Proposition d'analyse de cette scène célèbre que les Dévots* ont censurée le soir même de sa première interprétation par Molière, le 15 février 1665.
* congrégation du Saint-Sacrement
2. Introduction
L’acte III succède à un acte de farce qui s’est achevé sur
des menaces de poursuite à l’encontre de DJ -
De ce fait les deux protagonistes de la pièce se cachent
sous des déguisements dans une forêt. Dans la scène
précédente, DJ a clairement énoncé son credo
matérialiste ; dans cette scène, il sera amené à faire la
preuve de son impiété face aux hommes.
Problématique : Comment le personnage de Dom Juan
passe-t-il de la contestation morale à la contestation
philosophique ?
Comment, après une scène de dialogue théorique,
Molière montre-t-il l’irréligion de Don Juan en action ?
La scène du Pauvre, célèbre, est une sorte de scène idéale : courte, dramatique, psychologiquement riche, stylistiquement brillante. A cause de sa brièveté même, elle a l'avantage (si l'on ose dire)
de parfaitement cadrer avec les conditions des épreuves orales. Elle s'offre donc comme un très bon exemple de lecture méthodique d'un texte théâtral.
Bien que cette scène puisse être détachée de l'oeuvre dont elle fait partie (l'essentiel du dialogue fut supprimé dans l'édition — censurée — de 1682), il va de soi qu'elle ne prend toute sa dimension
que dans le contexte de la pièce. Il faut savoir :
— d'une part, que tous les épisodes de Dom Juan sont destinés à illustrer les diverses facettes du «grand Seigneur méchant homme»: le séducteur cynique, sans doute; mais aussi l'athée qui se
moque des choses de la religion et de ceux qui les croient;
— d'autre part, que dans la scène qui précède immédiatement, Don Juan vient de discuter de l'existence de Dieu avec Sganarelle, et qu'il lui a déclaré n'avoir pour toute croyance que l'arithmétique :
«Je crois que deux et deux sont quatre, Sganarelle, et que quatre et quatre sont huit. » Après cette scène de dialogue théorique, Molière désire montrer l'irréligion de Don Juan en action.
3. Dom Juan, Sganarelle, un pauvre
Sganarelle : Enseignez−nous un peu le chemin qui mène à la ville.
Le pauvre :
Vous n'avez qu'à suivre cette route, Messieurs, et détourner à main droite quand vous serez au
bout de la forêt. Mais je vous donne avis que vous devez vous tenir sur vos gardes, et que depuis
quelque temps il y a des voleurs ici autour.
Dom Juan Je te suis bien obligé, mon ami, et je te rends grâce de tout mon coeur.
Le pauvre Si vous vouliez, Monsieur, me secourir de quelque aumône ?
Dom Juan Ah ! ah ! ton avis est intéressé, à ce que je vois.
Le pauvre
Je suis un pauvre homme, Monsieur, retiré tout seul dans ce bois depuis dix ans, et je ne
manquerai pas de prier le Ciel qu'il vous donne toute sorte de biens.
Dom Juan
Eh ! prie-le qu'il te donne un habit, sans te mettre en peine des affaires des autres.
Sganarelle
Vous ne connaissez pas Monsieur, bonhomme ; il ne croit qu'en deux et deux sont quatre et en
quatre et quatre sont huit.
Dom Juan Quelle est ton occupation parmi ces arbres ?
Le pauvre
De prier le Ciel tout le jour pour la prospérité des gens de bien qui me donnent quelque chose.
Dom Juan Il ne se peut donc pas que tu ne sois bien à ton aise ?
Le pauvre Hélas ! Monsieur, je suis dans la plus grande nécessité du monde.
4. Dom Juan Tu te moques : un homme qui prie le Ciel tout le jour ne peut pas manquer
d'être bien dans ses affaires.
Le pauvre
Je vous assure, Monsieur, que le plus souvent je n'ai pas un morceau de pain à me mettre
sous les dents.
Dom Juan
Voilà qui est étrange, et tu es bien mal reconnu de tes soins. Ah ! ah ! je m'en vais te
donner un louis d'or tout à l'heure, pourvu que tu veuilles jurer.
Le pauvre Ah ! Monsieur, voudriez-vous que je commisse un tel péché ?
Dom Juan
Tu n'as qu'à voir si tu veux gagner un louis d'or ou non. En voici un que je te donne, si tu
jures ; tiens, il faut jurer.
Le pauvre Monsieur !
Dom Juan A moins de cela, tu ne l'auras pas.
Sganarelle Va, va, jure un peu, il n'y a pas de mal.
Dom Juan Prends, le voilà ; prends, te dis-je, mais jure donc.
Le pauvre Non, Monsieur, j'aime mieux mourir de faim.
Dom Juan
Va, va, je te le donne pour l'amour de l'humanité. Mais que vois-je là ? un homme
attaqué par trois autres ? La partie est trop inégale, et je ne dois pas souffrir cette
lâcheté.
(Il court au lieu du combat.)
6. 1) Un discours tentateur :
Jusqu’à l’acte II, la pièce nous a montré les facettes d’un libertin séducteur, à la fois dans ses
convictions (éloge de l’inconstance) et dans ses pratiques (rejet de son épouse et double scène de
séduction des paysannes)-
L’acte III s’ouvre sur une autre caractéristique du libertin : son matérialisme. C’est donc sur ce
nouveau terrain que nous le voyons à l’oeuvre.
Dom Juan fait d’abord preuve d’une
politesse excessive.
Je te suis bien obligé, mon ami, et je te
rends grâce de tout mon coeur.
Puis, à partir de la demande d’aumône (vécue comme une
provocation pour DJ), la recherche de domination se met en
place, à travers un dialogue dialectique qui doit amener à
un choix et une tension grandissante visant à faire céder
le pauvre à la tentation : cet échange verbal est
construit autour d’un objet de tentation :
13. III- Une scène provocante propice aux
interprétations
[Acte III]Plus une forêt consistant en trois châssis de chaque côté dont le premier sera de dix-huit
pieds et tous les autres en diminuant, et un châssis fermant sur lequel sera peint une manière de
temple entouré de verdure
15 février 1665 : Dès la première représentation, les dévots
exigent la suppression de la partie où DJ essaie d’acheter le blasphème
Cette scène «centrale» est jugée excessivement provocante
Théâtre du Palais Cardinal
Le Palais Cardinal (nom du Palais Royal sous Richelieu), d’après une gravure de 1641
(disposition inhabituelle due à la présence de la famille royale :
l’espace du parterre a été gardé vide pour offrir à ces spectateurs de marque une vue dégagée).
17. Patrice Chéreau conçoit donc des décors ayant une valeur symbolique : Dom juan est à la fois menacé par les hommes
(les frères d’Elvire) par le Ciel, et de façon sous-jacente, par Louis XIV et par la Cabale des Dévots puisqu ‘il est libertin.
Dom juan voudrait être libre de vivre comme il l’entend, mais il est sans cesse dérangé, et les mésaventures qui perturbent
ses projets, s’enchaînent sans lui laisser le moindre répit ; pour concrétiser ces menaces multiples et ce
harcèlement permanent ressemblant à une coalition, Patrice Chéreau imagine des échafaudages,
des grues, des poulies aux fonctions diverses : elles permettent des apparitions, transforment les lieux, règlent la
marche du temps, font gronder le tonnerre.
Dom Juan en fait n’est pas libre de ses pas : lorsqu’il veut se déplacer, les machines transforment la scène en
plaque tournante et il a l’air de tourner en rond. A la fin de l’acte V, la statue du Commandeur se dédouble en deux grands
marionnettes de plâtre, mues par des poulies, pour venir tuer Dom Juan à coups de poids et de pieds : la mort de Dom
Juan n’est pas une sanction unique ; ce n’est pas seulement une punition du Ciel, le libertin est exécuté également par le
Pouvoir en place : par le Roi et par les Dévots.
La mise en scène de Patrice Chéreau est un des premiers spectacles soulignant la portée sociale et
le sens politique de la pièce de Molière. Sganarelle n’est pas exclusivement le faire valoir du libertin, il représente
aussi l’homme du peuple qui n’a pas appris à s’exprimer alors que par mots ; Dom Louis et les frères d’Elvire symbolisent
une partie de la noblesse amoindrie après l’échec de la Fronde (pendant la minorité de louis XIV, la fronde désigne la
révolte de certains parlementaires et de certains princes contre la monarchie absolue, et le pouvoir très important de
l’Etat mis en place par Richelieu ; leur action n’a pas abouti).
La valeur symbolique des objets
Les accessoires utilisés par Patrice Chéreau ont des fonctions multiples et symboliques. Un des éléments-clefs du décor est
une charrette qui restera sur la scène pendant toute la pièce.
Cette charrette illustre essentiellement le thème du voyage, de la fuite à laquelle est contraint Dom
Juan. Dès l’acte I, elle est posée dans un coin, devant une ferme délabrée où Dom Juan a sans doute passé la nuit ; à l’acte II,
cette charrette sera chargée de malles et de sacs.
A l’acte II, c’est avec sa charrette que Dom Juan essaye d’enlever Charlotte ; il y place la jeune fille comme si elle était un
bagage, et il lui fait faire ainsi le tour de la scène ; la charrette est alors le symbole de la propriété.
A l’acte III scène 2, la charrette représente la cruauté de Dom Juan ; elle sert à torturer le Pauvre. L’ermite
est placé de force sur cette charrette à bras, puis il est basculé d’avant en arrière par une manipulation de
Sganarelle qui est ici le partenaire de jeu de Dom Juan : Dom Juan jette par terre le louis d’or, Sganarelle
baisse alors la charrette, et il la relève brutalement au moment où le pauvre va saisir la pièce.
21. Mise en scène de D. Mesguich
Le Pauvre est traité comme une créature irréelle. De taille élevée, ses
cheveux et sa peau se confondant avec la boue qui le masque, ses habits en
lambeaux, le personnage figure un homme des bois venu d’un passé
légendaire, d’autant que ses déplacements au ralenti, en avant ou à
reculons, et toujours sur une seule ligne, semblent guidés par des lois
harmonieuses mais inconnues. Son et lumière contribuent à traiter le
personnage en apparition hallucinée : durant tout l’épisode domine une
musique mystérieuse et se conserve la lumière dorée et chaude, faite
brusquement à son entrée en scène et contrastant avec les lumières
froides et bleutées des scènes précédentes et suivantes. Le jeu de Dom
Juan et l’entrée de Dom Carlos rehaussent l’irréalité de la scène : tandis
que le frère d’Elvire surgit à reculons après la sortie du Pauvre, Dom Juan
semble hypnotisé lorsqu’il tend le louis d’or au pauvre qui ne le prend pas.
extrait des documents d’accompagnement de la collection
Classiques et Cie de Dom Juan, aux éditions Hatier Poche
22. Conclusion
Ce pauvre semble prévenir le seigneur contre un risque sans doute habituel pour
l’époque, celui des « voleurs ». mais ne fait-il pas également figure d’oracle, quand il
dit : « vous devez vous tenir sur vos gardes » ? L’expression « au bout de la
forêt » illustre bien le fait que D J est sur la voie d’un aboutissement, au bout des ses
épreuves. Le fait de demander son chemin est ici la démarche inversée de celle du
pauvre qui demande l’aumône : Dom Juan demande son chemin parce qu’il croit s’être
« égaré », son égarement moral se concrétise ici géographiquement, et ses
remerciements polis : « Je te suis bien obligé... je te rends grâce » interviennent comme
une volonté de clore un discours en forme de prédiction inquiétante.
23. Première mise en scène de Philippe Caubère:
Dom Juan ou le Festin de Pierre de Molière
créé à la Cartoucherie de vincennes
en 1977 (dir.: Ariane Mnouchkine)
Décor de l’Atelier théâtre de l’Ecole Alsacienne