoir de Marcel Duchamp, Fountain pourrait être considéré comme
une plaisanterie est l’exemple le plus emblématique de ce qu’est l’Anti-Art. L’œuvre
d’art est réduite à un objet d’une grande banalité. Son œuvre au titre allographique
L.H.O.O.Q ( à lire à haute voix) représentant la Joconde avec une moustache ; moque
une œuvre qui est un pilier de la culture occidentale ; un emblème presque sacré.
Nous verrons que l’Anti-Art ne s’est pas éteint avec Dada ; mais s’est perpétué à
travers d’autres mouvements comme Fluxus dans les années 1960 par exemple.
56
RICHTER Hans, Dada Art et Anti-Art, éditions de La Connaissance, Bruxelles,
1965 p.25
57
Archives Dada, Tristan Tzara, manifeste dada 23 mars 1918 ( en ligne )
disponible : http://archives-dada.tumblr.com/post/41521172634/tristan-tzara-
manifeste-dada-23-mars-1918 ( consulté le 3 mai 2015 )
46
L’humour noir et l’humour absurde sont beaucoup utilisés par les dadaïstes,
les exemples sont légions et nous épargnerons notre lecteur d’une litanie de nom
d’œuvres dada humoristiques.
La limite entre la plaisanterie et moquerie ; voire l’insolence des artistes
Dada ; réunis dans un groupe comme de grands enfants en pleine crise d’adolescence
à qui l’on a donné de l’importance, est fine. Les dada aiment se moquer de leur
auditoire, de leur public, du spectateur, cela était très courant au Cabaret Voltaire à
Zurich ; mais il ne se sont pas arrêté à l’enceinte de ce cabaret.
A New York, Marcel Duchamp, Madame Buffet-Picabia et Picabia organisent
une conférence ou Arthur Cravan doit s’exprimer ; les dames les plus élégantes de la
ville et les intellectuels et les collectionneurs les plus en vue de l’époque sont présents
dans un endroit très « select ». Avant cette conférence Cravan, Duchamp et Buffet-
Picabia vont diner au restaurant, et s’enivrent copieusement. Arrivant à la conférence
dans cette ambiance guindée Arthur Cravan commence à se déshabiller et à insulter
le public, contraignant cinq agents de sécurité à l’évacuer en lui mettant des
menottes ; immobilisant ce poète à la stature si imposante. La conférence est
terminée ; Marcel Duchamp s’exclame « quelle belle conférence ! quelle belle
conférence ! »58
.
Il est assez contradictoire, comme beaucoup d’éléments structurant du
Dadaïsme mais surtout du surréalisme de Breton, de constater que ces artistes ont un
grand mépris envers la bourgeoisie et la bienséance. Néanmoins, à l’intérieur même
de leurs mouvements, un certain snobisme est prégnant, un profond dédain pour ceux
qui ne correspondent pas exactement aux principes énoncés par leurs Manifestes. Le
surréalisme est un mouvement presque sectaire et très proche du milieu communiste,
trop proche selon certains de ses membres qui sont partis d’eux même comme
Antonin Artaud, Philippe Soupault (alors qu’il a largement participé à la création du
mouvement) ou Robert Desnos. D’autres ont tout simplement été congédié par André
58
INA.fr, Naissance de l’esprit dada , 28 mars 1971, (en ligne), disponible :
http://www.ina.fr/video/CPF86632043/naissance-de-l-esprit-dada-video.html
(visionnée le 23 juillet 2015)
47
Breton après la rédaction du Second Manifeste Surréaliste en 1929 excluant Michel
Leiris, Georges Limbour, André Masson et Pierre Naville.
A ce sujet Antonin Artaud exprime sa colère contre le mouvement surréaliste
dans un chapitre de l’Ombilic des Limbes intitulé « A la grande nuit ou le bluff
surréaliste ». Commentant la grande proximité des surréalistes avec le parti
communiste Artaud s’interroge « Y a-t-il d’ailleurs encore une aventure surréaliste et
le surréalisme n’est il pas mort du jour ou Breton et ses adeptes ont cru devoir se
rallier au communisme et chercher dans le domaine des faits et de la matière
immédiate l’aboutissement d’une action qui ne pouvait normalement se dérouler que
dans les cadres intimes du cerveau. »59
. Et plus loin, Antonin Artaud corrobore le
constat que nous faisions plus haut concernant ce paradoxe entre mépris de la
bourgeoisie sclérosé et fermée d’esprit et la forme de snobisme que comporte Dada et
surréalisme ; la conclusion d’Artaud est la suivante : « Le surréalisme est mort du
sectarisme imbécile de ses adeptes. »60
.
59
ARTAUD Antonin, L’Ombilic des Limbes, NRF, Poésie/Gallimard, publié en 1968,
p. 225
60
Ibidem, p. 232
48
Conclusion
Nous avons tenté de la façon la plus synthétique possible de dépeindre dans
cette première partie les avant-gardes entre la fin du XIXème et le milieu du XXème
siècle, et leur réception par la critique. L’éclosion de cette fragile modernité artistique,
vilipendée par les critiques et l’opinion publique à la fin du XIXème siècle, s’est
finalement consolidée, jusqu’à ce que, déjà, de nouvelles avant-gardes n’émergent.
Comme l’écrit Jean Clair, dans l’art moderne l’axe passé/présent de l’esthétique néo-
classique a été remplacée par l’axe présent/futur par l’avant garde.
Les années 1960 ont été témoins d’une exacerbation de cette recherche
frénétique de nouveauté, et nous verrons que déjà de nombreux critiques interprètent
cela comme les derniers soubresauts d’une avant-garde agonisante.
49
PARTIE II - Les nouvelles avant gardes : de la
subversion au conformisme ? (1960-80)
« Parce que le Beau est toujours étonnant, il serait absurde de supposer que ce qui
est étonnant est toujours beau… Est il permis de supposer qu’un peuple dont les yeux
s’accoutument à considérer les résultats d’une science matérielle comme les produits
du beau, n’a pas singulièrement, au bout d’un certain temps, diminué la faculté de
juger et de sentir ce qu’il y a de plus éthéré et de plus immatériel. »
Charles Baudelaire
Les années 1960 sont celles d’une jeunesse en ébullition, les enfants issus du
babyboum sont désormais lycéens ou étudiants et la société de consommation est déjà
bien installée. Mais cette société de consommation, matérialiste, capitaliste et
individualiste est fustigée par les baby-boomers et les intellectuels à l’instar de Guy
Debord dans son célèbre et sombre ouvrage La société du spectacle publié en 1967.
L’Occident s’engage d’après certains sociologues dans une nouvelle époque à partir
des années 1960 ( pour Gilles Lipovetsky notamment ), que l’on appelle l’ère
postmoderne; concept à envisager avec précaution en ce qu’il n’est pas défini de la
même façon par tous ceux qui en emploie le mot. Par exemple pour Jean-François
Lyotard61
la postmodernité se situe plus à la fin des années 1970. De plus, il ne faudra
pas confondre postmodernité et postmodernisme.
61
LYOTARD Jean-François, La condition postmoderne, Rapport sur le savoir,
Editions de Minuit, 1979
50
Nous assumerons une définition synthétique, et personnelle de ce qu’est la
postmodernité au regard de nos lectures. La société traditionnelle, s’il en est, avait
pour pierre de touche le passé, les coutumes ancestrales et de fait les dogmes
religieux. La modernité, dont il est impossible de définir une date exacte, consisterait
en une société individualiste, tournée essentiellement vers le futur ; ayant une foi
presque aveugle dans le Progrès. La postmodernité quant à elle désignerait une société
désillusionnée, anomique et qui n’a plus foi en rien, c’est l’essoufflement de la contre-
culture, de toutes velléités révolutionnaires ; c’est « l’ère du vide »62
.
Nous emprunterons pour définir le postmodernisme les mots du maître de conférences
en sociologie à l’Université de Rennes 2, spécialisé en théorie sociologique,
sociologie historique et sociologie politique Yves Bonny :
« Le postmodernisme renvoie ainsi à des courants et mouvements esthétiques,
intellectuels et politiques variés ayant pour trait commun de recoder négativement les
orientations modernistes antérieures et de valoriser d’autres orientations, qui se
veulent en rupture avec elles. »63
Nous ne nous appesantirons pas plus maintenant sur ces notions d’une part
parce qu’elles ne sont pas le sujet central de notre réflexion, et d’autre part parce que
nous y reviendrons forcement au cours de ce travail ; elles sont des outils
indispensables à l’appréhension des avant-gardes post seconde guerre mondiale.
Revenons en maintenant au monde artistique, même si la frontière entre
sociologie et histoire de l’art est souvent poreuse. Il faut mentionner dans cette
introduction un événement qui pour les artistes, les critiques et les historiens de l’art
est un véritable cataclysme. En 1964 à la Biennale de Venise, le prix est remporté
pour la première fois par un américain, Rauschenberg, et non pas par le favori, un
Français nommé Bissière. L’Ecole de Paris n’est plus l’axe central autour duquel le
monde artistique occidental tourne ; c’est l’Ecole de New York qui en devient
désormais l’épicentre pour la première fois dans l’histoire de l’art. Cette décision aura
62
LIPOVETSKY Gilles, L’ère du vide : essai sur l’individualisme contemporain,
Editions Poches, 1983
63
Controverses, « POSTMODERNISME ET POSTMODERNITÉ : Deux lectures
opposées de la fin de la nation », Yves Bonny, (en ligne) disponible :
http://www.controverses.fr/pdf/n3/bonny3.pdf (consulté le 25 juillet 2015 )
51
un impact direct sur le rayonnement culturel des Etats Unis, à tel point que le critique
d’art Pierre Restany écrira « (…) Les Etats-Unis n’ont pas gagné la Seconde Guerre
mondiale en 1945 lorsqu’ils ont lancé la bombe atomique sur Hiroshima et Nagasaki,
mais vingt ans plus tard, en 1965, lorsque le Lifestyle d’un quartier urbain
métropolitain de New York est devenu le modèle existentiel de toute la jeunesse du
monde(…) »64
.
Nous allons ainsi observer comment dans les années 1960 et 1970 la critique
d’art est devenu de plus en plus dogmatique et prise très au sérieux par les artistes
mais aussi par le marché de l’art . C’est surtout les années 1960 qui vont consacrer le
critique d’art comme acteur central vis à vis de l’évolution des avant-gardes et
parfois même à l’origine de mouvement d’avant-garde (Chapitre I). Nous verrons
ensuite que les néo-avant-gardes semblent avoir institutionnalisé cette recherche
perpétuelle d’un dépassement de l’art pour en arriver véritablement à cette « tradition
du nouveau » qu’évoque Rosenberg, parfois jusqu’à l’absurde (Chapitre II).
64
RESTANY Pierre, Avec le Nouveau Réalisme sur l’autre face de l’art, Critiques
d’art, Editions Jacqueline Chambon, 2000, p. 2
52
Chapitre I : Théories critiques et néo-avant-gardes entre les
années 1960 et la fin des années 1970
Après la seconde guerre mondiale, s’ouvre une nouvelle ère pour les avant-
gardes, les vieux mécanismes des avant-gardes historiques sont réutilisées, toujours
dans cette recherche perpétuelle de nouveauté, de dépassement, cette quête amnésique
d’un art toujours plus novateur. Pour certains comme l’Allemand Peter Burger, les
néo-avant-gardes post seconde guerre mondiale ne devraient pas être considérées
comme des avant-gardes, en ce qu’elles reproduisent un schéma : celui des avant-
gardes historiques. Cette théorie, relativement isolée nous paraît tout a fait pertinente
et nous en discuterons dans une troisième partie. Si notre regard profane n’est pas
toujours capable de déceler dans les néo-avant-gardes l’aspect novateur qui justifie
une telle appellation ; celui des critiques d’art l’est. C’est pourquoi nous allons dans
ce chapitre nous appliquer à étudier la structure théorique mise en place par certains
critiques. Face au nombre de critiques, de théories et de mouvements d’avant-gardes
il faut préciser que les choix des points que nous allons développer sont parfois
arbitraires, mais toujours justifiables.
Le cas Marcel Duchamp, qui actuellement fait partie des avant-gardes
historiques puisqu’il faisait partie du mouvement Dada ; sera traité dans cette partie
car les critiques d’art ne se sont vraiment intéressé à lui qu’à partir des années 1960. Il
est subitement devenu une sorte de père fondateur, un chef d’école, un ponte des
avant-gardes au XXeme siècle. Comme tout personnage important les opinions
divergent à son sujet ; nous verrons sa théorie, son impact et les divisions qu’il a
entrainé entre critiques (A). De plus, nombre d’artistes décident de laisser parler leurs
œuvres, de ne plus les justifier, laissant ainsi libre court à l’interprétation des
critiques. Les théories de Clement Greenberg paraitront aux Etats Unis en 1961, nous
étudierons dans cette dernière sous partie l’impact que ce critique a pu avoir sur les
néo-avant-gardes. (B)
53
A. DUCHAMP ET LES READY-MADE : la fin de l’art rétinien
« La fonction de l’art, comme question, a été soulevée pour la première fois par
Marcel Duchamp. En fait c’est à Marcel Duchamp que nous devons d’avoir donné à
l’art sa propre identité. (…) Avec le readymade non assisté, l’art cessa de viser la
forme du langage au profit de ce qui était dit. Ce qui veut dire qu’il changea la nature
de l’art d’une question de morphologie à une question de fonction. (…) Tout art
(après Duchamp) est conceptuel (par nature), car l’art n’existe que
conceptuellement. »65
Joseph Kosuth,
Artiste Conceptuel
Lorsqu’un journaliste demande à Marcel Duchamp en 1971 comment un
readymade doit être regardé ce dernier lui qu’il « il ne doit pas être regardé au fond,
il est là simplement, on prend notion par les yeux qu’il existe , on ne le contemple pas
comme on contemple un tableau »66
. Ainsi avec Marcel Duchamp on entre dans l’ère
de l’art non rétinien, ce qui compte c’est la matière grise, ce qui compte c’est la
résonnance qu’a l’œuvre dans le cerveau du spectateur, le concept derrière l’objet.
Dans la suite de cet entretien Marcel Duchamp ira même plus loin en disant que
l’œuvre peut même ne pas être présente, la seule chose qui compte c’est que l’on y
pense et que l’on y réfléchisse, et c’est une œuvre d’art car l’artiste a choisi que ça en
soit une et des raisons pour laquelle il a choisi que ça en soit une. Il faut que ça soit
quelque chose qui n’a aucun intérêt visuellement pour l’artiste, que ça ne soit ni laid,
ni beau pour l’artiste. Marcel Duchamp parle ainsi d’une « beauté d’indifférence ».
Duchamp remet alors en question la notion même d’œuvre d’art. De plus,
l’unes des conditions de l’existence d’un readymade ; pour qu’il soit plus qu’un
65
KOSUTH Joseph, « Art After Philosophy I and II », Studio International, octobre et
novembre 1969, repris in Gregory Battcock, ed., Idea Art, a Critical Anthology,
Dutton, New York, 1973, p.80
66
INA.fr, Naissance de l’esprit dada , 28 mars 1971, (en ligne), disponible :
http://www.ina.fr/video/CPF86632043/naissance-de-l-esprit-dada-video.html
(visionnée le 23 juillet 2015)
Mémoire Cécile Charrière
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Mémoire Cécile Charrière

  • 1. UNIVERSITE DE GRENOBLE Sciences Po Grenoble Cécile CHARRIERE De l’Artiste décadent au Critique mélancolique Réflexions sur l’aporie des avant-gardes au XXème siècle Angelus Novus, Paul Klee (1920) Israël Museum, Jérusalem 318 x 242 mm 2015 Séminaire Pratiques Historiennes et Enjeux Politiques Sous la direction d’Yves SANTAMARIA
  • 3. UNIVERSITE DE GRENOBLE Sciences Po Grenoble Cécile CHARRIERE De l’Artiste décadent au Critique mélancolique Réflexions sur l’aporie des avant-gardes au XXème siècle 2015 Séminaire Pratiques Historiennes et Enjeux Politiques Sous la direction d’Yves Santamaria
  • 4. « Il existe un tableau de Klee qui s’intitule Angelus Novus. Il représente un ange qui semble sur le point de s’éloigner de quelque chose qu’il fixe du regard. Ses yeux sont écarquillés, sa bouche ouverte, ses ailes déployées. C’est à cela que doit ressembler l’ange de l’Histoire. Son visage est tourné vers le passé. Là où nous apparaît une chaîne d’événements, il ne voit, lui, qu’une seule et unique catastrophe, qui sans cesse amoncelle ruines sur ruines, et les précipite à ses pieds. Il voudrait bien s’attarder, réveiller les morts et rassembler ce qui a été démembré. Mais du paradis souffle une tempête qui s’est prise dans ses ailes, si violemment que l’ange ne peut les refermer. Cette tempête le pousse irrésistiblement vers l’avenir auquel il tourne le dos, tandis que le monceau de ruines devant lui s’élève jusqu’au ciel. Cette tempête est ce que nous appelons le progrès. » Walter Benjamin, Sur le concept d’histoire, 1940
  • 5. 5 Remerciements Je remercie mon directeur de mémoire, Yves Santamaria dont la curiosité n’a égale que l’humilité, pour son enthousiasme et son soutien tout au long de cette année, Je remercie mes parents, mon frère et ma pétillante sœur Claire de m’avoir supporté en pension complète deux mois durant, Je remercie tout particulièrement Louis Antoine Mège de m’avoir toujours soutenu, et pour ses précieux conseils, Enfin, je tiens à remercier ma grand-mère, Simone Charrière, le premier peintre qu’il m’ait été donné de rencontrer, pour son sourire et son amour sans faille
  • 6. 5 Sommaire SOMMAIRE( 5! INTRODUCTION( 6! PARTIE!I!–!EMERGENCE!DE!LA!PERSONNALITE!DES!CRITIQUES!ET!DES!ARTISTES!3!AVANT3 GARDISME!ET!INDIVIDUALISME!COMBAT!D’EGOS!ENTRE!ARTISTES!ET!CRITIQUES!(187031959!)! 11! Chapitre)I):)De)la)rupture)de)la)tradition):)Les)avant5gardes)contre)la)critique)(1870)5) 1900’s)) 12! Chapitre)II):)Vers)une)tradition)de)la)rupture):)les)critiques)avec)les)Avant5gardes) (191051959)) 25! PARTIE!II!3!LES!NOUVELLES!AVANT!GARDES!:!DE!LA!SUBVERSION!AU!CONFORMISME!?!(1960380) ! 49! Chapitre)I):)Théories)critiques)et)néo5avant5gardes)entre)les)années)1960)et)la)fin)des) années)1970) 52! Chapitre)II)5)L’abolition)des)frontières)entre)l’Art,)la)Vie)et)la)folie)(1970’s)) 66! PARTIE!III!3!L’APORIE!DES!AVANT3GARDES!:!DISCOURS!CRITIQUE!OU!REALITE!FACTUELLE!?!(!A! PARTIR!DES!ANNEES!80)! 76! Chapitre)I):)De)la)mélancolie)chez)les)critiques)face)au)crépuscule)de)l’Art,)vers)un) affaiblissement)de)l’écho)de)leurs)considérations) 78! Chapitre)II):)La)critique)d’)«)arrière)garde)»,)un)«néo5avant5gardisme)»)?) 95! CONCLUSION(GENERALE( 103! BIBLIOGRAPHIE( 105! ANNEXES( 107! RESUME( 119!
  • 7. 6 Introduction En 2006, le critique d’art Jean Clair organise une exposition au Grand Palais à Paris intitulée Mélancolie, génie et folie en Occident. Depuis l’Antiquité la mélancolie touche les Hommes qui s’enfoncent dans leurs réflexions jusqu’à en souffrir. Cette souffrance atrabilaire est à l’origine d’une grande production artistique. Génie et folie serait fortement lié à la mélancolie à tel point que l’on surnomme parfois les artistes « enfants de Saturne ». A travers cette exposition Jean Clair a entrepris d’établir une rétrospective de la représentation de la mélancolie en art à travers les siècles et deux cent cinquante œuvres. Les commentateurs de cette exposition décrivent dans les dernières salles, à partir de l’art moderne et contemporain, les tableaux exposés, alignés de façon rectiligne, sous un éclairage froid et blanc presque comme des produits de consommation dans un supermarché. Par cette mise en scène Jean Clair symbolise sa propre mélancolie face à cet art qui pour lui n’est que l’aboutissement d’une décrépitude engendrée par la désertion du sacré dans l’art. Ainsi, à travers cette entrelacement subtil d’œuvres et de périodes Jean Clair expose le fruit de la mélancolie des artistes, la représentation de la mélancolie par les artistes mais aussi sa mélancolie en tant que critique d’art (et commissaire d’exposition pour l’occasion) face à ce qu’il désigne comme le crépuscule de la culture occidentale. On n’a jamais vu une critique de l’art contemporain si bien servie que par la plume assassine de Jean Clair. Mais il n’est pas le seul à s’adonner à cette critique acerbe, et l’art n’a jamais été aussi présent et critiqué que depuis la fin des avant- gardes. Pour Jean Clair les avant-gardes essoufflées ont laissé place à un art contemporain tout juste bon à meubler la conversation de quelques philistins. Les
  • 8. 7 avant-gardes historiques sont majoritairement européennes, une fois disparues, l’art contemporain, « cheval de Troie » de l’hyperpuissance américaine, s’est imposé à la France et à toute l’Europe. Les artistes contemporains que nous voyions exposer de toutes parts se réclament très souvent d’avant-garde, l’expression est accrocheuse, vendeuse, pourtant le temps des avant-gardes est révolu. Il semble que la notion d’avant garde, ou du moins son utilisation, se soit banalisée et tende à s’éloigner de plus en plus de son sens originel. Il faut rappeler ici que le terme avant-garde est avant tout une métaphore militaire. L’avant-garde en temps de guerre désignait ceux qui ouvraient la voie, qui marchaient devant, ceux qui étaient en première ligne : les éclaireurs. L’avant-garde dans son sens militaire comme dans son sens figuré qualifie un groupe de personnes audacieuses et sous tend une disposition au sacrifice de ces « avant-gardistes » sur l’autel du progrès. L’avant- garde dans son sens métaphorique « sert à désigner des individus ou des mouvements historiques novateurs dans les arts ou l’histoire des idées »1 . Une avant-garde se veut être en avance sur sa propre modernité, le rapport de valeur n’est plus entre le passé et le présent mais entre le présent et le futur. Nous invoquerons ici Philippe Sers dans ces Notes sur la modernité : « Le comportement de l’avant-garde en art est comparable à celui des éclaireurs d’une armée en progression, ouvrant des territoires inconnus, guettant l’ennemi, organisant sa défense en même temps qu’ils découvrent les nouvelles contrées. L’avant-garde est par essence dans une situation guerrière et dans une marche en avant, elle se reconnaît dans sa foi en la positivité du futur. »2 L’avant-gardiste se satisfait de l’incompréhension que suscite ses idées ou ses œuvres, car il tient cela pour preuve de son avance sur la société qui l’entoure. Néanmoins, et c’est très tôt dans cette tentative de définition de l’avant-gardisme qu’un premier paradoxe se dessine. Si un mouvement, ou une personne est incomprise c’est bien qu’elle est reconnue et qu’elle attire l’attention d’une façon ou d’une autre. 1 Sous la direction de Jean Paul Aubert, Serge Milan et Jean François Trubert « Avant-gardes : Frontières, Mouvements Volume I Délimitations, Historiographie ». Edition DELATOUR France. 2013. page 17 2 SERS-LE BOT-MESCHONNIC-CURNIER, « Le dialogue avec l’œuvre, art et critique » Essais, Edition La lettre volée, 1995, p.10.
  • 9. 8 Ainsi, une avant-garde n’existe que si la critique s’y intéresse. L’avant-garde s’annonce comme un rejet du monde établi, pourtant elle a besoin de la reconnaissance de ce même monde pour que son message soit entendu. Cependant, « (…) on ne saurait accepter la réduction de l’avant-garde à un certain état d’esprit, au simple refus du gout dominant et du public. Personne n’a probablement rejeté son public avec moins d’indulgence que Flaubert. Peut-on en faire un artiste d’avant garde ? Identifier l’avant garde à cette attitude, fréquente au XIXème siècle, conduirait à confondre l’artiste d’avant-garde et l’artiste incompris ou encore l’artiste scandaleux. »3 . De fait, pour Jean Robelin il faut adopter une définition esthétique des avant-gardes ; la révolution des avant-gardes tient à l’abandon de l’imitation et au changement dans les sujets de représentations, nous verrons cela de façon plus approfondie dans la suite de notre travail. Les avant-gardes se détachent de tout caractère imitatif et représentatif, « Elles ont fait de la manière picturale même, des lignes et des couleurs, de la superficie du tableau même, l’objet même de l’acte esthétique. »4 Lorsque l’on choisit d’étudier un phénomène il est important de pouvoir structurer l’histoire , ici en l’occurrence l’histoire de l’art. Pour structurer l’histoire de l’art il faut, même si des nuances existent selon les historiens et les critiques, établir des points de rupture dans le déroulement des évènements. Les premières avant-gardes ont entrainé la rupture entre art classique et art moderne à la fin du XIXème siècle. Les impressionnistes rompent avec l’académisme imposé par l’Académie Royale de peinture et de sculpture depuis le règne de Louis XIV. Le symbole de cette rupture entre art classique et art moderne, entre tradition et modernité artistique est incarné par le tableau de Manet en 1863, Déjeuner sur l’herbe5 exposé au Salon des refusés. Ce tableau rompt avec tous les codes de l’académisme de part sa technique, mais aussi de part les personnages représentés. Ainsi, les impressionnistes puis les 3 ROBELIN Jean, dans Avant-Gardes :Frontières, Mouvements Volume I, Délimitations, Historiographie , Sous la direction de Jean Paul Aubert, Serge Milan et Jean François Trubert, Editions Delatour France, 2013, p.46 4 Ibidem, p.47 5 Voir Annexes – Figure 1
  • 10. 9 expressionnistes seront considérés comme les premiers mouvements d’avant-garde artistique à la fin du XIX eme siècle. Le XXème siècle sera celui des avant-gardes, à un rythme effréné les artistes, frileusement soutenu puis encouragé par les critiques et les institutions, vont systématiquement poursuivre ce nouvel idéal : la nouveauté. Cette soif de nouveauté, ce désir de rupture, cette quête de transgression, ce violent rejet des normes établies ne s’essoufflera, selon les critiques qu’à partir des années 1980. En effet, dans La transfiguration du banal6 , Arthur DANTO annonce une fin de l’histoire de l’art car « toutes les possibilités de l’art ont été réalisées » ; il n’est pas le seul à faire ce constat. Par ailleurs, nous traiterons principalement les thèses de critiques d’art Français et les Américains car les théoriciens de l’avant-garde les plus renommés et les plus influents sont issus de ces deux Nations. La place et le rôle des critiques dans l’émergence des avant-gardes ne nous intéresseront ici que dans le domaine des arts plastiques. Le domaine de ce que l’on appelait autrefois les arts visuels est le seul ou la question de l’identité de l’œuvre d’art se pose vraiment. Les arts plastiques incarnent l’illustration la plus manifeste de la subversion dans le monde de l’art ; la subversion la plus choquante car la plus visible. L’évolution des arts plastiques avec les avant-gardes a entrainé une profonde remise en question philosophique sur la définition de ce qu’est, ou ce que n’est pas l’Art par les critiques. La littérature, la danse, le théâtre, la musique, autant de disciplines dont l’identité artistique n’est que rarement questionné. A travers ce travail nous essaierons de développer la vision des critiques d’art sur les avant-gardes, quelle est l’analyse des critiques sur les avant-gardes artistiques ? Quel impact existe il entre les écrits critiques et les mouvements d’avant- gardes ? Peut-on encore aujourd’hui désigner les artistes comme des enfants de Saturne ? En résumé nous essaierons de comprendre l’évolution du rôle respectif du critique d’art et de l’artiste ainsi que leurs relations pendant et après les avant-gardes. 6 DANTO, Arthur. La transfiguration du banal, 1989, Collection poétique Seuil p. 25
  • 11. 10 Nous verrons d’abord qu’entre la fin du XIXème et le début du XXème siècle émergent deux figures centrales pour notre travail : l’artiste d’avant-garde et le critique d’art en tant que personnalité à part entière. Nous verrons que ces deux fortes personnalités vont s’opposer et de soutenir dans un combat d’égo représentatif de l’émergence de l’individualisme de l’époque (Partie I). Ensuite, nous verrons que les avant-gardes vont paradoxalement instituer une tradition de la rupture perpétuelle, une « tyrannie de la nouveauté », encouragée par les critiques dans les années 1960 (Partie II). Enfin, un nouveau paradoxe émerge à partir des années 1980 l’art est de plus en plus omniprésent dans la société, pourtant selon de nombreux critiques ces années marquent la fin des avant-gardes et l’annonce d’une fin de l’art. Nous nous demanderons si la fin des avant-gardes, la décadence ou encore la « clôture de l’histoire de l’art » proclamée par de nombreux critiques est le fruit fantasmagorique de leur mélancolie ou une réalité factuelle (Partie III).
  • 12. 11 PARTIE I – Emergence de la personnalité des critiques et des artistes - Avant-gardisme et individualisme combat d’égos entre artistes et critiques (1870-1959 ) Il est extrêmement intéressant d’observer un croisement de phénomènes en cette fin de XIXème, et début de XXème. Tout d’abord, il faut noter qu’au XIXème siècle, le statut de critique d’art n’était pas un métier à part entière, on pouvait être journaliste, artiste, philosophe et émettre des critiques sur l’art sans se présenter comme étant « critique d’art ». De plus, les artistes commentaient le travail de leurs confrères, mais cela étaient de l’ordre du partage d’opinion, et de la volonté de promouvoir un mouvement ou non. Puis progressivement au XIXème siècle la critique d’art devient une activité à part entière, le critique devient une figure qui pèse dans le milieu artistique, son expertise est respectée, la critique d’art n’est plus seulement un exercice parmi d’autres, mais une profession. Ainsi le XXème voit émerger le critique d’art, expert et parfois même audacieux théoricien de l’art. En même temps, l’artiste qui avant se limitait à créer les œuvres d’art se met lui aussi à commenter et à théoriser sa création, le mouvement auquel il appartient, ses confrères, l’histoire de l’art. Ainsi, critiques et artistes dans un combat d’égos parfois brutal vont s’affronter sur la question des avant-gardes. Nous étudierons d’abord les prémices de l’art moderne à travers le regard des critiques entre rejet et enthousiasme. Les premières avant-gardes, dites avant-gardes historiques ont opéré une profonde rupture avec la tradition contre la volonté des institutions et avec la désapprobation des critiques ( Chapitre I ). Puis nous verrons s’autonomiser la profession de critique d’art en tant que telle soutenant de plus en plus les artistes d’avant-garde. Ces mêmes artistes s’érigeant de plus en plus en théoricien et critique de leur propre art ( Chapitre II ).
  • 13. 12 Chapitre I : De la rupture de la tradition : Les avant-gardes contre la critique (1870 - 1900’s) A partir du Second Empire, l’expression de la modernité en France se fera à travers la culture et plus précisément les Arts. Comme la querelle des anciens et des modernes opposa La Fontaine à Perrault, les peintres d’avant-gardes s’opposeront au rigide académisme de l’art classique. A la fin du XIXème siècle en France une révolution voit le jour, les impressionnistes font couler de l’encre ; souvent fustigés il n’est pas sans peines de mettre bas la modernité. Le mouvement reconnu comme étant le premier des avant –gardes artistique s’incarne à travers les impressionnistes à la fin du XIXème siècle. Par leurs œuvres ces peintres « rebelles » décident de ne plus respecter les règles imposées par l’académisme, de la pointe de leurs pinceaux, ils chatouilleront la Tradition, entrainant dans ses soubresauts le dévoilement d’une Modernité encore timorée. La place de la critique dans cette révolution de l’art, qui donnera naissance à l’art moderne peut être symbolisée par Louis Leroy (1812-1885). Ce journaliste commente l’exposition organisée par Monet en 1874, à cette date les impressionnistes ne portaient encore aucun nom qui permette de les identifier. Le titre de l’article de Louis Leroy, publié dans le magazine Le Charivari s’intitule « L’exposition des impressionnistes » et tout au long de cet article le journaliste raille ces peintres qui sont pour lui des imposteurs. Cette expression utilisée par Leroy dans le dessein de décrédibiliser ces artistes sera finalement sciemment adoptée par les peintres qu’il désignait, de façon officielle et définitive. Nous traiterons ici deux aspects de cette révolution artistique. Il est très important de comprendre en quoi l’impressionnisme est une avant-garde (1). Et comment la reconnaissance des critiques a finalement fait passer l’impressionnisme d’une avant-garde à une nouvelle tradition artistique (2).
  • 14. 13 1. Une rupture sur la forme et sur le fond « Depuis des milliers d’années, tous les gens qui se mêlent de peindre empruntent leurs procédés d’éclairage aux vieux maîtres. […] C’est au petit groupe des impressionnistes que revient l’honneur d’avoir balayé tous ces préjugés, culbuté toutes ces conventions. L’École nouvelle proclamait cette vérité scientifique : que la grande lumière décolore les tons, que la silhouette, que la couleur, par exemple, d’une maison ou d’un arbre, peints dans une chambre close, diffèrent absolument de la silhouette et de la couleur de la maison ou de l’arbre, peints sous le ciel même, dans le plein air. » Joris-Karl Huysmans7 La rupture entre l’art classique et l’art moderne est double, faisant de l’impressionnisme la première des avant-gardes artistiques. Non seulement la fin du XIXème siècle assiste à une transfiguration du sacré, qui va se déplacer de l’œuvre d’art, au génie de son créateur (A). Mais la rupture s’opère aussi sur la forme, car les impressionnistes font table rase de toutes les règles imposées par la sacro-sainte Académie des Beaux-Arts et abandonnant la mimesis au profit de l’imagination (B). 7 Joris-Karl Huysmans « L’Exposition des indépendants en 1880 », l’Art moderne, 1883
  • 15. 14 A. La transfiguration du sacré dans l’art moderne Avant d’aborder la question de l’évolution perpétuelle d’une perte de sacralité de l’œuvre d’art moderne ; il nous faut essayer de définir ce qu’est le sacré. L’inanalysable notion de sacré a fait couler bien plus d’encre et torturer bien plus d’esprits que celle des avant-gardes ainsi nous essaierons d’être le plus synthétique possible. Mircea ELIADE définit le sacré par opposition au profane; ainsi, tout ce qui ne relève pas du profane est sacré. Un lieu ou une chose est sanctifiée dans l’imaginaire commun lorsqu’il est relatif à une religion, à quelque chose de supérieur , avec une dimension métaphysique. L’Art jusqu’au XIXème est sacré, car il est au service du sacré : l’Eglise, le Roi, l’Empereur, la France. Ainsi, au XIXème siècle, l’art, miroir de la société reflète ce processus de « désenchantement du monde » que décrit Max WEBER, l’autonomisation de l’art vis à vis de la religion semble irréversible. Néanmoins, comme nous l’explique Mircea ELIADE « (…) l’homme profane qu’il le veuille ou non, conserve encore les traces du comportement de l’homme religieux, mais expurgées des significations religieuses. »8 . L’art moderne délaisse les représentations religieuses et les règles presque sacrées, puisque supérieures à la volonté des artistes, émanant de l’Académie des Beaux-Arts. Pourtant Nella ARAMBASIN explique que finalement le sacré ne disparaît jamais des sociétés mais qu’il se métamorphose, qu’il évolue en même temps qu’elles9 . Un tableau n’est plus sacré parce qu’il représente quelque chose de sacré mais parce qu’il est une œuvre d’art ; on assiste à un déplacement de la sacralité dans l’art, de ce qu’il représente à comment il le représente, et par le simple fait qu’il soit Création. « Une peinture ne mérite pas l’épithète de sacrée parce qu’elle représente une scène ou un personnage de la foi. Le caractère ne vient pas du sujet, mais de la façon dont il est traité » souligne Joséphin PELADAN écrivain et ésotériste Français en 1905. Donc, nous l’avons compris il ne s’agit pas d’un abandon, ni d’une perte du sacré mais bien d’une transfiguration de la sacralité, phénomène symptomatique de toute 8 ELIADE Mircea, Le sacré et le profane , Folio essais, 1987 9 ARAMBASIN Nella , « La conception du sacré dans la critique d’art en Europe entre 1880 et 1914 », Thèse publiée en 1996
  • 16. 15 révolution. Comme l’historien Michel MESLIN le précise « C’est l’homme, et l’homme seulement, qui est la mesure de la sacralité des êtres et des choses, parce qu’il est l’agent de leur possible sacralisation »10 . Ainsi, les peintres avant-gardistes du XIXème ont décidé de déplacer l’essence de leurs œuvres, d’une reproduction précise de la réalité dans les limites établies par l’Académie ; à une représentation d’un sentiment, une émotion, une impression ressentie à un moment précis. Malraux plusieurs décennies après la naissance de l’art moderne avait prophétiquement annoncé que l’art finirait irrésistiblement par remplacer la religion ; nous soulignerons la métaphore filée pertinente que Alain Jouffroy fait quant à cette prédiction « La croyance universelle en l’Art est devenue en effet aussi forte et envahissante que la croyance en Dieu. Il existe des dévots de l’Art ( les collectionneurs, les historiens), des prêtres ( les critiques et les journalistes) et même des cardinaux ( les directeurs de musées, les grands sponsors ) :on finira par inventer une sorte de Vatican de l’Art, et pourquoi pas un Pape de l’art, qui aura pouvoir de sanctifier certains artistes, et d’en excommunier d’autres(…) »11 L’éternelle tradition est remplacée par l’éphémère modernité dans les tableaux impressionnistes, la lumière, les couleurs, les formes floues révèlent le ressenti de l’artiste devant le spectacle fugace d’un coucher de soleil. La sacralité de l’œuvre d’art mimétique s’est déplacée vers le génie imaginatif de l’artiste, qui se pose alors comme le Dieu créateur d’un nouveau monde entre les quatre cotés de son canevas. Cette transfiguration du sacré peut se résumer en une phrase de Nietzsche « L’homme n’est plus artiste, il est lui –même œuvre d’art »12 . 10 ARAMBASIN Nella , « La conception du sacré dans la critique d’art en Europe entre 1880 et 1914 », Thèse publiée en 1996 11 JOUFFROY Alain, « XXème siècle, essais sur l’art moderne et d’avant-garde » , Editions FAGE, 2008,p. 307 12 JOUFFROY Alain, « XXème siècle, essais sur l’art moderne et d’avant-garde » , Editions FAGE, 2008 p. 317
  • 17. 16 B. De la Beauté classique à une Esthétique moderne « L’art ne rend pas le visible mais rend visible ce qui, sans l’entremise de l’art, ne se montrerait pas » Paul KLEE Pour Aristote, « le plaisir spécifique que nous procure une œuvre mimétique exige que nous sachions qu’il s’agit d’une imitation » 13 , ici nous apparaît alors une première explication quant à l’incompréhension des critiques d’art réfractaires à l’impressionnisme. En effet, comme nous le verrons par exemple dans l’article de Louis LEROY sur l’exposition de la rue des Capucins, ou bien dans les pamphlets de WOLFF, nombre de spectateurs et de critiques sont désarçonnés devant les tableaux de Monet car ils ne reconnaissent pas dans ces reproductions, le sujet ou le paysage représenté. Nous verrons dans le déroulement de ce travail que la question du goût , de la faculté de juger ( Kant ), de la notion de beauté ( Heidegger ) et d’esthétique ( Hegel ) reviennent systématiquement dans tous les questionnements relatifs à l’art. La première rupture, due aux avant-gardes concernant la question de la beauté s’opère donc avec les impressionnistes qui refusent l’hégémonie de la beauté classique, reproduction exacte du sujet observé ; et veulent représenter ce qu’ils voient, en utilisant leur imagination ; cette imagination que Charles Baudelaire qualifie de reine des facultés. Avec l’impressionnisme, avant-garde de la fin du XIXème, et les avant-gardes du début du XXème siècle ( symbolisme, art nouveau, nabis, cubisme…), les débuts de l’art moderne sont caractérisés par un changement de paradigme quant à l’appréciation de la « valeur » des œuvres. Le critère d’appréciation esthétique d’une œuvre est fondamental en ce qu’il est la pierre de touche de l’analyse critique ; l’Art 13 DANTO Arthur, « La transfiguration du banal » Edition Poétique Seuil, 1989 p.161
  • 18. 17 est en ce début de siècle est encore largement rétinien bien que la place laissé à l’imagination soit plus importante que dans l’art classique. Nous verrons que deux ruptures fondamentales se font avec la naissance de l’art moderne ; la première concerne la technique pure dans la façon de représenter (1), la seconde le sujet de la représentation (2). 1. Un « flou artistique » controversé L’uns des deux aspects de l’art moderne et qui choque profondément les critiques de l’époque est le pied de nez qui est fait à toutes les règles de l’académisme. D’un point de vue purement technique la manière de peindre des impressionnistes est déroutante. Certains s’y retrouvent mais nombreux sont ceux qui répriment un rictus devant ce qui leur semble être un tableau d’amateur, et de surcroit, inachevé. La subtilité de la couleur et la lumière, la transmission d’une sensation deviennent plus importantes que la précision du trait et de la perspective, plus importante que la reproduction parfaite jusque dans les moindres détails. L’appréciation subjective de l’artiste par rapport à ce qu’il voit est mise à l’honneur. Le romancier et critique Edmond DURANTY exprime merveilleusement bien cette émotion que l’on ressent face à un tableau impressionniste et ce que l’artiste cherche à transmettre « (…) pour la première fois des peintres ont compris et reproduit ou tenté de reproduire ces phénomènes ; dans telle de leurs toiles on sent vibrer et palpiter la lumière et la chaleur ; on sent un enivrement de clarté qui, pour les peintres élevés hors et contre nature, est chose sans mérite, sans importance, beaucoup trop claire, trop nette, trop crue, trop formelle »14 . Les derniers mots de cet extrait, nous l’aurons compris, font référence aux peintres classiques qui, à la différence des impressionnistes ne peignent jamais dehors, à la lumière naturelle, mais dans des ateliers avec un sujet fixe, voire inerte. L’écrivain et journaliste américain Henry James écrira que les impressionnistes « jettent le détail aux orties et se concentrent sur l’expression générale »15 : cette particularité de l’art moderne divise profondément les critiques 14 DURANTY Edmond, La Nouvelle Peinture . A propos du groupe d’artistes qui expose dans les galeries Durand-Ruel, Paris, L’Echoppe,1988, p32. 15 LOBSTEIN Dominique, Eloges et critiques de l'impressionnisme : De Charles Baudelaire à Georges Clemenceau – Broché, 2012
  • 19. 18 qui ont tendance dans certains cas à voir cela comme une insulte faite aux Beaux- Arts, une profanation de cette discipline si prestigieuse. La critique fut lente à reconnaître l’impressionnisme ; et tout au long de ce parcours elle fut cruelle avec ces artistes, dont les toiles ne se vendaient pas, qui étaient refusés de nombreuses galeries et des salons officiels. Dans ses mémoires, l’écrivain et critique d’art irlandais Georges MOORE écrit dix ans après avoir visité la troisième exposition impressionniste à Paris et il explique que devant les tableaux de Monet il restait perplexe « (…) Car l’art n’était pas pour nous alors ce qu’il est maintenant : une pure émotion, vraie ou fausse, uniquement selon son intensité ; nous croyions à la grammaire de l’art, à la perspective, à l’anatomie, et à la jambe qui porte (…) »16 . Cette phrase permet de démontrer deux choses importantes : premièrement elle corrobore ce que nous disions ci dessus, deuxièmement elle montre comment le regard des critiques s’est transformé aboutissant in fine à une sincère appréciation du travail des impressionnistes. 2. Le sujet de la représentation En plus d’une réappropriation des techniques de peinture, les avant-gardes de la fin du XIXème et du début du XXème siècle ont aussi innové quant au sujet qu’ils choisissaient de représenter. L’art classique s’attachait à représenter des scènes religieuses, la famille Royale, des natures mortes ou encore des scènes de bataille héroïques comme nous l’avons expliqué précédemment, les sujets représentés avaient toujours un caractère sacré et tout du moins qui n’allaient pas contre les bonnes mœurs. Les tableaux de Toulouse Lautrec ou encore de Degas sont très choquants à leur époque car leurs sujets de prédilection sont ceux de la vie courante . Les deux peintres aiment à représenter le Paris nocturne de la Belle Epoque, ses bars et ses 16 LOBSTEIN Dominique, Eloges et critiques de l'impressionnisme : De Charles Baudelaire à Georges Clemenceau – Broché, 2012 p.101
  • 20. 19 prostituées ; les vices jusqu’alors occultés par les Beaux-Arts sont présentés au regard du spectateur. Toulouse-Lautrec est célèbre pour avoir beaucoup peint le quartier Montmartre et ses maisons closes, il était fasciné par Yvette Guilbert, une danseuse du Moulin Rouge dont il représente souvent le corps par de simples coups de crayon, symbolisant sa grâce. Nous pourrons remarquer en annexe en observant un portrait d’Yvette Guilbert (figure 2) une certaine influence de Toulouse-Lautrec sur le travail d’Egon Schiele (Figure 3) et une commune curieuse fascination pour les femmes rousses ( Yvette Guilbert/ Adèle Herms ) . Dans la subversion Egon Schiele va plus loin encore en représentant des corps nus décharnés et des visages aux traits distordus. Tous ses portraits de personnages souvent comme contractés par l’angoisse sont faits sur des fonds neutres, monochromes caractéristique innovante de son travail. Le subversif Egon Schiele provoque de la gène dans ses tableaux chez les critiques ; mais il n’est pas le seul à engendrer cette réaction. Dans un autre registre, Gustave Courbet en 1866 provoquera aussi la gène avec son œuvre si controversée : L’Origine du monde. Il est pertinent d’invoquer ici L’Origine du monde (figure 4) car sur le plan technique, Courbet respecte toutes les règles de l’académisme classique, il est à ce niveau irréprochable. Néanmoins, le sujet qu’il choisit de représenter , et le titre qu’il lui attribue est doublement provocateur. En effet, représenter et désigner un sexe féminin comme l’origine du monde revient à dire que ce n’est pas Dieu qui en est l’origine. Courbet ainsi s’attaque par cette œuvre doublement au Sacré. Encore aujourd’hui, malgré l’abondance d’images obscènes et pornographique dans nos sociétés contemporaines, ce tableau dérange, à tel point qu’il a été censuré plusieurs fois sur les réseaux sociaux, pour ne pas nommer Facebook : Courbet serait-il encore d’avant-garde aujourd’hui ? Ainsi, l’art moderne opère une double rupture avec l’art classique sur le plan de la technique et sur le choix des sujets représentés. On assiste à cette époque à une transfiguration du banal : des scènes de la vie quotidienne sont représentées, les bonnes mœurs ne sont plus toujours respectées, l’oisiveté et le vice, la banalité devient un objet d’étude majeur pour les artistes. En parallèle de ce mouvement s’opère aussi une banalisation de la peinture par l’abandon de la technique et des règles classiques. Il est donc possible de dire que, déjà à la fin du XIXème siècle
  • 21. 20 l’autonomisation de l’art vis à vis de la tradition n’est que le début d’un délitement de tout ce qui définissait l’art, annonçant rétrospectivement ce que de nombreux critiques du XXIème siècle désignent, comme le prédisait Hegel une « mort de l’art » . Nous pouvons maintenant comprendre ce qui a pu choquer les critiques d’art de l’époque et ce sont précisément ces critiques que nous allons envisager. La critique a été lente a accepter l’impressionnisme et beaucoup d’artistes de ce mouvement ont souffert de cette frilosité voire de ce courroux. 2. Réception mitigée de l’art moderne par les critiques Dès 1820, certains artistes décident d’abandonner les codes de l’Académie mais ces derniers sont peu connus dans le monde artistique, voire écartés de toutes les manifestations officielles. Malgré le soutien de quelques belles plumes dès les premières toiles comme Apollinaire, Zola ou Baudelaire, le processus d’acceptation de cette nouvelle esthétique par les critiques fut long. Après la révolution de 1848, ces impressionnistes qui ne portaient pas encore leur nom se voient acceptés au Salon officiel. Néanmoins, sur 5 000 œuvres proposées par les impressionnistes pour être exposées au Salon , 3 000 furent refusées17 , entrainant une indignation telle qu’Edouard MANET et Antoine CHINTREUIL décident d’ouvrir le 15 mai 1863, le Salon des refusés. Cette création du Salon des refusés et les expositions qui en découlent sont légales et reconnues par Napoléon III ; pourtant, il est surprenant de voir qu’après la guerre de 1870 l’Académie des Beaux Arts se réforma, se montrant encore plus exigeante sur le respect des règles de l’art classique. Ainsi entre éloges et critiques, la réception de cette modernité artistique divise critiques et artistes. Il semble inconcevable pour nous aujourd’hui d’imaginer que les tableaux de Monet, de Manet de Bazille ou de Renoir ait pu choquer et susciter un certain agacement voire un fort courroux chez les critiques. Pourtant nous verrons ici dans un premier temps que le monde artistique, surtout à la fin du XIXème siècle est 17 salon [archive], article extrait de l'ouvrage Larousse « Dictionnaire de la peinture »
  • 22. 21 très réfractaire à cette nouvelle esthétique (A). Puis nous rappellerons que ce rejet ne fut pas unanime (B). A. L’impressionnisme fustigé Lorsqu’après de longues années l’impressionnisme fut connu et reconnu, Louis Leroy a été désigné comme l’incarnation de la mauvaise réception de cet art moderne si révolutionnaire. Il représente ainsi l’opposition à l’impressionnisme en même temps qu’il lui donna son nom, adopté à la suite de la publication de ce célèbre article dans Le Charivari. Extraits: Louis LEROY – Le CHARIVARI – 25 Avril 187418 “Oh ! Ce fut une rude journée que celle où je me risquai à la première exposition du boulevard des Capucines en compagnie de M Joseph Vincent, paysagiste, élève de Bertin, médaillé et décoré sous plusieurs gouvernements ! L’imprudent était venu là sans penser à mal ; il croyait voir de la peinture comme en voit partout, bonne et mauvaise, plutôt mauvaise que bonne, mais non pas attentatoire aux bonnes moeurs artistiques. Je le conduisis devant le champ labouré de M. Pissarro. A la vue de ce paysage formidable, le bonhomme crut que les verres de ses lunettes s’étaient troublés. Il les essuya avec soin, puis les reposa sur son nez. – Par Michalon s’écria-t-il, qu’est-ce que c’est que ça ? – Vous voyez . une gelée blanche sur des sillons profondément creusés. 18 https://impressionnismetpe.wordpress.com/2013/03/17/les-critiques/
  • 23. 22 – Ça des sillons, ça de la gelée ?… Mais ce sont des grattures de palette posées uniformément sur une toile salie. Ça n’a ni queue ni tête, ni haut ni bas, ni devant ni derrière. – Peut-être…mais l’impression y est… ce n’est ni fait ni à faire. Mais voici une vue de Melun de M. ROUART où il y a quelque chose dans les eaux, par exemple, l’ombre du premier plan est bien cocasse. – C’est la vibration du ton qui vous étonne ? – Dites le torchonné du ton, et je vous comprendrai mieux…. – Je jetai un coup d’oeil sur l’élève de Bertin : son visage tournait au rouge sombre. Une catastrophe me parut imminente, et il était réservé à M. Monet de lui donner le dernier coup… – “IMPRESSION, Soleil levant”_ – Impression, j’en étais sûr Je me disais aussi, puisque je suis impressionné, il doit y avoir de l’impression là-dedans… » Pourtant, Louis Leroy s’il est le réfractaire à l’impressionnisme le plus connu, en réalité malgré sa raillerie il n’est pas complètement fermé à ce nouveau style artistique. L’ironie est palpable dans son article et il s’agit plus ici d’une mise en scène comique que d’une critique furibonde. C’est Albert Wolff, journaliste auteur dramatique et critique d’art français d’origine allemande qui fut l’uns des personnages les plus caustique et dont la plume fut la plus piquante. Pour lui Pissarro et ses acolytes sont des déments en plein délire qui mettent en danger l’art, il écrit en 1876 « (…) dans la mutuelle admiration de leur égarement commun, les membres de ce cénacle de la haute médiocrité vaniteuse et tapageuse ont élevé la négation de tout ce qui fait l’art à la hauteur d’un principe ; ils
  • 24. 23 ont attaché un vieux torche-pinceau à un manche à balai et s’en sont fait un drapeau »19 . Le célèbre Edmond de Goncourt, écrivain et fondateur de l’Académie Goncourt acène des phrases assassines à l’attention des impressionnistes et de Degas particulièrement. Ils désignent les peintres de ce mouvement comme des « esquisseurs, des faiseurs de taches » et décrit durement l’uns des maîtres de l’impressionnisme: « Degas, ce constipé de la peinture, cet homme aux méchancetés travaillées et piochées dans l’insomnie de ses nuits de ratés … »20 Ainsi, avons nous eu un léger aperçu du type d’accueil que recevaient ces artistes d’avant-gardes à la fin du XIXème siècle, néanmoins de nombreux artistes, écrivains et intellectuels se sont rapidement liés à la cause des impressionnistes. B. L’impressionnisme glorifié « Ce mouvement n’est pas tant une manifestation du génie français que de la culture universelle »21 Guillaume Apollinaire Nombreux sont ceux qui ont cru en l’avenir de ces artistes talentueux et rebelles, nous retiendrons à titre d’échantillon, les noms de quatre génies de la littérature française, ils se sont fait ardents défenseurs de ces nouvelles arts impressionnistes. Nous pensons ici au poète et critique Charles Baudelaire, à 19 WOLFF Albert, « Le calendrier parisien », Le Figaro, 3 avril 1876 20 de GONCOURT Edmond et Jules, Journal, mémoires de la vie littéraire, (le 8 mai 1888), t. III : 1887-1896, Paris, Robert Laffont, « Bouquins », 2004, p.121-122. 21 LOBSTEIN Dominique, Eloges et critiques de l'impressionnisme : De Charles Baudelaire à Georges Clemenceau – Broché, 2012
  • 25. 24 l’écrivain et critique d’art Emile Zola, au poète et professeur d’anglais Stéphane Mallarmé et enfin au jeune poète et écrivain Guillaume Apollinaire. Chacun à une décennie différente (respectivement en 1859,1876,1880,1913) a su progressivement séduire l’opinion et faire accepter peu à peu l’art moderne aux institutions, aux marchands d’art, au public et finalement aux autres critiques. Nous avons vu ici comment les premières avant-gardes et particulièrement l’impressionnisme, s’est heurté violemment à l’opinion de ceux qui parmi leurs activités s’adonnaient à la critique d’art. L’abolition de tout respect envers la figure tutélaire de l’Académie des Beaux-Arts annonce une nouvelle ère, celui de l’art moderne. Cet art moderne commence ainsi vers le milieu du XIXème siècle et s’étend jusqu’à nos jours ; l’art contemporain étant lui même la partie la plus récente de l’art moderne. Ces avant-gardes dites historiques ont fait naître un vent de révolte qui ne s’essoufflera qu’à la fin des années 1980. Les critiques, amateurs d’art ou écrivains se sont divisés, majoritairement opposés à ces innovations, ils finiront par y adhérer et à les encourager presque unanimement comme nous le verrons par la suite. Les impressionnistes, puis les néo- impressionnistes suivi des symbolistes, des nabis, des fauvistes ou encore des cubistes ont finalement crée une nouvelle tradition : la « tradition du nouveau22 ». 22 ROSENBERG Harold, La tradition du nouveau, Les éditions de minuit, 1962
  • 26. 25 Chapitre II : Vers une tradition de la rupture : les critiques avec les Avant-gardes (1910-1959) Le XXème siècle sera indéniablement celui des avant-gardes, elles se succèderont à un rythme effrénée dans une lutte perpétuelle contre les normes établies, contre le carcan de cette Tradition infernale qui étouffe l’imagination et restreint la liberté créatrice. Nous verrons ici que la place de la critique dans le milieu de l’art est de plus en plus importante ; et que les artistes eux mêmes se mettent à théoriser leurs créations. Les critiques et les historiens de l’art par leurs analyses permettent de structurer, et d’expliquer ce qui a mené les artistes à peindre de telle ou telle manière, à choisir tel ou tel sujet ; à partir des années 1910 les artistes prennent la parole, des manifestes sont rédigées, instaurant leurs propres règles. Soulignons d’ailleurs ici un énième paradoxe : l’apparition d’une nouveauté, la rédaction de Manifestes, pour lutter contre le normativisme de la Tradition, imposer de nouvelles règles ne fait il pas de ces artistes les pères d’un nouveau carcan auquel ils se soumettent ? Les artistes en quelque sorte vont commencer à marcher sur les plates bandes des critiques, renforçant ainsi leur statut, puisque nous savons que toute identité se construit contre une autre , lorsqu’elle se sent menacée. Nous avons vu précédemment que la rupture avec l’art classique était double ; sur la forme et sur le fond . Héritier de l’impressionnisme, le début du XXème siècle voit apparaître un nouveau mouvement qui obtient un grand succès surtout aux Etats Unis : l’Abstraction. (A) Ce mouvement va englober tous ceux du XXème siècle, s’opposant à la figuration classique et du début de l’art moderne ; le ressenti, l’émotion, l’indescriptible prend définitivement le pas sur la reproduction fidèle de ce que l’œil voit. L’art abstrait, nouveau cataclysme dans l’histoire de l’art, les artistes théorisent, les critiques suivent, la politique s’en mêle et Clement Greenberg se démarque comme la figure du critique d’art du XXème siècle. Nous verrons ensuite que l’art critiqué devient aussi art critique, art manifeste, les avant-gardes se mêlent de politiques et d’idéaux révolutionnaires. Nous étudierons le futurisme italien en tant que cas d’école (B).
  • 27. 26 En France c’est Dada et le surréalisme qui prétendent à un message politique : l’anarchie, le rejet de toutes conventions, une sorte de nihilisme tragique qui mènera l’uns de ses leaders, André Breton à écrire à Tristan Tzara dans leurs correspondances le 4 avril 1919 : « tuer l’art est ce qui me paraît le plus urgent »23 . Ce qui nous intéressera dans cette courte réflexion sur le mouvement Dada et les surréalistes en France sera l’apparence loufoque de leurs manifestations. L’humour, la plaisanterie et parfois l’absurde semblent inhérentes dans ces mouvements. Pour la première fois, et c’est ici Marcel Duchamp, illustre artiste et théoricien d’avant-garde qui est à l’origine de toutes les questions que soulèveront Dada et le surréalisme pour les critiques d’art. La question se pose très sérieusement pour les critiques des limites de l’art, de ce qu’est ou de ce que n’est pas une œuvre d’art. (C) 23 JOUFFROY Alain, « XXème siècle, essais sur l’art moderne et d’avant-garde » , Editions FAGE, 2008 p. 314
  • 28. 27 1. La naissance de l’art abstrait « Redéfinissant le rôle de la peinture dans la culture occidentale, l’abstraction est l’innovation décisive de l’art moderne. Si la peintre est le « porte étendard » du modernisme, alors, suivant certains critiques récents, la peinture abstraite est son « emblème ».Elle est ce qui, nous l’imaginons, caractérisera l’art du XXème siècle pour les générations à venir. »24 L’aquarelle sans titre de Vassily Kandinsky datant de 1910 symbolise le point de départ de l’art abstrait 25 , le premier tableau de l’art moderne non figuratif. De nombreux critiques ont, comme nous le voyons dans la citation ci dessus, désigné l’abstraction comme étendard du modernisme. Or, c’est cela même que Georges Roque regrette ; car cette assimilation a conduit de nombreux pans de l’opinion publique à rejeter en bloc l’art contemporain. En effet, d’après lui une large partie de la production artistique de l’époque était encore figurative. Toute cette production figurative a été passée sous silence, occultée et très peu commentée par les critiques, très peu exposée dans les galeries et musées. L’heure était à l’abstraction. Ainsi il semble impératif ici d’étudier un homme qui a théorisé l’art abstrait et sur les écrits duquel nombre de critiques se sont appuyé pour mieux comprendre l’esprit de ce mouvement : Vassily Kandinsky (A). Puis nous nous intéresserons au débat théorique entre deux des plus éminents critiques d’art au XXème siècle sur la question de l’art abstrait et de l’appréhension des œuvres qui en découlent : Harold Rosenberg et Clement Greenberg (B). Enfin, nous verrons comment le critique d’art Jean Clair dénonce l’utilisation à des fins géopolitiques dont a été l’objet l’art abstrait pendant la guerre froide (C). 24 F.Colpitt , ed. , Abstract art in the late twentieth century, Cambridge University Press,2002, p. XV . In : Réévaluer l’art moderne et les avant-gardes. Paris, Editions de l’EHESS, 2010 p.51 . Les deux critiques en question sont Arthur Danto et Yve- Alain Bois. 25 Voir Annexe – Figure 5
  • 29. 28 A. Vassily Kandinsky, les racines de l’art abstrait Vassily Kandinsky, pionnier de l’art abstrait se fera aussi théoricien de l’avant-garde abstractionniste, afin de le promouvoir et de le faire accepter. Dans ses deux célèbres ouvrages Du spirituel dans l’art et dans la peinture en particulier et Point et ligne sur plan, il explique sa vision de l’art. Même s’il a longtemps vécu en Allemagne puis en France, Kandinsky est né et a grandi en Russie ; il a gardé une forte emprunte de la culture chrétienne orthodoxe et cela se ressent dans Du spirituel dans l’art et dans la peinture en particulier. Dans cet ouvrage, il insiste sur la nécessité de cultiver sa vie intérieure, de faire vibrer son âme et celle du public par la peinture ; peinture qui est un moyen de chercher la Vérité en soit. Il distingue la beauté intérieure de la beauté conventionnelle, sur ses toiles c’est la beauté intérieure qu’il cherche à faire ressortir. Mais cet ouvrage est surtout célèbre car Kandinsky y explique sa théorie des formes et des couleurs ; deux aspects essentiels de l’art abstrait. Kandinsky accorde à la couleur une importance centrale, la couleur doit entrer en résonnance avec l’âme du spectateur, certaines d’entre elles émettent des vibrations particulières, il faut savoir les utiliser “En règle générale, la couleur est donc un moyen d’exercer une influence directe sur l’âme. La couleur est la touche. L’oeil est le marteau. L’âme est le piano aux cordes nombreuses. L’artiste est la main qui, par l’usage convenable de telle ou telle touche, met l’âme humaine en vibration. Il est donc clair que l’harmonie des couleurs doit reposer uniquement sur le principe de l’entrée en contact efficace avec l’âme humaine...”26 . Kandinsky voit dans les couleurs et les formes une résonnance qui s’apparente beaucoup à la musique, il 26 KANDINSKY Vassily , Du spirituel dans l’art et la peinture en particulier, Folio Essais , Gallimard,1910, p. 112
  • 30. 29 s’inspire d’ailleurs très fortement d’Arnold Schönberg27 lorsqu’il peint. Dans Du spirituel dans l’art et dans la peinture en particulier il dresse une forme de grammaire des couleurs à l’attention des autres artistes mais sans que cela ne s’apparente à une loi car pour lui tout dépend du ressenti. Dans Point et ligne sur plan que Kandinsky écrira seize ans plus tard il développe un nouvel aspect de l’art abstrait qui rappelle le cubisme : l’importance des formes géométriques. Le point est vu comme la fécondation de l’union entre l’artiste et sa toile, la ligne, vibrante dessine la forme : « Le point est le résultat de la première rencontre de l’outil avec la surface matérielle, le plan originel (…). Par ce premier choc le plan originel est fécondé. »28 , « Il existe une autre force, prenant naissance non pas dans le point mais à l’extérieur. Cette force se précipite sur le point ancré dans le plan, l’en arrache et le pousse dans une quelconque direction. La tension concentrique du point se trouvant ainsi détruite, le point disparaît et il en résulte un être nouveau, vivant une vie autonome et soumis à d’autres lois. C’est la ligne »29 La puissance de la théorie de Kandinsky est prodigieuse mais l’artiste explique que cette théorisation n’a aucun impact sur son travail a posteriori, il ne s’agit ainsi ni d’un manifeste, ni d’un manuel mais bien d’une théorie. Nous allons maintenant nous intéresser à l’approche de deux, non pas artistes comme Kandinsky, mais critiques d’art sur l’art abstrait. B. Le choc des titans : Clement Greenberg et Harold Rosenberg sur la question de l’abstraction 27 Contrechamps N° 2 , Avril 1984 : Correspondance Schoenberg-Kandinsky et écrits - Textes de J. Hahl-Koch, D. Vallier, P. Boulez (Parallèles), C. Dahlhaus (La construction du désharmonique), P. Albèra, J. Demierre (Repères analytiques) Broché– 1984 28 KANDINKSY Vassily , Point et ligne sur plan, Folio Essais, Gallimard, 1926, p.29 29 ibidem p.62-63
  • 31. 30 Nous pouvons dire sans risquer de nous tromper que Clement Greenberg a été l’uns des plus grands théoriciens de l’art abstrait et de l’avant-garde, ses écrits ont influencé de nombreux critiques après lui notamment Thierry de Duve , mais aussi des artistes et particulièrement Helen Frankenthaler, Morris Louis, et Kenneth Noland30 . Greenberg critique l’art en se distançant le plus possible de toute appréciation subjective, il s’appuie sur une grille de lecture qu’il a crée, c’est pourquoi il a souvent été taxé de dogmatisme et décrit comme ayant une approche formaliste. Lorsque nous parlions d’un combat d’égos entre artistes et critiques, il est aussi possible de parler de combat d’égos entre critiques et nous penserons ici à l’animosité entre Harold Rosenberg, et Clement Greenberg31 . Cependant, malgré leurs fortes oppositions sur l’abstraction, Rosenberg, et Greenberg s’accordent tous les deux pour dire que les avant-gardes ne sont qu’une nouvelle forme de tradition ; une tradition de la rupture, une « tradition du nouveau ». L'art figuratif, courant dans la peinture américaine dans les années 1930, était, pour Greenberg, typique d’un genre de parasite, un matériau «littéraire» qui devait être exclu de la peinture ; cela nuisait à la pureté de la peinture. L'objectif était une abstraction qui se réfère à la peinture elle même, et de désavouer toute référence au monde extérieur - pour Greenberg, cela est incarné par les drippings de Jackson Pollock32 . Rosenberg valorise plus l’acte de création que la forme de la création ; c’est ce qu’il développe dans son ouvrage « The American Action Painters » ainsi si Jackson Pollock est une icône pour Greenberg , Rosenberg lui, voit plutôt Willem de Kooning ou Kline comme l’incarnation de l’art abstrait. Rosenberg était le critique dominant dans les années 1950, le critique qui a offert la description la plus populaire et convaincante de l'abstraction gestuelle, et dont l'écriture inspiré une nouvelle 30 THE ART HISTORY Modern Art Insight, Clement Greenberg Art historian and critic (en ligne), disponible sur http://www.theartstory.org/critic-greenberg- clement.htm (consulté le 8 juin 2015) 31 DE DUVE Thierry, Clement Greenberg entre les lignes, Editions Dis Voir, p.33 32 Voir Annexe – figure 6
  • 32. 31 génération de peintres gestuels tels que Joan Mitchell et Grace Hartigan33 . Cependant, sa primauté a été menacée vers la fin de la décennie par l'importance croissante de la peinture de domaine de la couleur « color field painting », sur laquelle Greenberg a commencé à beaucoup écrire, et de façon convaincante. Dans les années 1960, la position de Rosenberg est menacée par les attaques de jeunes critiques sur l'artiste qu’il souvent considéré comme la quintessence de l’action painting, Willem de Kooning car beaucoup ont jugé son travail trop conservateur. Greenberg avait un grand mépris pour le travail d’Harold Rosenberg. Son attaque la plus directe contre son rival réside dans son essai écrit en 1962 "How Art Writing Earns Its Bad Name", dans lequel il fait remarquer qu’il ne s’est jamais prononcé sur l’apparence extérieure d’une œuvre d’art ; car il s’était rendu compte qu’il pourrait être contredit très facilement et avec des arguments tout à fait recevables. En fait, il se distingue de Rosenberg qui avait pour habitude de donner un avis subjectif lorsque lui ne le faisait que rarement. Son analyse d’une œuvre ne se faisait jamais sans baser son argumentation sur une réflexion presque scientifique. Il soutient que la seule évaluation valable d’une œuvre d'art repose sur la discussion de la forme seule. Dix ans après The American Action Painter publié en 1952 Rosenberg écrit Action Painting: A Decade of Distortion, un essai dans lequel il répond aux attaques de Clement Greenberg. Il y explique que l’approche formaliste de Greenberg de l’art est beaucoup trop académique et que ce dernier aurait ignoré dans son analyse la rupture théorique incarnée par l’action painting. Dans un autre registre, il critiquera aussi dans cet essai le rôle que Greenberg tend de plus en plus à jouer comme conseiller des plus grandes galeries de l’époque. Certains critiques comme Jean Clair se sont aussi intéressés à d’autres aspects de l’art abstrait, et plus précisément à la question d’une promotion de ce mouvement dans un intérêt géopolitique lié au contexte historique de son émergence. 33 THE ART HISTORY Modern Art Insight, Art Critics Comparison: Clement Greenberg vs. Harold Rosenberg (en ligne) disponible sur http://www.theartstory.org/critics-greenberg-rosenberg.htm (consulté le 8 juin 2015)
  • 33. 32 C. L’utilisation géopolitique de l’art abstrait L’art abstrait ne porte en soit aucun message politique, ni aucune revendication ; les tableaux abstraits cherchent la Vérité, l’essence, la pureté de la peinture, la valse des couleurs et des formes suffit à l’achèvement de l’œuvre. Pourtant, l’abstraction a été utilisé plusieurs fois à travers l’histoire dans un but politique, comme une arme de soft power. C’est l’historien de l’art Georges Roque qui souligne ce paradoxe, il étudie le personnage Alfred Barr Jr., le fondateur du musée d’art moderne de New York ( MoMa ) en 1928. C’est Barr qui organisa la première grande exposition d’art abstrait en 1936 Cubism and abstract art. Alfred Barr ne pensait pas que l’abstraction soit un mouvement artistique porteur, il a même affirmé que l’art abstrait était une impasse34 . La raison pour laquelle il organisa cette exposition est le fait qu’il a voyagé en Union Soviétique et en Allemagne entre 1927 et 1933. L’art abstrait dans ces pays était complètement prohibé par les régimes communistes et nazis ; de cette façon l’art abstrait représentait soudain le monde libre, apparaît alors l’équation démocratie = liberté = art abstrait35 . Plus tard, pendant la guerre froide, Jean Clair constate que l’art étant uns des instruments centraux du soft power et l’art américain se devant d’être hégémonique, l’art abstrait est devenu l’art officiel durant toute la période, subventionné et glorifié par le pouvoir politique. Dans son ouvrage, Considérations sur l’état des Beaux-Arts, Critique de la modernité, le critique d’art Français Jean Clair commente cette utilisation de l’art abstrait par le pouvoir politique américain durant la guerre froide : « Fort de la bonne conscience d’ « une nation universelle qui poursuit des idées universellement valables » (Thomas Jefferson), 34 GREENBERG Clement, Art et culture (1961), p231. 35 Cf. de Chassey, La peinture efficace… p.166 in Réévaluer l’art moderne et les avant-gardes, sous la direction d’Esteban Buch, Denys Riout et Philippe Roussin Editions de l’école des hautes études en sciences sociales, 2011, p. 57
  • 34. 33 d’ « une République pure et vertueuse qui a pour destin de gouverner le globe et d’y introduire la perfection de l’homme » (John Adams), les Etats-Unis ont imposé à l’Occident, par des appareils fédéraux aussi efficaces que leurs appareils économiques, un ensemble de valeurs culturelles propres, avec la même détermination, la même persévérance que l’URSS a imposé (…), les valeurs de l’idéologie réaliste-socialiste, avec il est vrai la violence en plus. »36 L’art abstrait nous l’avons vu a pu être instrumentalisé, ce qui du même coup a pu favoriser son développement, l’abstraction est une avant-garde rapidement devenue un académisme. Une nouvelle forme d’avant-gardes va émerger au début du XXème siècle, que l’on appellera les avant-gardes engagées ; leurs leaders, parfois plus théoriciens et partisans qu’artistes vont créer et utiliser un mouvement artistique avant-gardiste pour promouvoir une nouvelle vision de la société et même de la vie. 36 CLAIR, Jean « Considérations sur l’état des Beaux-Arts, critique de la modernité », Gallimard, 1983, p.83
  • 35. 34 2. Le temps des Manifestes : les avant-gardes engagées « Ces habitudes de métaphore militaire dénotent des esprits non pas militants mais faits pour la discipline, c’est à dire pour la conformité »37 Charles Baudelaire L’unes des nouveautés des avant-gardes au XXème siècle est une sorte de « manie » du manifeste ; les artistes se réunissent autour d’un document écrit structurant plus ou moins clairement le mouvement auquel ils appartiennent. Cette « nouvelle » pratique fait écho à la citation de Baudelaire que nous avons choisi d’utiliser pour introduire cette partie. En effet, le poète raille l’habitude d’utiliser des métaphores militaires, et notamment celle « d’avant-garde » artistique ; il interprète cela comme l’illustration d’un besoin de conformité. En l’occurrence le fait que des mouvements d’avant-gardes aient besoin d’écrire et de publier un manifeste, posant le programme, les règles et les limites de leur mouvement est lourdement symbolique. Les artistes empruntent au passé, à la Tradition, ses coutumes dans la perspective de l’éradiquer et de la remplacer par la Modernité qui aura été imaginé en utilisant des procédés anciens : la rédaction d’un manifeste. Les avant-gardistes veulent échapper au carcan de la Tradition alors ils décident de soumettre à de nouvelles règles. De plus, il faut noter que ces manifestes sont aussi une façon de répondre aux critiques et/ou de les empêcher de donner une mauvaise interprétation de leur mouvement. Nous étudierons ici ce paradoxe de l’écriture manifestaire dans les avant-gardes au XXème siècle (A). Nous nous concentrerons ensuite sur le futurisme italien en tant que mouvements d’avant-garde porteur de projets politiques, engagé dans une lutte dont le caractère militaire n’est plus aussi métaphorique qu’à l’époque de Baudelaire (B). 37 ibidem, p.69
  • 36. 35 A. De la critique manifeste, aux manifestes contre la critique38 Le document qui vient en tête en premier lorsque l’on entend le mot manifeste c’est surement pour la majorité d’entre nous, celui de 1848, le Manifeste du parti communiste de Karl Marx et Friedriech Engels ; ainsi c’est avec une visée politique que l’on envisage naturellement le manifeste. C’est de ce Manifeste que les avant- gardes se sont inspirées pour rédiger les leur, avec la volonté d’une réception directe et galvanisatrice de leurs idées nouvelles par leurs lecteurs . Voyons maintenant une définition que nous trouvons satisfaisante, qui nous est due à Claude Abastado: « Le terme s'applique, stricto sensu, à des textes, souvent brefs, publiés soit en brochure, soit dans un journal ou une revue, au nom d'un mouvement politique, philosophique, littéraire, artistique : le Manifeste du Parti communiste, le Manifeste symboliste, le Manifeste futuriste, etc. Le « manifeste » se définit par opposition à l'« appel », à la « déclaration », à la « pétition », à la « préface » : l'appel invite à l'action sans proposer de programme (Appel du 18 juin 1940); la déclaration affirme des positions sans demander aux destinataires d'y adhérer {Déclaration sur le droit à l'insoumission dans la guerre d'Algérie, publiée en 1960); la pétition est une revendication ponctuelle signée de tous ceux qui la font; la préface accompagne un texte qu'elle introduit, commente et justifie. »39 . Pour Marcel Burger, la déclaration d’intention qui se rapproche le plus d’un manifeste historiquement est la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789, même si elle ne porte pas le nom de manifeste, c’est 38 ZIANE Audrey « De la critique manifeste aux manifestes contre la critique : Charles Farcy et le Journal des artistes, un combat contre le romantisme », dans Lucie Lachenal, Catherine Méneux (éd.), La critique d’art de la Révolution à la monarchie de Juillet, actes du colloque de Paris en 2013, Paris, site de l’HiCSA, mis en ligne en juillet 2015, p. 158-173. 39 ABASTADO Claude. Introduction à l'analyse des manifestes. In: Littérature, N°39, 1980. Les manifestes. pp. 3-11. http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/litt_0047- 4800_1980_num_39_3_2128 (consulté le 24 juillet 2015 )
  • 37. 36 le sentiment d’identité citoyenne collective qu’elle a engrangé qui a permis la floraison de tous les types de manifestes. Néanmoins la pratique manifestaire a pris racine dans le milieu littéraire dès le XVIIIème siècle comme le démontre Audrey Ziane dans le cadre du livre dont nous avons utilisé le titre pour présenter cette partie. Mais aussi et surtout dans les avant- gardes comme nous le verrons plus tard. Qu’il soit politique ou artistique le manifeste a pour vocation d’établir une identité collective, de fédérer un groupe de personnes et/ou d’artistes. Concernant les caractéristiques que l’on retrouve dans les manifestes Marcel Burger note qu’ « il y a bien une esthétique du manifeste où l’on peut relever le gout de la formule sentie, l’attaque directe (insulte), la litanie (répétitions de sons, de mots, de structures syntaxiques) »40 . Ainsi donc un manifeste serait reconnaissable de part le style de la rédaction, qui est une déclaration d’intention pour le futur faite sous certaines formes qui se retrouvent dans tous les manifestes. Ce qui est intéressant dans le cadre de notre travail est le surtout la seconde caractéristique qu’invoque Marcel Burger c’est à dire le caractère « réactif » du manifeste. Un manifeste réagit à une situation de crise, de rupture, dans un contexte mouvementé que ce soit au niveau intellectuel, artistique ou historique. Ainsi Burger distingue trois types de manifestes : « manifestes politiques, littéraires et avant- gardistes qui se caractérisent successivement par l’appel à la citoyenneté (manifeste politique), la mimésis (manifeste littéraire) et la rupture (manifeste avant- gardiste) »41 . Il faut aussi souligner que les manifestes sont synonymes de –isme, le mouvement dada devient le Dadaïsme à partir de la rédaction de son manifeste, qu’il soit antérieur ou postérieur au manifeste, celui ci s’accompagne toujours d’un –isme, signification d’une idéologie relative aux principes formulés. 40 Laurence ROSIER, « Marcel Burger, Les manifestes : paroles de combat. De Marx à Breton », Mots. Les langages du politique [En ligne], 80 | 2006, mis en ligne le 01 mars 2008, consulté le 24 juillet 2015. URL : http://mots.revues.org/589 41 ibid.
  • 38. 37 Après avoir tracé les contours de ce en quoi consiste un manifeste, nous allons étudier un cas représentatif d’un mouvement d’avant-garde artistique engagé, utilisant l’Art et les artistes comme instruments de l’application d’une idéologie politique. B. Un cas d’école : le futurisme italien « Nous, les futuristes, nous avons pour programme politique l’orgueil, l’énergie et l’expansion nationale ; nous dénonçons la honte ineffable d’une possible victoire cléricale. Nous, les futuristes, nous demandons à tous les jeunes gens inventifs d’Italie une lutte à outrance contre les candidats qui pactisent avec les vieux et les prêtres. Nous, les futuristes, nous voulons une représentation nationale qui, débarrassée des momies, libre de tout vil pacifiste, soit prête à dénoncer n’importe quelle embuscade, à répondre à n’importe quel outrage. » 42 On n’a jamais vu la guerre aussi bien servi par un mouvement artistique ; Marinetti qui, au moment ou il écrit ces lignes est encore le seul membre de ce groupe qu’il appelle futuriste ne cache pas ses revendications nationalistes et bellicistes. Le futurisme glorifie la machine, la vitesse, le progrès et la guerre mais aussi et surtout la nation Italienne. Marinetti, leader d’un mouvement artistique est surtout un homme qui semble animé d’un violent désir de révolution ; un besoin de faire table rase de tout ce qui a un lien avec le passé. Quelques paradoxes sont cependant à soulever, tout d’abord il écrit « Dans notre lutte, nous méprisons systématiquement toute forme d’obéissance, de docilité, d’imitation (…) » et puis loin il rajoute « Nous exaltons le 42 MARINETTI Filippo Tommaso, Le premier manifeste politique futuriste pour les élections générales, 1909
  • 39. 38 patriotisme, le militarisme ; nous chantons la guerre, seule hygiène du monde »43 . Dans un premier temps il semble que le discours soit presque anarchiste, et dans un second temps il invoque des notions qui nous rappellent notre citation d’ouverture Baudelairienne. Marinetti rêve d’une société radicalement nouvelle ou la famille par exemple serait abolie, pourtant il exige des futuristes qu’ils soient fermement patriotes. La racine latine du mot patriotisme, qui renvoie au pater, au père de famille et à une organisation traditionnelle, hiérarchisée voire autoritaire de la société illustre encore la contradiction inhérente au discours du créateur du futurisme. Il n’empêche que pour la première fois dans l’histoire des avant-gardes un mouvement d’avant-garde artistique ne se contente pas simplement d’entrer en rupture avec le passé, mais aussi de proposer un programme, un projet d’avenir. Le futurisme croit en la modernité, comme les autres avant-gardes, mais il voue en plus de cela un véritable culte au progrès, à l’avenir il fait même de l’Italie future l’ « unique religion »44 . Pour arriver à ses fins Marinetti essaie de faire du futurisme l’art d’Etat fasciste, mais Mussolini refusa, désintéressé par l’art. Finalement Marinetti réussi à obtenir quelques responsabilités et un certain poids dans le régime fasciste ; « Il devint académicien, malgré sa condamnation des académies, se maria malgré sa condamnation du mariage, promut l'art religieux après le Traité du Latran de 1929 et se réconcilia même avec l'Église catholique, déclarant que Jésus était un futuriste. »45 . Ainsi, le futurisme est une avant-garde qui se fait elle même critique de la société établie et de l’art lui préexistant. En France aussi une avant-garde très critique 43 MARINETTI Filippo Tommaso, Discours aux Triestins in La politique futuriste est-elle un art ? de Gérard-Georges Lemaire dans Avant-Gardes :Frontières, Mouvements Volume I, Délimitations, Historiographie , Sous la direction de Jean Paul Aubert, Serge Milan et Jean François Trubert, Editions Delatour France, 2013, p. 359 44 ibidem p.369 45 FUTURISME MOUVEMENT ARTISTIQUE ET SOCIAL, Mouvement futuriste des années 1920 et 1930, en ligne : http://www.futurisme.net/mouvement.html (consulté le 20 juin 2015)
  • 40. 39 et controversée émerge ; de l’abstraction au concept il n’y a qu’un pas que les Dada et les surréalistes franchiront très tôt. 3. Dada, une fantaisie révolutionnaire ? « La grande Rigolade est dans l’Absolu »46 Arthur Cravan, poète et boxeur Le mouvement Dada est l’uns des plus marquants de l’histoire des avant-gardes ; nous pensons que cela est probablement du à deux raisons principales : sa dimension internationale et son aspect dérisoire, humoristique qui donne l’impression d’être plus accessible que l’avant-garde russe et la théorie constructiviste par exemple. Il est intéressant de constater que toutes les avant-gardes se construisent contre un ordre établi ; dans le cas de Dada il se construit non seulement contre la tradition mais aussi contre les autres avant-gardes qu’ils considèrent comme des imposteurs : « Nous avons assez des académies cubistes et futuristes : laboratoires d'idées formelles. »47 déclare Tzara dans son Manifeste Dada en 1918. Alors que la première guerre mondiale fait rage ; pendant que de jeunes Français et Allemands sont mutilés et gazés, agonisant dans les tranchées, un groupe de poètes décident à Zurich de montrer qu’il est possible d’imaginer une société nouvelle ; construite sur les ruines de tout ce qui a conduit à l’aberration qu’est la première guerre mondiale. Puisque cette guerre n’a aucun sens, et que le monde n’a aucun sens, ils y répondront en créant un mouvement qui n’en a pas non plus ; le nom Dada est choisi au hasard en ouvrant un dictionnaire. Hugo Ball, un écrivain et poète Allemand et Emmy Hennings sa compagne ouvrent donc à Zurich en 1916 un 46 CRAVAN Arthur, André Gide, Revue Maintenant n°2, juillet 1913. (en ligne) disponible : https://fr.wikisource.org/wiki/Andr%C3%A9_Gide_(Arthur_Cravan) (consulté le 23 juillet 2015) 47 Archives Dada, Tristan Tzara, manifeste dada 23 mars 1918 ( en ligne ) disponible : http://archives-dada.tumblr.com/post/41521172634/tristan-tzara- manifeste-dada-23-mars-1918 ( consulté le 3 mai 2015 )
  • 41. 40 cabaret ; le Cabaret Voltaire, ce sera la matrice dans laquelle se forgera le mouvement Dada. Au même moment à New York une autre construction du mouvement Dada est en cours, ne sachant pas ce qu’il se passait à Zurich. Les deux mouvements aux accents nihilistes prennent le même chemin et finissent par opérer une jonction. Avant d’entrer plus dans le détail concernant Dada, nous aimerions mettre en parallèle un document ; le Portrait de Marcel Duchamp par Francis Picabia en 1924 , qui est en fait la couverture de la revue dadaïste « 391 ». Sur cette couverture on peut y lire « Dadaïsme, instantanéisme » et plus loin « Le seul mouvement c’est le mouvement perpétuel ». Ce changement perpétuel est symptomatique des mouvements d’avant-gardes en tant qu’avant-garde, mais cette fois c’est à l’intérieur même du mouvement que l’on fait appel au mouvement. Ainsi cette couverture fait écho à un sublime passage du critique d’art Jean Clair dans Considérations sur l’Etat des Beaux-Arts, critique de la modernité : « Comme il suffit d’accélérer la fréquence de scintillation d’un stroboscope pour donner l’illusion d’un éclat continu, de même l’avant-garde, en tant qu’elle n’est que l’exaspération et le grossissement des tendances de la modernité, provoque une accélération et une prolifération de formes telle qu’envisagées à distance, elle nous apparaissent comme uniformes et continues. Les changements sont devenus si rapides qu’ils donnent l’impression d’une immobilité comparable à celle que donne l’esthétisme figée du réalisme socialiste »48 Nous tracerons dans un premier temps les contours du dadaïsme, son évolution vers le surréalisme et sa réception par les critiques d’art (A), puis nous nous étudierons brièvement l’uns des aspects si exceptionnels de Dada comme mouvement d’avant-garde artistique : la dérision, la plaisanterie qui désacralise encore l’Art plus que jamais (B). 48 CLAIR, Jean « Considérations sur l’état des Beaux-Arts, critique de la modernité », Gallimard, 1983, p.79
  • 42. 41 A. Du Dadaïsme au Surréalisme : la déconstruction de l’Art mise au service des idées Subversif, irrévérent et fièrement anti-autoritariste, Dada affirme radicalement que tout peut être art et tout le monde peut être artiste ; dans la droite ligne de l’art action que l’on voit déjà poindre dans le futurisme et qui se concrétisera dans les happenings que nous étudierons plus tard : les Dada font de l’art avec leur corps, par la représentation. Au Cabaret Voltaire par exemple des poèmes tout à fait absurdes sont criés par Tristan Tzara, Hans Arp et Hugo Ball et toutes les personnes présentes dans le Cabaret peuvent participer à ce poème. Richard Huelsenbeck, écrivain et poète allemand, est l’uns des fondateurs de Dada ; il inventa le « Poème Mouvementiste », il s’agissait de réciter des vers en faisant des exercices physiques. Il qualifie lui même cette pratique ainsi dans un entretien en 1971 : « it was more or less a joke »49 (c’était plus ou moins une blague) mais qui eu selon lui beaucoup de succès. Nous approfondirons dans une prochaine partie l’ambivalence des dadaïstes, et comment le mouvement Dada jongle en permanence entre un anarchisme politique et culturel très sérieux, et l’humour, un humour souvent noir. Nous choisirons ici trois évènements que nous estimons structurant dans l’évolution du mouvement Dada ; le dernier étant la rédaction du Manifeste du surréalisme. 1917 : Foutain refusé au salon des Indépendants En 1917, Marcel Duchamp fait partie du comité de direction de la Society of Independent artists, Inc., qui organise chaque année un Salon des artistes Indépendants. Tous les artistes qui le souhaitaient pouvaient pour cette exposition, en l’échange de 6 dollars par œuvres, exposer ce qu’ils voulaient sans que cela ne soit 49 INA.fr, Dada à Zurich, diffusée le 4 avril 1971, Emission produite par l’Office national de radiodiffusion télévision française, (en ligne) disponible http://www.ina.fr/video/CPF86632044/dada-a-zurich-video.html (visionnée le 28 juin 2015)
  • 43. 42 jugé, le principe était « no jury, no prizes »50 , par de jury pas de récompenses. Marcel Duchamp, sous le pseudonyme de Richard Mutt envoie un urinoir, intitulé foutain afin qu’il soit exposé lors de ce salon. L’urinoir est refusé, Marcel Duchamp démissionne de la Société des artistes indépendants. Quelques mois plus tard un article de la Revue artistique The Blind Man titré « The Richard Mutt Case » est publié avec une photo de l’urinoir signé par Richard Mutt par Alfred Stieglitz51 . Ainsi l’urinoir devint célèbre alors même qu’il n’avait pas été exposé ; c’était comme cela que Marcel Duchamp voyait l’art : le simple fait d’avoir choisi d’ériger cet objet si banal en œuvre d’art, même si les regardeurs ne le voient pas, il suffit qu’ils y pensent pour que l’urinoir devienne un readymade. Nous étudierons un peu plus en détail ce qu’est une œuvre d’art pour Marcel Duchamp, et de fait pour les dadaïstes et les surréalistes. 1918 : Le Manifeste Dada de Tristan Tzara « J’écris un manifeste et je ne veux rien, je dis pourtant certaines choses et je suis par principe contre les manifestes, comme je suis aussi contre les principes. »52 . L’on trouve dans ce manifeste, malgré son apparente absurdité l’essence de l’esprit Dada, le lire permet de mieux comprendre ce mouvement plein de contradictions. C’est dans ce manifeste que pour la première fois dans le mouvement Dada, il est directement fait référence à la critique d’art : « Une œuvre d'art n'est jamais belle, par décret, objectivement, pour tous. La critique est donc inutile, elle n'existe que subjectivement, pour chacun, et sans le moindre caractère de généralité. ». Ainsi nous comprenons immédiatement que tout jugement provenant d’un critique n’aura aucun impact sur les dadaïstes, si ce n’est de les renforcer dans leurs aberrations. Plus les œuvres Dada sont critiquées plus les artistes s’en gargarisent, ils disent se moquer de l’appréciation des critiques d’art mais en réalité ils ne s’en moquent pas, ils 50 DE DUVE Thierry, Résonances du readymade, Duchamp entre avant-garde et tradition, Editions Jacqueline Chambon, aout 1998, p. 45 51 Ibidem, p.46 52 Archives Dada, Tristan Tzara, manifeste dada 23 mars 1918 ( en ligne ) disponible : http://archives-dada.tumblr.com/post/41521172634/tristan-tzara- manifeste-dada-23-mars-1918 ( consulté le 3 mai 2015 )
  • 44. 43 cherchent clairement à déranger, à ne pas plaire du tout aux critiques. Ils ne veulent pas que l’on parle d’eux en termes élogieux, car alors cela signifierai que la société qu’ils critiquent les a accepté, et que donc ils ne sont plus assez subversifs. Cette réaction épidermique des dadaïstes face aux critiques résulte entre autres d’un phénomène que Thierry de Duve nous explique dans Résonances du readymade « Aucun critique ne peut résister à la vanité de croire que l’œuvre qu’il commente tire sa valeur de l’interprétation qu’il en a faite. Les regardeurs font les tableaux, et je n’échappe pas à la règle. »53 . Les artistes dada refusent que la valeur de leur œuvre puisse être contenue entre les lignes d’un critique d’art. 1924 : Le manifeste du surréalisme d’André Breton En 1924, c’est le grand schisme, Breton le communiste se détache de Tzara l’anarchiste en créant le mouvement surréaliste par la rédaction d’un nouveau manifeste. André Breton, initialement étudiant en médecine, très intéressé par la psychiatrie était fasciné par la folie, la démence qui est si proche du génie et il nous semble d’ailleurs que c’est Antonin Artaud qui symbolise merveilleusement la finesse de cette frontière, nous en parlerons plus tard. André Breton était un grand admirateur de Freud, il l’a même rencontré ; mais d’après Soupault dans un entretien INA en 196654 , il fut très déçu car ce dernier ne pris pas du tout le surréalisme au sérieux. Le terme de surréaliste a été choisi en l’hommage de Guillaume Apollinaire qui avait publié un texte qu’il avait appelé « texte surréaliste ». Le surréalisme a été pour Louis Aragon, Philippe Soupault et André Breton une libération, la libération de l’écriture par l’écriture automatique ou « rêve éveillé ». Dans les Arts Plastiques le surréalisme a été incarné par les célèbres Max Ernst, Paul Delvaux, Joan Miro, André Masson, 53 DE DUVE Thierry, Résonances du readymade, Duchamp entre avant-garde et tradition, Editions Jacqueline Chambon, aout 1998, p. 55 54 INA.fr Entretien de Philippe Soupault dans Panorama en 1966 : Breton et les origines du surréalisme. 30 septembre 1966, (en ligne) disponible http://fresques.ina.fr/jalons/fiche-media/InaEdu05420/andre-breton-et-le- surrealisme.html , consulté le 22 juillet 2015
  • 45. 44 Salvador Dali ou encore René Magritte avec de nouvelles techniques, comme le collage. Tzara et les Dada qui se basculeront pas dans le surréalisme seront furieux contre André Breton. Le surréalisme a laissé beaucoup de critiques dubitatifs ; trop proche de Dada pour être une vraie avant-garde, porteur d’un souffle nouveau, mais pas assez révolutionnaire En somme les détracteurs du surréalisme pensaient dès les années 1930 que le mouvement s’était essoufflé et qu’il était agonisant. La NRF et Jacques Rivière particulièrement considèrent que le rapprochement des surréalistes avec le parti communiste, reliant ainsi un mouvement poétique, imaginatif, et rêveur à un parti historiquement révolutionnaire et daté a contribué à l’auto-neutralisation de ce mouvement. Elsa Triolet déclarera que le Surréalisme se cramponnant à des idées qui étaient valables un certain temps ressemble à « une vieille coquette qui ne sait pas vieillir décemment »55 . Ou encore un autre critique Rolland de Renéville qui s’exclame après l’Exposition de 1938 « le mouvement surréaliste n’a plus rien d’organique. Il ne prolifère plus que comme un abcès ou un traumatisme , il ne constitue plus rien d’autre qu’une arrière-garde sénile ». Pourtant la dimension internationaliste du surréalisme fait qu’il durera jusqu’au milieu des années 1940, à Berlin, Zurich, Rome, New York, au Japon… L’humour, l’ironie, la moquerie sont autant d’aspects caractéristiques et spécifiques au mouvement Dada et au Surréalisme, nous allons voir maintenant en quoi les critiques d’art ont pu désarçonné face à cela et comment, de fait les artistes n’ont souvent pas pu être pris au sérieux. 55 Revue d’Histoire Littéraire de la France, Les avant-gardes et la critique : le rôle de Jacques Rivière, Edition Armand Colin, septembre/octobre 1987, 87eme année, n°5, p.931
  • 46. 45 B. Dada, un vernis de légèreté, entre humour et folie « Ce que nous appelons Dada est sottise, sottise extraite du vide dans lequel tous les problèmes plus élevés sont enveloppés ... »56 Hugo Ball Les dadaïstes ont utilisé l'humour et la dérision comme un moyen de protestation contre la Première Guerre mondiale d'une manière satirique. Ils estimaient que la guerre était ridicule et irrationnelle et donc ils créèrent une forme d’art qui niait toutes les règles établies par un régime capable de donner lieu à une telle absurdité. L’idée phare du mouvement Dada était d'être inutile, ne pas avoir de raison, de vivre l’instant présent de façon complètement libre, détachée du passé (« abolition de la mémoire »57 ) et du futur. C’est pourquoi les Dada ont imaginé l’« Anti-Art », l’expression est de Marcel Duchamp ; malgré la formulation de ce concept, les Dada n’étaient pas vraiment anti-art. Ils voulaient créer un mouvement artistique qui rejette certains aspects de l’art , à savoir tout ce qui était conventionnel dans l’art. L’urinoir de Marcel Duchamp, Fountain pourrait être considéré comme une plaisanterie est l’exemple le plus emblématique de ce qu’est l’Anti-Art. L’œuvre d’art est réduite à un objet d’une grande banalité. Son œuvre au titre allographique L.H.O.O.Q ( à lire à haute voix) représentant la Joconde avec une moustache ; moque une œuvre qui est un pilier de la culture occidentale ; un emblème presque sacré. Nous verrons que l’Anti-Art ne s’est pas éteint avec Dada ; mais s’est perpétué à travers d’autres mouvements comme Fluxus dans les années 1960 par exemple. 56 RICHTER Hans, Dada Art et Anti-Art, éditions de La Connaissance, Bruxelles, 1965 p.25 57 Archives Dada, Tristan Tzara, manifeste dada 23 mars 1918 ( en ligne ) disponible : http://archives-dada.tumblr.com/post/41521172634/tristan-tzara- manifeste-dada-23-mars-1918 ( consulté le 3 mai 2015 )
  • 47. 46 L’humour noir et l’humour absurde sont beaucoup utilisés par les dadaïstes, les exemples sont légions et nous épargnerons notre lecteur d’une litanie de nom d’œuvres dada humoristiques. La limite entre la plaisanterie et moquerie ; voire l’insolence des artistes Dada ; réunis dans un groupe comme de grands enfants en pleine crise d’adolescence à qui l’on a donné de l’importance, est fine. Les dada aiment se moquer de leur auditoire, de leur public, du spectateur, cela était très courant au Cabaret Voltaire à Zurich ; mais il ne se sont pas arrêté à l’enceinte de ce cabaret. A New York, Marcel Duchamp, Madame Buffet-Picabia et Picabia organisent une conférence ou Arthur Cravan doit s’exprimer ; les dames les plus élégantes de la ville et les intellectuels et les collectionneurs les plus en vue de l’époque sont présents dans un endroit très « select ». Avant cette conférence Cravan, Duchamp et Buffet- Picabia vont diner au restaurant, et s’enivrent copieusement. Arrivant à la conférence dans cette ambiance guindée Arthur Cravan commence à se déshabiller et à insulter le public, contraignant cinq agents de sécurité à l’évacuer en lui mettant des menottes ; immobilisant ce poète à la stature si imposante. La conférence est terminée ; Marcel Duchamp s’exclame « quelle belle conférence ! quelle belle conférence ! »58 . Il est assez contradictoire, comme beaucoup d’éléments structurant du Dadaïsme mais surtout du surréalisme de Breton, de constater que ces artistes ont un grand mépris envers la bourgeoisie et la bienséance. Néanmoins, à l’intérieur même de leurs mouvements, un certain snobisme est prégnant, un profond dédain pour ceux qui ne correspondent pas exactement aux principes énoncés par leurs Manifestes. Le surréalisme est un mouvement presque sectaire et très proche du milieu communiste, trop proche selon certains de ses membres qui sont partis d’eux même comme Antonin Artaud, Philippe Soupault (alors qu’il a largement participé à la création du mouvement) ou Robert Desnos. D’autres ont tout simplement été congédié par André 58 INA.fr, Naissance de l’esprit dada , 28 mars 1971, (en ligne), disponible : http://www.ina.fr/video/CPF86632043/naissance-de-l-esprit-dada-video.html (visionnée le 23 juillet 2015)
  • 48. 47 Breton après la rédaction du Second Manifeste Surréaliste en 1929 excluant Michel Leiris, Georges Limbour, André Masson et Pierre Naville. A ce sujet Antonin Artaud exprime sa colère contre le mouvement surréaliste dans un chapitre de l’Ombilic des Limbes intitulé « A la grande nuit ou le bluff surréaliste ». Commentant la grande proximité des surréalistes avec le parti communiste Artaud s’interroge « Y a-t-il d’ailleurs encore une aventure surréaliste et le surréalisme n’est il pas mort du jour ou Breton et ses adeptes ont cru devoir se rallier au communisme et chercher dans le domaine des faits et de la matière immédiate l’aboutissement d’une action qui ne pouvait normalement se dérouler que dans les cadres intimes du cerveau. »59 . Et plus loin, Antonin Artaud corrobore le constat que nous faisions plus haut concernant ce paradoxe entre mépris de la bourgeoisie sclérosé et fermée d’esprit et la forme de snobisme que comporte Dada et surréalisme ; la conclusion d’Artaud est la suivante : « Le surréalisme est mort du sectarisme imbécile de ses adeptes. »60 . 59 ARTAUD Antonin, L’Ombilic des Limbes, NRF, Poésie/Gallimard, publié en 1968, p. 225 60 Ibidem, p. 232
  • 49. 48 Conclusion Nous avons tenté de la façon la plus synthétique possible de dépeindre dans cette première partie les avant-gardes entre la fin du XIXème et le milieu du XXème siècle, et leur réception par la critique. L’éclosion de cette fragile modernité artistique, vilipendée par les critiques et l’opinion publique à la fin du XIXème siècle, s’est finalement consolidée, jusqu’à ce que, déjà, de nouvelles avant-gardes n’émergent. Comme l’écrit Jean Clair, dans l’art moderne l’axe passé/présent de l’esthétique néo- classique a été remplacée par l’axe présent/futur par l’avant garde. Les années 1960 ont été témoins d’une exacerbation de cette recherche frénétique de nouveauté, et nous verrons que déjà de nombreux critiques interprètent cela comme les derniers soubresauts d’une avant-garde agonisante.
  • 50. 49 PARTIE II - Les nouvelles avant gardes : de la subversion au conformisme ? (1960-80) « Parce que le Beau est toujours étonnant, il serait absurde de supposer que ce qui est étonnant est toujours beau… Est il permis de supposer qu’un peuple dont les yeux s’accoutument à considérer les résultats d’une science matérielle comme les produits du beau, n’a pas singulièrement, au bout d’un certain temps, diminué la faculté de juger et de sentir ce qu’il y a de plus éthéré et de plus immatériel. » Charles Baudelaire Les années 1960 sont celles d’une jeunesse en ébullition, les enfants issus du babyboum sont désormais lycéens ou étudiants et la société de consommation est déjà bien installée. Mais cette société de consommation, matérialiste, capitaliste et individualiste est fustigée par les baby-boomers et les intellectuels à l’instar de Guy Debord dans son célèbre et sombre ouvrage La société du spectacle publié en 1967. L’Occident s’engage d’après certains sociologues dans une nouvelle époque à partir des années 1960 ( pour Gilles Lipovetsky notamment ), que l’on appelle l’ère postmoderne; concept à envisager avec précaution en ce qu’il n’est pas défini de la même façon par tous ceux qui en emploie le mot. Par exemple pour Jean-François Lyotard61 la postmodernité se situe plus à la fin des années 1970. De plus, il ne faudra pas confondre postmodernité et postmodernisme. 61 LYOTARD Jean-François, La condition postmoderne, Rapport sur le savoir, Editions de Minuit, 1979
  • 51. 50 Nous assumerons une définition synthétique, et personnelle de ce qu’est la postmodernité au regard de nos lectures. La société traditionnelle, s’il en est, avait pour pierre de touche le passé, les coutumes ancestrales et de fait les dogmes religieux. La modernité, dont il est impossible de définir une date exacte, consisterait en une société individualiste, tournée essentiellement vers le futur ; ayant une foi presque aveugle dans le Progrès. La postmodernité quant à elle désignerait une société désillusionnée, anomique et qui n’a plus foi en rien, c’est l’essoufflement de la contre- culture, de toutes velléités révolutionnaires ; c’est « l’ère du vide »62 . Nous emprunterons pour définir le postmodernisme les mots du maître de conférences en sociologie à l’Université de Rennes 2, spécialisé en théorie sociologique, sociologie historique et sociologie politique Yves Bonny : « Le postmodernisme renvoie ainsi à des courants et mouvements esthétiques, intellectuels et politiques variés ayant pour trait commun de recoder négativement les orientations modernistes antérieures et de valoriser d’autres orientations, qui se veulent en rupture avec elles. »63 Nous ne nous appesantirons pas plus maintenant sur ces notions d’une part parce qu’elles ne sont pas le sujet central de notre réflexion, et d’autre part parce que nous y reviendrons forcement au cours de ce travail ; elles sont des outils indispensables à l’appréhension des avant-gardes post seconde guerre mondiale. Revenons en maintenant au monde artistique, même si la frontière entre sociologie et histoire de l’art est souvent poreuse. Il faut mentionner dans cette introduction un événement qui pour les artistes, les critiques et les historiens de l’art est un véritable cataclysme. En 1964 à la Biennale de Venise, le prix est remporté pour la première fois par un américain, Rauschenberg, et non pas par le favori, un Français nommé Bissière. L’Ecole de Paris n’est plus l’axe central autour duquel le monde artistique occidental tourne ; c’est l’Ecole de New York qui en devient désormais l’épicentre pour la première fois dans l’histoire de l’art. Cette décision aura 62 LIPOVETSKY Gilles, L’ère du vide : essai sur l’individualisme contemporain, Editions Poches, 1983 63 Controverses, « POSTMODERNISME ET POSTMODERNITÉ : Deux lectures opposées de la fin de la nation », Yves Bonny, (en ligne) disponible : http://www.controverses.fr/pdf/n3/bonny3.pdf (consulté le 25 juillet 2015 )
  • 52. 51 un impact direct sur le rayonnement culturel des Etats Unis, à tel point que le critique d’art Pierre Restany écrira « (…) Les Etats-Unis n’ont pas gagné la Seconde Guerre mondiale en 1945 lorsqu’ils ont lancé la bombe atomique sur Hiroshima et Nagasaki, mais vingt ans plus tard, en 1965, lorsque le Lifestyle d’un quartier urbain métropolitain de New York est devenu le modèle existentiel de toute la jeunesse du monde(…) »64 . Nous allons ainsi observer comment dans les années 1960 et 1970 la critique d’art est devenu de plus en plus dogmatique et prise très au sérieux par les artistes mais aussi par le marché de l’art . C’est surtout les années 1960 qui vont consacrer le critique d’art comme acteur central vis à vis de l’évolution des avant-gardes et parfois même à l’origine de mouvement d’avant-garde (Chapitre I). Nous verrons ensuite que les néo-avant-gardes semblent avoir institutionnalisé cette recherche perpétuelle d’un dépassement de l’art pour en arriver véritablement à cette « tradition du nouveau » qu’évoque Rosenberg, parfois jusqu’à l’absurde (Chapitre II). 64 RESTANY Pierre, Avec le Nouveau Réalisme sur l’autre face de l’art, Critiques d’art, Editions Jacqueline Chambon, 2000, p. 2
  • 53. 52 Chapitre I : Théories critiques et néo-avant-gardes entre les années 1960 et la fin des années 1970 Après la seconde guerre mondiale, s’ouvre une nouvelle ère pour les avant- gardes, les vieux mécanismes des avant-gardes historiques sont réutilisées, toujours dans cette recherche perpétuelle de nouveauté, de dépassement, cette quête amnésique d’un art toujours plus novateur. Pour certains comme l’Allemand Peter Burger, les néo-avant-gardes post seconde guerre mondiale ne devraient pas être considérées comme des avant-gardes, en ce qu’elles reproduisent un schéma : celui des avant- gardes historiques. Cette théorie, relativement isolée nous paraît tout a fait pertinente et nous en discuterons dans une troisième partie. Si notre regard profane n’est pas toujours capable de déceler dans les néo-avant-gardes l’aspect novateur qui justifie une telle appellation ; celui des critiques d’art l’est. C’est pourquoi nous allons dans ce chapitre nous appliquer à étudier la structure théorique mise en place par certains critiques. Face au nombre de critiques, de théories et de mouvements d’avant-gardes il faut préciser que les choix des points que nous allons développer sont parfois arbitraires, mais toujours justifiables. Le cas Marcel Duchamp, qui actuellement fait partie des avant-gardes historiques puisqu’il faisait partie du mouvement Dada ; sera traité dans cette partie car les critiques d’art ne se sont vraiment intéressé à lui qu’à partir des années 1960. Il est subitement devenu une sorte de père fondateur, un chef d’école, un ponte des avant-gardes au XXeme siècle. Comme tout personnage important les opinions divergent à son sujet ; nous verrons sa théorie, son impact et les divisions qu’il a entrainé entre critiques (A). De plus, nombre d’artistes décident de laisser parler leurs œuvres, de ne plus les justifier, laissant ainsi libre court à l’interprétation des critiques. Les théories de Clement Greenberg paraitront aux Etats Unis en 1961, nous étudierons dans cette dernière sous partie l’impact que ce critique a pu avoir sur les néo-avant-gardes. (B)
  • 54. 53 A. DUCHAMP ET LES READY-MADE : la fin de l’art rétinien « La fonction de l’art, comme question, a été soulevée pour la première fois par Marcel Duchamp. En fait c’est à Marcel Duchamp que nous devons d’avoir donné à l’art sa propre identité. (…) Avec le readymade non assisté, l’art cessa de viser la forme du langage au profit de ce qui était dit. Ce qui veut dire qu’il changea la nature de l’art d’une question de morphologie à une question de fonction. (…) Tout art (après Duchamp) est conceptuel (par nature), car l’art n’existe que conceptuellement. »65 Joseph Kosuth, Artiste Conceptuel Lorsqu’un journaliste demande à Marcel Duchamp en 1971 comment un readymade doit être regardé ce dernier lui qu’il « il ne doit pas être regardé au fond, il est là simplement, on prend notion par les yeux qu’il existe , on ne le contemple pas comme on contemple un tableau »66 . Ainsi avec Marcel Duchamp on entre dans l’ère de l’art non rétinien, ce qui compte c’est la matière grise, ce qui compte c’est la résonnance qu’a l’œuvre dans le cerveau du spectateur, le concept derrière l’objet. Dans la suite de cet entretien Marcel Duchamp ira même plus loin en disant que l’œuvre peut même ne pas être présente, la seule chose qui compte c’est que l’on y pense et que l’on y réfléchisse, et c’est une œuvre d’art car l’artiste a choisi que ça en soit une et des raisons pour laquelle il a choisi que ça en soit une. Il faut que ça soit quelque chose qui n’a aucun intérêt visuellement pour l’artiste, que ça ne soit ni laid, ni beau pour l’artiste. Marcel Duchamp parle ainsi d’une « beauté d’indifférence ». Duchamp remet alors en question la notion même d’œuvre d’art. De plus, l’unes des conditions de l’existence d’un readymade ; pour qu’il soit plus qu’un 65 KOSUTH Joseph, « Art After Philosophy I and II », Studio International, octobre et novembre 1969, repris in Gregory Battcock, ed., Idea Art, a Critical Anthology, Dutton, New York, 1973, p.80 66 INA.fr, Naissance de l’esprit dada , 28 mars 1971, (en ligne), disponible : http://www.ina.fr/video/CPF86632043/naissance-de-l-esprit-dada-video.html (visionnée le 23 juillet 2015)