1. 1
Ion d’Arthur W. Verrall :
échos d’un exemple grec d'"earnestness"
dans The Importance of Being Earnest d’Oscar Wilde
Introduction
“LA CHORYPEE. - Que personne jamais, voyant cette
aventure, ne tient aucun destin mortel pour impossible.”
Euripide, Ion, 1510-11
On le sait, pour les Victoriens, « earnestness » est un idéal, une vertu supérieure1
;
comme on sait que dans The Important of Being Earnest, A Trivial Comedy for Serious
People, Oscar Wilde se rit des idéaux victoriens, tout particulièrement d’earnestness. On peut
donc s’étonner que cette farce, qualifiée de triviale par la plume même de l’auteur, puisse
avoir un lien avec Ion, une tragédie d’Euripide. Cérébrale et élevée, la tragédie est le genre
littéraire le plus grave. Elle recourt à l’émotion pour purifier l’individu de ses passions et
fournir à la société des héros à valeur paradigmatique solide. Physique et grotesque, la farce
est le genre littéraire le plus léger. Elle ressort à la mécanique du corps pour divertir l’individu
et rappeler à la communauté son ancrage dans l’ordinaire. Le retournement des situations
qu’elle met en scène et qui la rend édifiante, le fait uniquement dans les limites du terre-à-
terre et du quotidien. Diamétralement opposés, ces genres semblent difficiles à concilier. Que
la structure, les personnages et situations d’Earnest s’apparentent à une tragédie peut ainsi
paraître, sinon aberrant, du moins fantaisiste. Néanmoins, cette communication avance
l’hypothèse que, en brisant les démarcations des genres littéraires, la farce de Wilde exploite
bien une trame de tragédie.
En 1890, alors que Wilde rédigeait son deuxième volume de contes, A House of
Pomegranates, et sa comédie Lady Windermere’s Fan, l’Ion d’Euripide était produit à
Cambridge par des étudiants dans une traduction d’Arthur W. Verrall, parue en librairie en
cette même année. Edith Hall et Fiona Macintosh2
qui ont relevé ce fait, ont aussi mis au jour
un rapport formel entre Ion et Earnest, rapport qu’Ian Ross a ensuite consolidé3
. Selon les
trois, c’est la traduction de Verrall, sa production à Cambridge ou les deux à la fois qui ont
inspiré à Wilde l’épisode du sac à main4
dans la scène de reconnaissance d’Earnest.
En poursuivant sur cette tracée, la présente communication tentera de monter, dans un
premier temps, que l’impact d’Ion sur l’œuvre de Wilde va au-delà d’un rapport formel et au-
delà d’Earnest. L’Ion de Verrall - plutôt que celui d’Euripide – sert à créer une tension entre
idéalisme et pragmatisme, verticalité du tragique et horizontalité du comique. Par le lien
platonicien qui rattache les objets aux « idées » et la force du destin qui relie le héros à la
transcendance, dans Earnest, Ion mobilise des stratégies de lecture sur un axe vertical. Puis, la
tension entre la verticalité (de l’idéalisme et de la tragédie) et l’horizontalité (de la farce et du
pragmatisme) sera lue dans un contexte autobiographique. L’étonnante rencontre entre le
privé et de publique qui s’opère dans cette pièce nous permettra, enfin, d’avancer que le
concept d’« earnestness » n’est pas seulement moqué ; il constitue aussi un trait identitaire qui
embrasse la farce, l’œuvre de Wilde et que Wilde embrasse aussi.
1
Qui, sur le plan théorique, trouve sources dans l’idéalisme de Hegel et de Hume.
2
Greek Tragedy and the British Theatre1660-1914, OUP, 2009, p. 151.
3
Oscar Wilde and Ancient Greece, CUP, 2011, p. 174.
4
“Either the performance or his (Verrall’s) edition or both (…) almost certainly suggested the famous
“handbag” scene in Oscar Wilde’s The Importance of Being Earnest ” (cité par Ross 174).
2. 2
Première partie : L’Ion d’Euripide, l’Ion de Verrall et Earnest
Ion est l’éponyme fictif des Ioniens, comme Doros est celui des Doriens – qui chez
Wilde, ont inspiré le prénom de Dorian Gray. Fruit de la séduction de la princesse athénienne
Créuse par Apollon, Ion est exposé par sa mère dans un petit panier et recueilli par Hermès
pour être déposé à Delphes où il est élevé par la Pythie et les prêtres en jeune docte. Entre-
temps, Xouthos, un étranger qui sauve Athènes, épouse Créuse. Mais leur union étant restée
stérile, ils viennent consulter l’oracle de Delphes. Apollon fait savoir à Xouthos qu'il doit
considérer comme son fils le premier jeune homme qu’il rencontrera en sortant du temple. Il
tombe sur Ion et l’invite à le suivre à Athènes où l’attendrait un destin royal. Devant la
richesse et le pouvoir que lui offre Xouthos Ion hésite : avec esprit de repartie et une ironie
délicieuse, il fait savoir qu’à la vie active il préfère sa vie d’hiérodule, serviteur d’Apollon. A
l’issue de cette première et fausse reconnaissance, Créuse, qui prend Ion pour un fils naturel
de son époux, tente de l’empoisonner. Condamnée à la lapidation, elle va être mise à mort par
Ion même quand la Pythie apporte la petite corbeille dans laquelle reposait l’enfant abandonné
lorsqu’elle le recueillit jadis. Créuse reconnaît alors son fils. Ainsi que le note Verrall, à partir
de ce moment, Ion perd son éloquence, devient laconique puis se tait. Athéna, dea ex macina,
apparaît alors pour conclure l’intrigue : le jeune homme sera emmené à Athènes sur laquelle il
régnera ; toutefois Apollon souhaite que Xouthos soit laissé dans l’illusion qu’Ion est son fils.
Le silence du protagoniste face à la découverte de sa destinée et l’illusion dans laquelle les
dieux tiennent à laisser Xouthos – et par conséquent le peuple d’Athènes – assombrit la fin
heureuse de la pièce.
Ion problématise des questions relatives à l’identité et à l’individu. Comme Jack, le
héros d’Euripide se trouve contraint d’assumer plusieurs identités, les unes après les autres :
fils de Xouthos, fils de Créuse, fils d’Apollon, voire fils de la Pythie. Si leurs prénoms, Ion et
John, les rapprochent, s’ils sont tous deux des enfants trouvés en quête de leur passé, s’ils sont
spirituels et font, l’un comme l’autre, preuve d’ironie et d’esprit de repartie, les deux
protagonistes sont aussi fondamentalement différents. Modeste, sérieux et mesuré Ion a un
fond mélancolique et un penchant idéaliste ; ce qui n’est pas le cas de Jack. De même, alors
que la reconquête de son identité originaire réduit Ion au fléchissement et au silence, elle
pourvoie John/Jack/Ernest d’une vitalité remarquable et d’une joie irrépressible.
Ian Ross, qui a étudié les manuscrits de la pièce, affirme que l’épisode du sac à main,
constitue l’un des rares points non modifié par l’auteur au cours de l’évolution de l’œuvre
(Ross 2011 : 174). Par ailleurs, la confrontation des dialogues de ces deux épisodes à laquelle
il procède par la suite5
ne laisse pas de doute que Wilde puise dans l’édition de l’Ion d’Arthur
Woollgar Verrall (1851-1912)6
. Cette édition est atypique à plusieurs égards. D’une part, à
partir de la page XX, l’introduction se développe comme un pastiche d’Euripide. Verrall
« ressuscite » le dramaturge pour lui faire « prolonger » son œuvre d’un épilogue7
; d’autre
5
Voir infra, note 3.
6
Professeur à Trinity, Cambridge et membre des Cambridge Apostles , Verrall est aussi l’époux d’une des
premières universitaires de l’histoire Margaret de Gaudrion Verrall, professeure à Newnham College.
7
L'épilogue "euripidéen" de Verrall tente d'expliquer la faillibilité de l'oracle en faisant valoir qu'il n'y avait en
fait pas de dieu à Delphes du tout, ou du moins pas de Dieu qui se soucie. Il s'agit d'un travail tout à fait
3. 3
part, dans son commentaire plus académique sur les qualités de la pièce, Verrall fait valoir la
modernité d’Ion : à travers cette tragédie Euripide invectiverait contre la notion de
l’infaillibilité religieuse. L’édition rentre ainsi dans la tradition du troisième tiers de l’époque
victorienne où plusieurs valeurs, notamment la religion, sont fortement remises en cause.
Wilde, qui connaît donc ce travail de Verrall, l’exploite « impunément » dans d’autres
contextes. Verrall imagine notamment Euripide prononcer un discours à la fin de la
représentation de sa pièce, une sorte de « curtain speech ». Le dramaturge grec s’adresse alors
directement au public Athénien pour lui signifier qu’il aurait reçu sa pièce avec attention,
intelligence et sagacité et le féliciter de sa réception :
I have shown you a story … composed of incidents which, whether or not they happened long ago, might
certainly happen to-day. Upon the facts of the case and upon the grave questions which arise out of it, you
have no doubt formed an opinion; many of you, I doubt not, have read my tale… or you will form an
opinion after reading and reflection. And-I congratulate you on all the glory of Athens. (Verrall 1890:
XIX)
Il existe des échos entre ce « curtain speech » imaginaire d’Euripide et le célèbre « curtain
speech » prononcé par Wilde à la fin de la première de Lady Windermere’s Fan, le 22 février
1892 où, comme Euripide, il insiste sur la réception de sa pièce par le public qu’il félicite
également :
« The actors have given us a charming rendering of a delightful play, and your appreciation has been
most intelligent. I congratulate you on the great success of your performance, which persuades me that
you think almost as highly of the play as I do myself.” (Elmann 1987, 346).
La fin de Lady Windermere’s Fan, d’ailleurs, n’est pas sans évoquer celle d’Ion. Mrs Erlynne,
la mère de Lady Windermere, ne dévoilera pas son identité à sa fille qui la croit morte ; Lady
Windermere laissera son époux dans l’illusion de lui avoir toujours été fidèle - alors que la
veille elle s’était rendue chez Lord Darlington qui lui avait offert de l’emmener avec lui à
l’étranger ; l’époux, qui connaît la véritable identité de Mrs Erlynne, laisse son épouse dans
l’illusion que celle-ci est, au fond, une étrangère et une aventurière. Dans Ion, c’est Xouthos
et le peuple athénien qui restent dans l’illusion. Les épisodes sont, certes différents mais les
deux pièces se terminent de manière comparable en divisant les personnages entre ceux qui
savent et ceux qui ne savent pas, ceux qui grâce à leur savoir ont un pouvoir dont ils refusent
de tirer parti (Créuse, Ion et Margaret Erlynne), et ceux dont le pouvoir repose sur l’illusion
(Xouthos et Lord et Lady Windermere).
Son identité est révélée à Ion par la présentation du panier, et par des insignes contenus
dans celui-ci, décrits par sa mère avant de les voir : une couverture tissée par elle-même, un
pendentif et une couronne d’olivier (Verrall 115). Une couverture et un pendentif sont
également les insignes qui permettent à sa mère de reconnaître le héros du conte de Wilde
« The Star Child8
» (1891), enfant trouvé qui, comme Ion, finit par être déclaré roi en
intéressant, dans lequel un groupe d'Athéniens itinérants et un acteur particulièrement désinvolte nommé
Céphisophon tentent de convaincre les Delphiens qu'ils ont en fait été dupés par leur oracle depuis des siècles.
Le texte s'étend sur plusieurs pages, et est particulièrement ironique.
8
“ 'I am thy mother.' (…) thou art indeed my little son, (…) I recognized thee when I saw thee, and the signs also
have I recognized, the cloak of golden tissue and the amber-chain” (CW264).
4. 4
redécouvrant ses parents. L’édition de l’Ion d’Euripide par Verrall semble avoir inspiré aussi
bien l’œuvre de Wilde (Lady Windermere’s Fan, « The Star Child ») que ce que l’on peut
appeler « sa pose », attitude adoptée pour faire face au public (son « curtain speech »).
Si l’on revient sur le personnage d’Ion, à côté de son aspect ironique, spirituel et
mélancolique il est aussi docte, pieux et prudent. Attaché au dieu qu’il sert et aux principes
vertueux qui lui ont été enseignés par la Pythie et les prêtres, il n’est attiré ni par le pouvoir ni
par le faste. Verrall loue ces qualités d’Ion mais retient son idéalisme et développe tout
particulièrement son désenchantement lorsque le jeune homme découvre que l’oracle est
corrompu :
It is the least part of the evil that, accepting Creusa’s story, he, with his delicate and religious mind, must
see in himself the fruit of an outrage, which he had denounced with indignation when he had supposed
himself unconnected with it. But … Creusa’s story has been proved upon evidence…The fact so proved
seems utterly irreconcilable with what Apollo by the oracle had stated respecting Xuthus. Then, then,the
oracle of Delphi is false. And if so, what is truth? What and who is believable or worth believing at all?
This is an appalling question that forces itself upon Ion.” (Verrall, Introduction, XV)
Enoncé comme indigné, bafoué, dérouté, blessé et désenchanté, le protagoniste est aussi
assombri par la découverte de la réalité – c’est-à-dire du mensonge – derrière les idéaux qu’il
avait jusqu’alors vénérés. Le chemin qu’Ion a parcouru dans l’espace d’une journée est
considérable et peut évoquer le chemin parcouru dans l’espace d’une nuit par Young
Goodman Brown. Ce héros éponyme de la nouvelle de Nathaniel Hawthorne9
qui se déroule
dans la société puritaine de la Nouvelle-Angleterre du XVIIe
siècle est un idéaliste puritain.
Son désenchantement est complet lorsqu’il réalise, à travers une expérience surnaturelle (ou
bien un rêve) que tous les membres de la petite communauté de Salem, son village natal, y
compris sa femme, prénommée Faith, se rendent à un sabbat animé par le Diable et sont par
conséquent corrompus. Accablé par la croyance que Faith a trahi l’idée qu’il se faisait d’elle,
il déclare « My Faith is gonne » (Hawthorne 141). Notons que le jeu de mots de Hawthorne
sur Faith, nom propre et substantif, fonctionne comme celui sur Ernest/earnest chez Wilde10
.
La déception de Brown l’assombrit et son assombrissement est de la même nature que celui
d’Ion : idéalistes, les deux personnages se voient obligés de redéfinir l’axe vertical qui
commande les destins des Hommes. Pour Brown, au lieu de rattacher l’Homme au ciel cet axe
le rattache au royaume souterrain de l’enfer : « Evil is the nature of Mankind » (Hawthorne
146). Pour Ion, au lieu de rattacher l’Homme à la lumière de la vérité représentée par le dieu-
soleil, cet axe le rattache à la médiation de l’illusion par le rôle de roi qui lui sera confié à la
fin de la pièce. Mais, même si Wilde ne reçoit pas Ion par le filtre de Hawthorne, le
9
Publiée en 1835 dans The New-England Magazine et reprise en 1846 dans le recueil Mosses from an Old
Manse.
10
Par ailleurs, on peut mentionner également que dans « The Fisherman and his Soul », conte qui figure dans A
House of Pomegranates, c’est-à-dire dans le même recueil que « The Star Child », Wilde semble réécrire la
scène du sabbat de Hawthorne à travers l’épisode du Sabbat chez la sorcière qui promet au pécheur de le
débarrasser de son âme. Chez Hawthorne, la communauté puritaine se trouve réunie sous le ministère du
diable pour célébrer la conversion de Brown et de sa femme à la communauté satanique. Chez Wilde, comme
chez Hawthorne, les cérémonies s’achèvent par les protagonistes qui font leur signe de croix. Voir Nathaniel
Hawthorne, Selected Tales and Sketches, Londres : Penguin 1987, p. 139-40 et Oscar Wilde The Complete
Works of Oscar Wilde, New York, Harper and Row, 1966, “The Fisherman and His Soul”p. 248-273.
5. 5
personnage de Verrall est suffisamment « moderne » par son masque : Ion aura un rôle à
jouer, celui de roi, et devra le jouer sans jamais trahir qu’il n’aime pas ce rôle et que c’est un
rôle auquel il ne croit pas. Ion se pose aussi une question qui n’est pas sans rapport avec ce
qui vient d’être dit, une question que beaucoup de Victoriens se sont posé : peut-on avoir la
piété sans la foi ? Présenté dans un registre qui touche les victoriens, Ion de Verrall avance
dans une lumière idéaliste qui relève d’« earnestness ».
Deuxième partie : l’idéalisme dans Earnest et l’idéalisme chez Wilde : lien entre danger
et destiné
En tant que thème, l’idéalisme parcourt l’ensemble de l’œuvre de Wilde. L’admiration
de ses personnages pour des « modèles11
», le rapport de maître/disciple qui s’impose dans
leurs relations12
ou encore la présence du mot « idéal » dans des titres comme An Ideal
Husband en constituent la preuve. Lorsqu’il s’agit d’en parler ouvertement, l’idéalisme est
dénoncé comme dangereux par des personnages « réalistes » comme Mrs Erlynne :
LADY WINDERMERE. We all have ideals in life. At least we all should have. Mine is my mother.
MRS ERLYNNE. Ideals are dangerous things. Realities are better. They wound but they are better.
LADY WINDERMERE. (Shaking her head) If I lost my ideals, I should lose everything. (Act 4)
Dans The Picture of Dorian Gray, dès l’ouverture du roman, l’idéal se rattache à au destin et à
la fatalité qui commandent la relation entre Basil et Dorian13
. Dorian est l’incarnation visible
de l’idéal de Basil14
. Mais il s’avère que l’idéal tue l’idéaliste qui le nourrit ; et cela de
manière on ne peut plus cruelle : à la fin du roman, Dorian poignarde l’artiste15
et fait ensuite
détruire son corps par corrosion au moyen d’acides16
. L’idéalisme peut donc être fatal.
Prédestination, fatalité et destin constituent des notions-clés du tragique. Cela parce que
l’action de la tragédie se développe sur un axe vertical qui rattache directement le héros à
Dieu, aux dieux ou à la transcendance ; si bien que même si les évènements se déroulent sur la
sphère de l’humain rien ne peut modifier leur cours. L’issue est prédéterminée par une volonté
supérieure.
La prédétermination tragique qui marque la relation entre Basil et Dorian est teintée de
désir homosexuel. Comme si l’homosexualité devait, elle aussi, fonctionner comme idéal ou
11
Comme, par exemple, Lady Chiltern pour Sir Robert Chiltern dans An Ideal Husband, Lord Windermere pour
Lady Windermere dans Lady Windermere’s Fan.
12
Comme, par exemple, entre Dorian Gray et Lord Henry le meunier Hans et son ami dans « The Devoted
Friend » ou entre Gerald Arbuthnot et Lord Illingworth dans A Woman of no Importance.
13
When our eyes met, I felt that I was growing pale. A curious sensation of terror came over me. I knew that I
had come face to face with someone whose mere personality was so fascinating that, if I allowed it to do so, it
would absorb my whole nature … fate had in store for me exquisite joys and exquisite sorrows… It was simply
inevitable… we were destined to know each other." (Chapitre 1)
14
Dorian, from the moment I met you, your personality had the most extraordinary influence over me. I was
dominated, soul, brain, and power, by you. You became to me the visible incarnation of that unseen ideal whose
memory haunts us artists like an exquisite dream. (Chapitre 9)
15
Dans le chapitre 13.
16
Au chapitre 14.
6. 6
comme fatalité et se lire sur l’axe vertical17
. Dans Earnest, il est aussi question
d’homosexualité et cela de manière tout aussi oblique que dans Dorian Gray. S’il n’y est pas
question de fatalité, le destin – ou la destinée – du protagoniste constitue néanmoins l’axe
organisateur de l’intrigue ; comme dans Ion. En effet, pour faire sens, Earnest doit se lire sur
les deux axes à la fois : l’axe horizontal de la comédie et l’axe vertical de la tragédie.
A l’opposé de la tragédie, la comédie se développe sur un axe horizontal. Elle représente
les êtres humains dans leurs tracas quotidien, pris dans une succession de causes et d’effets
qui finissent par conduire à une solution heureuse. Lu sur cet axe, l’entrave de lady Bracknell
à l’idylle de Jack et Gwendolen entraîne l’avènement d’une deuxième idylle entre Algernon et
Cecily et, comme s’il s’agissait de contagion virale, trois mariages seront annoncés à la fin de
la pièce. Sur cet axe de lecture, l’adjectif « earnest » du jeu de mots du titre fait sens par
correspondance inversée : Jack ne s’appelle pas Ernest ni n’est sérieux (earnest). Cette lecture
horizontale nous présente le protagoniste comme une fripouille relégué aux marges d’une
société dont les règles sont défendues par Lady Bracknell. Une telle lecture seule ne fait pas
justice à la pièce qui se développe comme un duel entre Lady Bracknell, qui évolue sur l’axe
de la comédie, et Jack qui, malgré le comique de son personnage, en héritier d’Ion et de
Dorian, évolue sur une logique de tragédie ; même si cette logique est inversée, si bien que, au
lieu de le conduire à sa perte, le destin mène le héros à son triomphe. A la fin Lady Bracknell
est défaite par Jack grâce à l’égide du destin. Le rattachement de Jack aux principes de la
tragédie lui permet de vaincre Lady Bracknell et par extension les valeurs de la société qu’elle
représente. Ce rattachement ou prédestination fonctionne en filigrane d’un bout à l’autre de
l’œuvre. La victoire de Jack, enfant trouvé à Victoria station, est marquée d’emblée dans son
destin symbolisé par la ligne de la voie ferrée et le ticket de première classe qui le conduisent
droit à Worthing (cf. worth thing), une identité ancrée dans le Sussex – où, en passant, le sexe
occupe la moitié du comté. A la toute fin de la pièce, le « hasard » fait que le protagoniste
recouvre son identité d’origine qui, par un autre hasard, se trouve coïncider largement avec
celle qu’il s’était inventée. La farce fait ainsi que le hasard et le destin se télescopent. Par
Ailleurs, la lecture sur l’axe vertical, qui met aussi en rapport l’onomaturge et le sujet nommé,
justifie Jack sur le plan dramatique : elle lui permet de remplir le rôle de héros à valeur
paradigmatique, propre aux personnages de tragédie. Véhiculée par lui, cette valeur réside
néanmoins en dehors de lui. On la repère dans la prise de risque de son auteur, ainsi que nous
le verrons plus loin. La logique du destin donne raison à Jack/Ernest et humilie Lady
Bracknell en affectant ainsi aussi l’axe horizontal de la comédie. Par un retournement de la
fortune, Lady Bracknell se trouve être la seule parente du héros à qui, au début de la pièce,
elle avait recommandé de trouver, puis de lui présenter au moins l’un de ses deux parents
perdus avant la clôture de la saison. La fin inattendue de la pièce charge ce discours du début
d’une ironie qui, malgré son ancrage dans le comique, est bel et bien tragique. Ernest, quant à
lui, semble avoir toujours suivi une trajectoire rationnelle, ayant su à tout moment en quelque
sorte qui il était- il s’appelait Ernest et avait toujours dit la vérité ; malgré lui. Ernest était née
sous une bonne étoile ; c’était l’aimé des dieux ; ou bien, si l’on voulait le confronter aux
17
On peut remarquer que, sur ce plan, la lecture de ce même concept par Henry n’est pas du tout la même.
Henry qui incite Dorian à profiter de sa beauté et de sa jeunesse, propose une lecture de ce concept sur l’axe
qui rattache les personnages entre eux, l’axe de l’humain, du quotidien, l’axe horizontal de la comédie.
7. 7
sombres lumières de Sade, c’est la parodie d’une Juliette au masculin – tout lui réussit malgré
son caractère peu vertueux.
Le destin de Jack commande ainsi le déroulement de l’action bien plus que les
mouvements erratiques – quoique savamment calculés – des autres personnages. Mêlé à la
contingence, le destin s’impose néanmoins comme force motrice de l’œuvre. La pièce
prédestine Jack/Ernest à un triomphe. Ici il convient toutefois de nuancer en pointant sur une
autre affinité entre Ion et Earnest. La fin d’Ion accentue les aspects mélancoliques du
protagoniste qui, affecté par le mensonge de l’oracle et le refus des dieux à faire connaître la
vérité à Xouthos, semble être le seul à ne pas partager la satisfaction et la joie entraînées par
les retrouvailles. Au caractère sombre de cette fin fait écho – on l’a dit – la fin de Lady
Windermere’s Fan où la reconnaissance non abouti entre une fille et sa mère laisse plusieurs
personnages dans une illusion qui pèse surtout sur le public. Mais c’est surtout dans le conte
« The Star Child » qui, on l’a vu aussi, réécrit également l’épisode de reconnaissance d’Ion,
où Wilde répond à sa façon de manière plus claire à la mélancolie de la fin d’Ion.
Lorsqu’après une série d’épreuves le héros du conte de Wilde retrouve sa mère et devient roi,
il règne pendant trois ans pour le bonheur de ces sujets puis meurt et est succédé par un
mauvais roi. Est-ce que ce côté sombre d’Ion hante aussi Earnest ?
La hantise dans Earnest est représentée sous l’angle du comique ; comme elle l’est dans
« The Canterville Ghost », la nouvelle de Wilde dont le protagoniste, Sir Simon, hante un
château vendu à des Américains. Derrière les jeux de mots, jeux d’onomastique, équivoques,
propos codées et in-jokes qui truffent Earnest se dissimulent des détails autobiographiques
qui se rapportent à l’homosexualité de manière générale, à celle du cercle d’amis de Wilde et
à la sienne propre en particulier ; lorsqu’on prend en considération le contexte d’inscription de
ces détails d’ordre autobiographique dans la pièce on se rend compte que la pièce présente
une prise de risque assez considérable. Car, ainsi que le note Bristow, les références
[homo]sexuelles sont si nombreuses – et on pourrait ajouter que, plus la pièce est étudiée, plus
on en découvre18
– qu’il y a quelque chose de l’ordre de l’activisme politique homosexuel
dans Earnest. Bien sûr, on est loin de ce type d’activité à une époque où il n’y avait même pas
de mot spécifique pour se référer à l’homosexualité ou parler des questions de genre, si
actuelles de nos jours. Néanmoins, la poétique des noms propres invite à ceux qui parviennent
à la lire d’y voir une provocation ou les spectateurs sont invités à soutenir les orientations
sexuelles de Wilde. Par exemple, l’adresse de Jack à Londres au B 4 the Albany, ainsi que
l’ont relevé plusieurs critiques19
est celle de Georges Ives, ancien amant de Douglas, ami de
Wilde et fondateur de l’ordre de Chéronée, association secrète pour défendre les droits des
homosexuels. Le nom de l’immeuble, the Albany, peut ainsi être regardé comme une
métonymie pour la défense des droits des homosexuels. Quant aux indicateurs de
l’appartement, ils constituent une invitation de la part de Jack – et de son auteur – pour que le
public épaule cette association : B 4 se lit « be for ». Ainsi, le dernier lien que l’on peut
18
L’article le plus exhaustif relatant les allusions homosexuelles émanant de ce jeu de mots pour truffer
presque à saturation la farce de Wilde est par Pascal Aquien dans Pascal Aquien et Xavier Giudicelli (dir.) The
Importance of Being Earnest d’Oscar Wilde, PUPS, 2014.
19
Voir par exemple Pascal Aquien, « Du gai savoir au genre idéal », dans Pascal Aquien et Xavier Gudicelli, The
Importance of Being Earnest d’Oscar Wilde, Paris, PUPS, 99-135.
8. 8
relever entre Ion et Earnest serait cet engagement que Wilde partage avec Euripide – surtout
l’Euripide de la postface rédigée par Verrall pour Ion – pour questionner la légitimité des
conventions dans les rapports idéels au divin dans Ion, dans les rapports sexuels de l’humain
dans Earnest.
Conclusion
Tout comme les personnages, les idées exposées dans Earnest ont une dimension au
moins double : derrière la vertu idéaliste d’earnestness qui s’impose par l’équation entre les
deux identités du protagoniste20
, se dresse la pratique homosexuelle de Wilde en personne.
« Earnestness » et « Ernestness » devient ainsi un trait identitaire à double valeur, d’honnêteté
et d’homosexualité, que Jack partage avec son auteur. Le rôle d’Ion dans ce processus est de
parer l’homosexualité d’idéalisme, ce même idéalisme dont Wilde témoignera publiquement
lors de son procès, en recourant à la formulation de son amant, Lord Alfred Douglas :
The love that dare not speak its name in this century is such a great affection of an elder for a younger
man as there was between David and Jonathan, such as Plato made the very basis of his philosophy, and
such as you find in the sonnets of Michaelangelo and Shakespeare. (Ellmann 435)
Mise en avant de manière codée et secrète mais aussi provocatrice et audacieuse cette double
valeur n’est pas dépourvue d’une certaine forme d’engagement personnel. Elle teint le
discours final de Jack des marques d’une confession qui, toute proportion gardée, annonce ce
qui, près d’un siècle plus tard, sera appelé un « comming out ».
Dans ce cadre, la réécriture d’Ion d’Euripide tempère la critique moqueuse de
l’idéalisme d’Earnest sans toutefois en amoindrir la portée. L’idéalisme victorien et
earnestness n’y sont pas aussi méprisés que l’on pourrait le croire. L’attitude de la pièce à leur
égard est, au contraire, révérencieuse puisque Wilde choisit la tragédie, le genre littéraire le
plus noble, pour les y faire figurer à l’arrière-plan. Ion, que Verrall nous présente comme un
idéaliste déçu, est un Young Goodmann Brown, un Américain hellénisé pour représenter
l’idéalisme victorien qui hante l’arrière-plan de la farce en embrassant ainsi une dimension
cosmopolite.
L’attitude de Wilde, l’auteur – i.e. de l’homme face à son publique - témoigne du même
type d’attachement : certes, en affichant ostensiblement son homosexualité, l’individu Wilde
s’accroche à la réalité du plaisir, trait identificatoire de l’ensemble des personnages dans
Earnest. Cependant, s’il défie les usages de la société, foule les convenances et transgresse les
habitudes des Anglais, son œuvre n’affiche ni ressentiment ni arrogance à leur égard mais, à
l’instar de Lady Windermere, les présente en victimes de leur idéalisme. Comme si l’auteur
tenait à les mettre en garde. Car, tout comme eux, Wilde est, lui aussi, touché de l’idéalisme,
voire de l’idéal souverain d’« earnestness » ; à un tel point qu’il se laisse complètement
détruire par cet idéal. Ainsi, lorsque, entre son premier et deuxième procès, les 7 et le 21 mai
où il avait obtenu une mise en liberté provisoire sous caution, ses amis proposent à Wilde de
fuir l’Angleterre ayant tout préparé pour son départ, il reste sur le territoire britannique pour
être jugé. S’il n’est pas parti, ce n’est pas parce qu’il ne croyait pas qu’il courrait le risque de
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Qui, au fond, s’avèrent ne pas être trop différentes…
9. 9
se voir condamner. Ses propos à André Gide21
un peu avant son procès le montrent lucide sur
ce point. D’inspiration platonicienne, c’est un sens d’engagement personnel face à l’autre et
face à la loi (qui selon Levinas est la même chose) qui impose à Wilde un comportement
idéaliste. Socrate offrait, pour le coup, un modèle archétypal que Wilde n’a pas refusé
d’imiter, malgré l’anachronisme et l’irrationalité de l’imitation : « I have a great definition of
sentimentalist », dira Tennessee Williams à ce propos un demi-siècle plus tard dans l’une de
ses interviews « A sentimentalist is somebody who will not cross the English Channel to avoid
going to Reading Jail. » (Devlin 253)
Earnest est, certes, une comédie des plus drôles. Toutefois ce que Williams appelle le
sentimentalisme de Wilde et ce que cet article appelle son idéalisme, hante la pièce d’un bout
à l’autre. Si sous la forme d’« earnestness » le spectre de l’idéalisme traverse les actes de la
farce sans nous faire peur, c’est parce que, comme le spectre de Sir Simon dans The
Canterville Ghost, « earnestness » est une vertu anachronique ; aussi doit-elle mourir. Ainsi, à
côté de tout le reste, The Importance of Being Earnest est aussi un terrain de crime où, tel le
protagoniste de « Lord Arthur Saville’s Crime » qui veut se débarrasser d’un membre de sa
famille, Wilde met en scène sa tentative de se débarrasser de son idéalisme. « Each man kills
the thing he loves » dira-t-il plus tard dans le refrain qui hante son oeuvre ultime, The Ballad
of Reading Gaol. Plaidoirie contre la peine de mort, cette œuvre montre que l’opération n’a
pas abouti. La mise en lumière par Ian Ross de la relation étroite entre Ion et Earnest montre
que, d’emblée, Wilde était bien conscient de son échec sur ce terrain. Toutefois, ce qui pour
lui se présente sous les traits d’un échec, peut ne pas en être un. Le temps nous le dira.
Bibliographie
Aquien, Pascal et Xavier Giudicelli (dir.) The Importance of Being Earnest d’Oscar
Wilde. Paris: PUPS, 2014.
Devlin, J. Albert (ed.) Conversations with Tennessee Williams. Jackson et London: UP
of Mississippi, 1986.
Ellmann, Richard. Oscar Wilde. London: Hamish Hamilton, 1988.
Gide, André. In Memoriam, Oscar Wilde (1910). Paris: Mercure de France, 1989.
Jenkins, Thomas E. “The "Ultra-modern" Euripides of Verrall, H.D., and MacLeish”, in
Classical and Modern Literature, 27.1 (2007): 121-145.
Verall, A. W. The Ion of Euripides. Cambridge: Cambridge University Press, 1890.
Hawthorne, Nathaniel. Selected Tales and Sketches. London : Penguin, 1987.
Wilde, Oscar. The Complete Works of Oscar Wilde. New York: Harper and Row, 1989.
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« La prudence! Mais est-ce que je peux en avoir? Ce serait revenir en arrière. Il faut que j’aille aussi loin que
possible. … Je ne peux plus aller plus loin…. Il faut qu’il arrive quelque chose…. Quelque chose d’autre. » André
Gide. In Memoriam Oscar Wilde (1910), Mercure de France, 1989 p. 33.