1.
L’interview de la semaine
Michel Juvet
Analyste financier et membre du comité de direction de Bordier & Cie
s’exprime sur l’économie africaine
Propos recueillis par Ram Etwareea et Sandrine Hochstrasser
Samedi 24 juillet 2010
Le Temps: L’Afrique est généra l’Afrique peut s’endetter et représente 15% de son PIB ou
lement associée à la misère, à la poursuivre ses dépenses. Il 100 dollars par habitant), qui
guerre et autres catastrophes. faut préciser que les pays les n’a pas décollé. De l’autre,
Mais, apparemment, ça bouge. plus pauvres ont profité des l’Egypte, le Maroc ou le Ghana,
Vraiment? abandons de dette effectués qui n’ont pas été plus aidés et
par les pays européens. qui sont à la tête de la crois‐
Michel Juvet: Il faut reconnaî‐ sance économique en Afrique.
tre les profonds changements Dernier élément à relever: la Peut‐on conclure que l’aide a
économiques sur l’ensemble montée en puissance des pays pénalisé le Burkina Faso? Ce
du continent depuis les années émergents comme le Brésil et serait une simplification ex‐
2000. La croissance est soute‐ la Chine, qui manifestent leur trême. Sans cette aide, ce pays
nue. Alors qu’elle était quasi‐ intérêt pour les matières pre‐ serait probablement encore
ment inexistante, elle est pas‐ mières africaines. L’Afrique re‐ plus pauvre. Elle a aidé les po‐
sée à 5% en moyenne durant présente 2% du PIB mondial pulations, mais n’a pas apporté
les dix dernières années. En alors que 12% de la population de développement. En revan‐
2010, la croissance en Europe de la planète y habitent et, si che, les nouvelles pratiques de
sera de 1,5%, aux Etats‐Unis de aujourd’hui sa part dans le soutien budgétaire ont permis
2,5%, et en Afrique de 5% en commerce global est faible une meilleure gouvernance. Le
moyenne, bien qu’il y ait (2%), elle commence à croître facteur de développement, ce
d’énormes différences entre grâce justement à ces échanges n’est pas l’aide, mais les flux de
pays. Sud‐Sud. A l’image de l’Asie, capitaux. Il n’empêche que
qui a décollé notamment grâce l’aide reste importante pour
Quant à la dette publique, en à l’aide au développement, aux beaucoup de pays, car elle re‐
pourcentage du PIB, à investissements directs et aux présente encore 8 à 10% du
l’exception du Zimbabwe, elle capitaux. revenu national. Or, avec la
est bien plus soutenable qu’en crise, les pays donateurs rédui‐
Europe. En Afrique du Sud, elle – Peuton dès lors se demander sent leurs budgets d’aide.
est de 35%. Au Maroc ou en si l’aide n’a pas freiné le décol L’Afrique ne pourra pas attein‐
Tunisie, elle est proche de lage en Afrique? dre les fameux Objectifs du
50%, alors qu’en Europe on millénaire. Il ne faut pas ou‐
s’approche des 100%. L’Afri‐ Malheureusement, on ne peut blier l’argent des émigrés afri‐
que n’a plus de soucis pas tirer un vrai bilan. Les cains. Leur apport représente
d’endettement public à pré‐ conclusions vont dans les deux entre 30 et 40% des flux de ca‐
sent. C’est un avantage majeur. sens. D’un côté, il y a le Burkina pitaux qui arrivent en Afrique
En cas de ralentissement de la Faso, un des pays les plus aidés subsaharienne.
conjoncture internationale, au monde (l’aide publique y
Interview de Michel Juvet parue dans Le Temps du 24 juillet 2010 1/3
2. – Quel a été le rôle de l’aide la contagion financière interna‐ aux marchés des capitaux, peu
multilatérale? tionale. Pour la première fois développés en Afrique. Il est
et grâce à leurs finances publi‐ intéressant d’observer que
Dans un premier temps, le ques en meilleur état, les pays l’aide publique des Etats déve‐
Fonds monétaire international africains ont pu faire des pro‐ loppés intègre de plus en plus
a eu un rôle destructeur et de grammes de relance pour ces fonds comme instrument
remise à plat par le biais des prendre le relais de la de‐ de développement. Même la
fameux programmes d’ajuste‐ mande étrangère. Depuis, avec Libye s’y intéresse et construit
ment structurel, extrêmement la reprise mondiale, les expor‐ en ce moment un véhicule de
pénibles pour les populations. tations ont repris. placement de ce type. La
Le FMI n’a pas lancé le déve‐ conjonction de toutes ces sour‐
loppement, mais il a aidé à – Désormais l’Afrique attire des ces fait que les flux de capitaux
mettre en place un système qui investisseurs? Qui sontils? continueront à alimenter le
a permis d’accueillir les capi‐ développement en Afrique.
taux et de retrouver la crois‐ Les bourses attirent l’investis‐
sance. seur international qui a un por‐ – Quels sont l’état et le potentiel
tefeuille, qui veut diversifier des places financières en Afri
– La corruption est un obstacle, ses actifs et qui veut profiter que?
non? du boom des matières premiè‐
res et de la croissance. Il place Etant donné la taille réduite de
Les freins sont nombreux. A sur les valeurs cotées, mais il ces marchés, l’intérêt à se met‐
commencer par la bonne gou‐ rencontre des difficultés de li‐ tre ensemble est évident, mais
vernance, l’éducation, la pro‐ quidités ou d’accessibilité. La le regroupement des bourses a
priété foncière et les infras‐ taille des différents marchés de la peine à se concrétiser.
tructures. Là, les exemples de boursiers africains est limitée. Beaucoup d’entreprises de
l’Afrique du Sud ou du Maroc Au Maroc, la capitalisation taille moyenne ne sont pas co‐
sont intéressants. Ces pays ont boursière pèse 65 milliards de tées. Forcément, avec le déve‐
investi dans les infrastructures, dollars (68 milliards de loppement économique, cela
ce qui leur a permis de passer à francs), celle de l’Egypte va évoluer. Ce qui est intéres‐
la vitesse supérieure. Dans 45 milliards et celle du Nigeria sant d’observer déjà au‐
l’ensemble du continent, ces 40 milliards. A titre de compa‐ jourd’hui, c’est que les grandes
infrastructures (ports, route, raison, la capitalisation bour‐ capitalisations ne concernent
rail) manquent terriblement. sière de la Thaïlande est pro‐ pas que les matières premiè‐
Le transport des marchandises che de 200 milliards et celle de res: on trouve des entreprises
est plus cher et moins sûr en‐ Nestlé de 150 milliards. Des de télécommunications, de
tre pays africains qu’entre pays fonds de placement sont dis‐ construction, de grande distri‐
asiatiques. ponibles, mais ils se concen‐ bution et des banques. A
trent essentiellement en Afri‐ l’avenir, l’idéal serait que les
– Comment l’Afrique atelle que du Sud, au Maroc et en autres pays moins avancés sui‐
traversé la crise? Egypte, trois pays observés en vent ces exemples. Ceux qui
priorité par les investisseurs. ont des matières premières
Il y a deux facteurs de trans‐ doivent financer l’émergence
mission de la crise: le facteur Il y a une autre catégorie d’autres secteurs.
commercial et le facteur finan‐ d’investissement, plus intéres‐
cier. Dans leur malheur, les sante parce qu’elle est plus
pays africains n’ont été rémunératrice et plus impor‐
concernés que par le premier. tante pour le développement:
Les échanges commerciaux se les fonds de private equity. On
sont effondrés. Heureusement, en trouve aujourd’hui d’origine
les banques africaines n’étaient européenne mais également
pas impliquées dans la crise sud‐africaine. Moins visibles,
des «subprime», ce qui leur a ils financent directement les
permis de rester au‐dehors de entreprises n’ayant pas accès
Interview de Michel Juvet parue dans Le Temps du 24 juillet 2010 2/3
3. L’interview de la semaine
Michel Juvet
Analyste financier et membre du comité de direction de Bordier & Cie
s’exprime sur l’influence chinoise
Propos recueillis par Ram Etwareea et Sandrine Hochstrasser
Samedi 24 juillet 2010
Le Temps: Quel avenir pour étrangères qui veulent prati‐ Oui. Elle devrait organiser des
l’agriculture? L’Afrique peut quer de nouveaux forages. événements internationaux,
elle se nourrir et qu’en estil des comme l’Afrique du Sud l’a fait
achats de terres par des étran – Quel est l’apport de la Chine avec le Mondial. Ces événe‐
gers? en Afrique? ments apportent une couver‐
ture médiatique qui fait venir
Michel Juvet: Le potentiel est là Le commerce avec la Chine a les investisseurs. Les gouver‐
lorsqu’on voit ce que les entre‐ décuplé en dix ans, passant de nements devraient faire des
prises chinoises ou indiennes 10 milliards à 100 milliards de tournées internationales pour
ont réalisé en Ethiopie. On se dollars. C’est considérable et aller vanter leur économie.
souvient que ce pays souffrait positif. Mais tous les étrangers L’image est cruciale. L’Afrique
régulièrement de pénuries ali‐ critiquent l’arrivée des Chinois. doit vanter ses forces, non ses
mentaires dramatiques. Les Les Libanais, très présents en faiblesses. Les concerts de cha‐
terres vendues sont au‐ Afrique de l’Ouest, les voient rité, qui font la promotion de la
jourd’hui productives. Mais la d’un mauvais œil et dénoncent pauvreté du continent, ne
question de la répartition des une recolonisation. Cela mon‐ l’aident pas à se développer. Il
revenus agricoles entre inves‐ tre que la concurrence était faudrait des concerts de pro‐
tisseurs locaux et étrangers se nécessaire et que les habitudes motion économique!
pose. Est‐ce que vendre ses prises doivent évoluer. En re‐
terres est vraiment une source vanche, la population locale – L’Afrique du Sud estelle un
de développement? Le fait de s’en réjouit. Les produits chi‐ modèle pour le reste du conti
donner à un pays étranger une nois sont moins chers et les nent?
partie de son propre territoire créations d’emplois suivent.
n’est pas nécessairement né‐ L’influence chinoise est donc Je ne crois pas qu’il y ait un
faste. C’est surtout une ques‐ positive, mais elle change aussi modèle à suivre. L’Afrique du
tion de prix et de conditions. la perception que les Africains Sud a ses propres spécificités,
Dans le domaine de l’énergie, ont du modèle économique que l’on ne retrouve pas dans
c’est la même question. Les idéal. Si cette influence chi‐ le reste de l’Afrique. Il y a des
pays pétroliers offrent des noise réussit à créer la crois‐ différences de culture et de re-
concessions à des entreprises sance, les mentalités des Afri‐
ligion également qui ne per-
étrangères; ces dernières ap‐ cains vont bifurquer et les
portent de la technologie, et la exemples du libéralisme ou de
mettent pas de calquer ce mo-
production démarre. Les recet‐ la démocratie seront remis en dèle en particulier. Je crois
tes doivent permettre aux pays question. plutôt dans l’influence des pô-
de faire de nouveaux investis‐ les de croissance et de réfé-
sements. Le Nigeria a mis ainsi – L’Afrique atelle de la peine à rence, autour du Maroc, de
en place des jumelages de so‐ se faire connaître auprès des in l’Egypte, ou de l’Afrique du
ciétés locales aux sociétés vestisseurs? Sud par exemple.
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