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I. Vita
Somalie, 1992
Une guerre civile ensanglante et décharne le pays depuis qu’une poignée de chefs de clans
rivaux se foutent copieusement sur la gueule. De Mohammed en Mohammed le pouvoir
passe aux mains de différents idéologues, leur seul point commun étant de priver leurs
concitoyens de vivres et de vie.
Après un échec de pacification signé ONU, le Secrétaire général Boutros Boutros-Ghali
propose l'intervention armée. Un SOS est lancé au Chef d’état-major US. Le Président
Busherie Senior, habitué à faire dans la dentelle, lance l’opération Restore Hope et 25 000
soldats sont déployés sur place. L’objectif : apaiser le pays, faciliter l’acheminement de
l’aide humanitaire et, si possible, éviter d’ajouter une nouvelle traînée de sang au drapeau 50
fois étoilé.
Papa biologique, Good Private Soldier, fait partie du contingent militaire mobilisé. Immigré
de la troisième génération, il est renvoyé au bled et c’est dans la province d’Oddur qu’il fait
la rencontre de Maman biologique, somalienne de souche. Pour lui, elle n’est qu’une petite
africaine aussi candide que bien roulée, un nouveau trophée à ajouter à son tableau de chasse
sous la rubrique « Afro-charité ». Pour elle, il est un sauveur, tatoué sur le front du symbole
$, ou une espérance peut-être, d’accéder à une existence plus faste, baignée dans l’économie
de marché. Raté ! Mais je te comprends Maman bio, on fait ce qu’on peut pour tirer notre
épingle du jeu. À l’époque, l’Empire US ne s’était pas encore levé avec la méchante gueule
de bois des erreurs de la veille. Il était victorieux de la guerre froide, de celle éclair d’Irak et
s’apprêtait à couronner un bellâtre démocrate pré-fellation scandaleuse : Bill Clinton.
C’est finalement lui qui m’aura permis d’être qui je suis. Merci, Bill, t’es un chic type ! Tu
as gagné ta Présidentielle et retiré tes troupes en masse de Somalie. Papa bio a quitté son
coup d’un soir pour retourner à ses pizzas pâte épaisse et à ses nanars gros budget, sans
même songer une seule seconde au spermatozoïde ravageur qu’il laissait derrière lui, à la
pierre qu’il apportait à l’édifice du lapinisme africain. La suite, vous la connaissez, les
Quatre Cavaliers de l’Apocalypse s’installent dans la corne de l’Afrique. Sous l’œil
bienveillant d’un Dieu défaillant, le Général Warlord commande les armées alors que Sieur
Crève-la-Dalle affame les pauvres gosses qui terminent sur les affiches de nos mauvaises
consciences. Et à la fin du décompte, c’est la Faucheuse qui viendra achever le boulot.
Combien de temps aura-t-il fallu à Maman bio pour décider de me mettre en adoption à
Djibouti ? Qu’importe ! Deux Suisses, Adélaïde et Théodore, Maman et Papa, au rendement
procréatif moins fécond que leurs alter ego biologiques, cherchent à acheter un gamin. En
l’occurrence, moi. Ils me donnent le nom d’Archibald, j’hérite du patronyme Texaco. J’ai
une identité : Archibald Texaco.
***
Bon ! La bio je vais vous la faire en court. Loin de moi l’idée de vouloir m’éterniser dans des
lamentations psychoaffectives, écrire ses mémoires est un privilège de l’âge. Or je n’avais
que 26 ans en 2020 et suffisamment de choses à dire pour ancrer le bouleversement que je
connus dans un passé existant, mais ô combien putain de fugace. Comme vous, j’étais
faillible. Je buvais de l’alcool, je fumais des clopes et j’aimais faire l’amour à des gens. Mais
je n’étais pas un Américain ! Américano-somali d’origine, peut-être. J’étais suisse avant tout,
comme Maman.
À mes quatre ans, Papa est parti faire un long voyage avec son collègue Infarctus. La poisse !
Celle qui me collerait à la peau comme une tique à la bite après une baignade dans le Lac
Léman. En me faisant adopter, j’avais cramé tout mon potentiel bol d’un seul coup. Adios la
destinée d’un va-nu-pieds somali, dont l’ambition quotidienne rime avec l’obtention d’un
shilling. Je vivrai comme un Européen, en revanche je serai foutrement malchanceux.
Je vous épargnerai le détail des complexes issus de l’absence d’un paternel, des
conséquences néfastes aux rapports sociaux et à la découverte d’une sexualité infailliblement
tourmentée. Mais Maman a fait de l’excellent boulot, se faisant pousser une paire de couilles
en vue de pourvoir simultanément aux deux rôles parentaux. Elle m’a éduqué avec une ferme
tendresse, une indulgente exigence. Elle est décédée à mes 16 ans, la crise d’asthme de trop.
Sans Papa ni Maman, mes perspectives d’avenir semblaient nouvellement rythmées par le
bruit répété d’une caisse enregistreuse. Heureusement, j’ai pu gratter non pas une, mais deux
rentes de l’assurance sociale, en dédommagement du fait que mes deux darons avaient passé
l’arme à gauche avant ma majorité. Je peux pas me plaindre, la Suisse s’est montrée
généreuse à mon égard, l’avantage de n’avoir que 8 millions de bouches à nourrir. Et pour
recevoir un max de pognon (farniente d’ado oblige), j’ai décidé d’étudier pour toucher la
rente jusqu’à 25 piges.
Après une éducation de premier cycle (bien que de seconde qualité), ma rémunération post-
mortem a servi à me payer la fac. J'ai rejoint à 18 ans les bancs universitaires de l’UNIGE
(Université de Genève). Comme filière, j’ai choisi Physique, en hommage à une adolescence
gaspillée au panthéon du geekisme. C’est aussi à cet âge que je me suis improvisé une
carrière online d’écrivain graphiste de science fantasy. Les Héros du Diable, La Quête du
Skroll, L’Âge d’Attilea, que des pointures signées de mon clavier (non sans une certaine
honte). Ces aventures laborieusement éblouissantes avaient toujours pour héros des substituts
de ma propre personne. J’y ajoutais parfois une pointe de Luke Skywalker, un soupçon de
Lorenzo Lamas (dont j’étais d'ailleurs le dernier grand fan). Avant, il y avait des mecs
comme Asimov, Lovecraft ou Barjavel et puis après, il y a eu Archibald Texaco, en lien
rouge sur Wikipédia. Mon gendelettrisme conduisait à un néant encyclopédique, de même
que la boîte à vitesse de mon présupposé talent peinait à passer la 2ème. Dans ces conditions,
j'ai décidé de me consacrer davantage à mes études.
Sur le chemin de l’École de Physique, prêt à me donner à fond avec un zèle fayot de premier
de classe, j'ai fait la rencontre de Marlène. Avec ses yeux de merlan frit, fraîche comme un
gardon, il a pas fallu longtemps avant qu’elle morde à l’hameçon. Elle était mignonne sans
être belle, vive sans être intelligente, pas tout à fait le portrait que je m’étais fait de ma
première relation sérieuse. Mais c’est à 19 ans qu’on ravale nos rêves d’âme sœur et qu’on
revend nos idéaux romantiques pour s’acheter une résignation garantie à vie. C’était la
pénurie affective après le décès de Maman, il me fallait troquer l’amour d’une mère contre
celui d’une femme. Étonnant que je n’aie pas fini par me percer les yeux.
5 mois d’idylle, d’illusions à contresens, et Marlène tombait enceinte. On s’est rangés bien
sagement dans le 5% des malchanceux contraceptifs, sans tunes ni papier universitaire
d'aucune sorte. Je n’accuserai pas l’infortune, cette grossesse est la meilleure chose qui me
soit arrivée dans ma vie. On a gardé le bébé et emménagé dans un deux-pièces à deux et
demi. Logement cosy, amour inconditionnel, un peu d’eau fraîche pour faire santé et on était
partis pour le canon de la jeune famille unitaire et contre tous. Trois semaines plus tard, notre
mélodrame se jouait au théâtre des Engueulades Quotidiennes. Ont suivi 9 mois d’horreur où
j’ai souvent pensé à rédiger un manuel de gestion pour compagnon de jeune fécondée
chiatique. Je me ravisais, décidé à ne pas revenir sur mes pas d’écrivain raté, rongeant mon
frein et attendant de pied ferme la sacro-sainte maternité. Ma récompense m'était décernée à
l’instant exact où naissait ma fille, mon Annabelle. 20 secondes dans mes bras et c’était déjà
ma personne préférée. 30 et Marlène décidait de se barrer.
Marlène, si tu lis ces lignes (ce qui est hautement improbable considérant ta capacité de
babouin dyslexique à aligner les trois premières pages d’un bouquin lambda), ce n’est pas
grave. J’ai bien tenté de te traiter de morue, de pétocharde nombriliste, mais la vérité c’est
qu’entre ma fille et moi, il n’y a jamais eu de place pour toi. Et puis je t’accorde que notre
concubinage avait furieusement périclité, manifestement trop pour qu’il soit préservé de
quelque manière qu’il soit. J’ai jeté la bague que tu m’avais offerte à la poubelle, tes sélecs
Itunes dans la Corbeille. Tant pis pour toi, Marlène.
Ma rente suffisait à payer une partie du loyer et les compotes d’Annabelle. Pour joindre les
deux bouts, j'ai décroché un job à l’université, histoire de me sentir plus intelligent. La
cafétéria, c’était moi ! Pas très glorieux je sais, mais Maman me disait toujours qu’il n’y
avait pas de sot métier. Et études de physique = perspective d’emploi 0. Le genre de truc
auquel on ne songe pas à 18 ans, quand c'est les hobbys qui déterminent le cursus
universitaire.
Les années suivantes, je passais TOUT le reste de mon temps avec ma fille, m’inscrivant de
plein gré aux abonnés absents de l’amitié et de l’accouplement, préférant m’abreuver de
chaque petit coup de pelle qu’Annabelle creusait dans l’âge. Plus constructif et clairement
plus enrichissant que de passer mes samedis soirs sur 2500fuckfriends.org.
***
Baste ! Vous avez une vision d’ensemble là. J’espère que c’était pas trop chiant. Somme
toute, jusqu’à 23 ans il ne m’est fondamentalement rien arrivé de bien fascinant (mise à part
la naissance d’Annabelle). Le premier bouleversement qui me distingua du commun des
mortels survint le soir du 26 septembre 2018.
Marcelle, une amie plaintive de mon manque de rapport humain, me traînait de force à un
gala de charité comme on en compte des dizaines chaque année à Genève. Entouré du gratin
financier dépêché sur place pour se sentir généreux le temps d’une soirée, je me sentais
plutôt mal dans mes pompes en cuir de chevreau. En terrain radicalement mono-éthnique, ma
couleur de peau faisait tache noire prolétaire sur feuille blanche bourgeoise. J’avais laissé
Annabelle (âgée maintenant de 4 ans) avec Cerise, la petite sœur de mon pote Marc. Elle
avait pour désagréable habitude de mâcher disgracieusement ses chewing-gums la bouche
ouverte, mais je dois lui accorder qu’elle était consciencieuse. À peine attablé, je contemplais
ma fourchette avec une fascination certaine : son seul prix aurait suffi à nous payer un week-
end à Disneyland Paris, à Annabelle et moi. Les discours philanthropiques s’enchaînaient,
agrémentés par les pointes d’un humour harassé par le capital chutant de notre société en
perdition. Quatre heures de charlatanisme humanitaire ! Et enfin, je pouvais aller rejoindre
Annabelle.
Tel le Nordic Walker, j’arpentais les rues genevoises en direction de mon petit appart de
Plainpalais. J’ascensionnai ensuite les cinq étages (sans ascenseur) jusqu’à ma porte, que je
retrouvai entrouverte. Un vacarme mugissait de l’intérieur. Ma mécanique de pensée
spontanément rationnelle m’a d'abord amené à croire qu’Annabelle devait chercher des
noises à sa gardienne. Puis, j’ai ouvert la porte sur le corps sans vie de Cerise. Elle avait été
flanquée vulgairement au sol, son bras gauche en lambeaux, lacéré jusqu’à l’os. Bordel !
Mais quelle arme avait bien pu lui faire ça ? Une foreuse ? Avec fonction Leatherface ?
Foutaises, j’ai même pas eu le temps de me les poser, ces questions. J’ai foncé droit vers la
chambre d’Annabelle, d’où s’échappaient ses cris de détresse. La porte était ouverte, je me
souviens avoir senti un courant d’air me balayer la gueule. C’est là que je l’ai vu, le cochon
cosmonaute. Une tête de pourceau sur un corps humanoïde, habillé d’une combinaison
spatiale inconnue au bercail. Il portait ma fille, morte ou inconsciente, au creux de l’un de
ses gros bras. Et il me fixait avec ses deux petits yeux jaunes, cadençant ses expirations
grogneuses.
J’avais rien pu faire pour empêcher le collègue Infarctus d’emmener Papa en voyage, rien
contre l’asthme chronique de Maman, contre la couardise encore plus chronique de Marlène.
Je les avais tous perdus, sans même me battre pour essayer de les garder. Pas Annabelle, pas
le fruit de mes entrailles ! J'ai couru vers lui, vers elle, sans chercher à savoir si je faisais le
poids. Je l’ai même pas frappée, sa sale gueule de porc, j’ai simplement saisi le bras
d’Annabelle et j’ai tiré. J’ai tiré si fort. Tellement fort. J’ai donné tout ce que j’avais pour ne
pas qu’on m’enlève tout ce que j’avais. Le cochon ne s’est pas montré si civil. Il m’a cogné,
une seule fois, et j’ai perdu connaissance.
***
Les keufs sont restés jusqu’à deux heures du mat’. Des heures et des heures d’interrogatoire
intempestif. Vous êtes africain ? Vos papiers, siouplait ! Où est la mère de la petite ? Vous
vous êtes fait des ennemis récemment ? Vous aimez le Hip-Hop ? Vous fréquentez le milieu
mafieux ? Anarchiste ? Si je vous dis la Secte du Mouton Noir, ça vous dit quelque chose ?
Un cochon cosmonaute vous dites !
Tout ça pour finir au poste. Le rapport de police était clair, le prochain arrêt pour moi serait
la clinique psychiatrique de Belle-Idée, en attendant la comparution. Le fait que mon pote
Marc me pense l’auteur du charcutage de sa sœur n’a pas joué en ma faveur.
À l'asile, j'étais soumis à un traitement intensif procuré par les soins d'une équipe dynamique
et dévouée.
-Archibald, vous reprendrez bien un peu de notre neuroleptique débilitant ?
-Sans façon, merci ! Comme je suis déjà bien gavé là…
-Voyooooonnnns ! Vous avez bien encore un tout petit peu de place, non ?
-Nan, vraiment...
-Vous êtes un menteur compulsif, Monsieur Texaco ! Qu’est-ce qui me pousse à vous
croire ? Allez, petit arracheur de dents, juste un peu de sodium barbiturique en cas
d’inclination kamikaze.
-Baaaah, d’accord... Mais alors juste un chouia…
Lectrices, Lecteurs, je vous le jure ! C’était un cochon extra-terrestre, au pire un démon...
Bon ! Puisqu’il faut faire montre d’autothérapie, d’un minimum de cartésianisme, je suis
même prêt à aller jusqu’à admettre qu’il s’agissait d’une extrapolation préschizophrénique de
mon esprit borderline ! Soit, mais dans ce cas-là, elle était où, mon Annabelle ? Elle avait
jamais existé, c’est ça ? Laissez-moi en paix bande de médicastres, avec vos blouses
blanches et vos gueules enfarinées.
Belle-Idée, faute de preuves suffisantes de ma psychopathologie, n’a pas pu me garder bien
longtemps en ses murs ; le Tribunal criminel de Genève, faute de preuves suffisantes de ma
culpabilité, n’a pu m’imputer la faute. J’étais libre mais enchaîné à la douleur. L’affaire
Annabelle Texaco a été classée aux abandonnés de Sherlock, le visage de ma fille n’aura
même pas été jusqu’à figurer sur la brique de lait. Rien ! Le néant ! À ce stade, je vous aurais
bien permis de vous morfondre un peu. J’aurais pris n’importe quoi pour aller mieux, même
une douche au torrent de larmes d’un lectorat anonyme. Mais j’ai opté pour une autre
solution, à première vue, beaucoup plus viable : réunir tous les deniers qu’il me restait et
partir pour Londres. Le fameux truc où l’on quitte les lieux du drame, dans l’idée de boire le
verre de la réconciliation à la terrasse du Nouvel Horizon. Hélas, la douleur n’est pas à
valeur géographique.
Je reprenais mes études à la Royal Holloway University de Londres. Comme mon bagage
intellectuel mention passable était insuffisant pour un établissement d'une telle renommée,
j’ai joué la carte « pitié et compassion ». Le dirlo a kiffé mon histoire de tragédie grecque et
la résultante cicatrice invisible qui balafrait ma gueule d’ange cassé. Et ça a marché, j'étais
admis en Doctorat de Physique. J'intitulais ma thèse Multiverses and their Mothership (les
Multivers et leur Vaisseau Mère). Grosso merdo, en me fondant sur les travaux d’Hugh
Everett et de John Wheeler, j’étudiais (à ma sauce) la théorie des univers multiples. Imaginez
un instant que notre univers ne soit pas issu du néant, que le Big Bang ne soit que le moment
où il se serait séparé d’un autre univers. Il n’y aurait donc pas un, ni deux, mais une
multitude d’univers possibles, tous placés sous l’égide d’un Univers Mère,
incommensurablement grand, que j’appelais Mothership. Pour étoffer ma théorie, je posais
des problématiques telles que l’inexpliquée parfaite synchro des lois de la physique qui a
permis la création de vide, d’étoiles, de planètes et de vie. Des questions sur le « grand loto
de la vie », expression complètement naze faisant référence à la somme des probabilités de
tous les événements nécessaires à l’apparition de vie. Pour simplifier, on a gagné au bingo et
notre univers aussi.
Pris à la gorge par la soudaine réalisation de mon équivalence à la larve de mouche que
j’avais jusque-là considérée comme parfaitement futile, mon système de croyances se vit un
peu chambarder. Avec mon pauvre 1m92, sur une étendue de 45 milliards d’années-lumière,
il fallait maintenant que je me convainque d'avoir une utilité quelconque sur d’autres
dizaines, centaines, milliers, voire millions de milliards d’années qui séparaient mon appart
de Brixton des autres univers et du Mothership. Ben merde ! Subitement, le concept même
d’un Dieu à notre écoute me paraissait incroyablement creux. Quel bougre d’idiot aurait-il
choisi de s’occuper de nous sur une telle latitude ? Ma seule consolation était de me délecter
devant la défaite de l'égocentrisme humain face aux victorieux progrès de l'astrophysique.
J’achevais mon papier un peu à la der. Parce que fumer les pétards d’un deuil mal digéré et
rédiger un théorème mystico-spéculatif de physique en anglais, ça fait pas toujours bon
ménage. Mon directeur d’étude, Monsieur Reginald Farthing, qui n’était pas un grand fan de
l’e-mail, insista à ce que je lui apporte la copie de mon devoir en mains propres. On était le
23 juin 2020, date limite pour rendre le papelard, il était 19h45 et j’étais bien à la bourre.
Brixton et Staines-Upon-Thames (santé !), c'est vraiment pas la porte à côté. Papier sous le
bras et couteau suisse porte-bonheur dans la poche de ma veste de costard, je me magnais le
derche jusqu’à la Waterloo Station. C’était l’un de ces jours étranges où j’avais l’impression
que tout le monde me regardait. Peut-être l’émanation d’un taux de phéromones plus élevé
qu’à l’accoutumée ? Ou plus vraisemblablement la quête désespérée d’échanges de regards,
navrant résultat du spleen de mon âme esseulée. Je me souviens d'avoir vu sur les écrans TV
de Waterloo Station une info de la BBC concernant un OVNI qui avait été aperçu dans le
ciel somalien. Bizarre, mais je n’y ai pas prêté plus attention. 45 minutes plus tard, j’arrivais
à Egham. Il commençait à pleuvoir, pas une rareté pour la Perfide Albion. Dans le bus, je
sentais par la fenêtre l’odeur estivale du bitume chaud et humide. You have reached your
final destination. Egham Hill, Royal Holloway, 21h48, plus d’une heure de retard. Si
Farthing avait déserté, c’était la merde. Recalé ! Ou pire, viré de la fac pour laxisme.
À cet instant, Wilford Bailey, au volant de sa Ford Fiesta, roulait en zigzaguant à une vitesse
implorant le retrait de permis. Wilford avait passé une excellente soirée, Manchester United
avait gagné ! Ça valait bien les 9 pintes de Doombar qu’il s’était envoyées. Il huait à tuer des
têtes :
Your gonna see us all from far and wide,
Your gonna hear the masses sing with pride.
Raté ! Je ne l’ai ni vu ni entendu. Le second bouleversement, c’est à ce moment précis que je
l’ai connu. Lorsque le capot rincé de Wilford Bailey est venu caramboler mon corps suintant
de transpiration. J’avais jamais volé aussi haut, j'étais jamais tombé aussi raide. Ma nuque a
fait crac. Et je suis mort.
Pour lire la suite :
http://www.amazon.fr/Citizen-Vita-ARCHIE-NO-ARCHETYPE-
ebook/dp/B00JS8NP8O/ref=sr_1_1?ie=UTF8&qid=1398174407&sr=8-
1&keywords=citizen+vita
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http://citizenvita.com
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Citizen Vita : ARCHIE NO ARCHETYPE Extrait

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  • 2. I. Vita Somalie, 1992 Une guerre civile ensanglante et décharne le pays depuis qu’une poignée de chefs de clans rivaux se foutent copieusement sur la gueule. De Mohammed en Mohammed le pouvoir passe aux mains de différents idéologues, leur seul point commun étant de priver leurs concitoyens de vivres et de vie. Après un échec de pacification signé ONU, le Secrétaire général Boutros Boutros-Ghali propose l'intervention armée. Un SOS est lancé au Chef d’état-major US. Le Président Busherie Senior, habitué à faire dans la dentelle, lance l’opération Restore Hope et 25 000 soldats sont déployés sur place. L’objectif : apaiser le pays, faciliter l’acheminement de l’aide humanitaire et, si possible, éviter d’ajouter une nouvelle traînée de sang au drapeau 50 fois étoilé. Papa biologique, Good Private Soldier, fait partie du contingent militaire mobilisé. Immigré de la troisième génération, il est renvoyé au bled et c’est dans la province d’Oddur qu’il fait la rencontre de Maman biologique, somalienne de souche. Pour lui, elle n’est qu’une petite africaine aussi candide que bien roulée, un nouveau trophée à ajouter à son tableau de chasse sous la rubrique « Afro-charité ». Pour elle, il est un sauveur, tatoué sur le front du symbole $, ou une espérance peut-être, d’accéder à une existence plus faste, baignée dans l’économie de marché. Raté ! Mais je te comprends Maman bio, on fait ce qu’on peut pour tirer notre épingle du jeu. À l’époque, l’Empire US ne s’était pas encore levé avec la méchante gueule de bois des erreurs de la veille. Il était victorieux de la guerre froide, de celle éclair d’Irak et s’apprêtait à couronner un bellâtre démocrate pré-fellation scandaleuse : Bill Clinton. C’est finalement lui qui m’aura permis d’être qui je suis. Merci, Bill, t’es un chic type ! Tu as gagné ta Présidentielle et retiré tes troupes en masse de Somalie. Papa bio a quitté son coup d’un soir pour retourner à ses pizzas pâte épaisse et à ses nanars gros budget, sans même songer une seule seconde au spermatozoïde ravageur qu’il laissait derrière lui, à la pierre qu’il apportait à l’édifice du lapinisme africain. La suite, vous la connaissez, les Quatre Cavaliers de l’Apocalypse s’installent dans la corne de l’Afrique. Sous l’œil bienveillant d’un Dieu défaillant, le Général Warlord commande les armées alors que Sieur Crève-la-Dalle affame les pauvres gosses qui terminent sur les affiches de nos mauvaises consciences. Et à la fin du décompte, c’est la Faucheuse qui viendra achever le boulot. Combien de temps aura-t-il fallu à Maman bio pour décider de me mettre en adoption à Djibouti ? Qu’importe ! Deux Suisses, Adélaïde et Théodore, Maman et Papa, au rendement procréatif moins fécond que leurs alter ego biologiques, cherchent à acheter un gamin. En l’occurrence, moi. Ils me donnent le nom d’Archibald, j’hérite du patronyme Texaco. J’ai une identité : Archibald Texaco. *** Bon ! La bio je vais vous la faire en court. Loin de moi l’idée de vouloir m’éterniser dans des lamentations psychoaffectives, écrire ses mémoires est un privilège de l’âge. Or je n’avais que 26 ans en 2020 et suffisamment de choses à dire pour ancrer le bouleversement que je connus dans un passé existant, mais ô combien putain de fugace. Comme vous, j’étais faillible. Je buvais de l’alcool, je fumais des clopes et j’aimais faire l’amour à des gens. Mais
  • 3. je n’étais pas un Américain ! Américano-somali d’origine, peut-être. J’étais suisse avant tout, comme Maman. À mes quatre ans, Papa est parti faire un long voyage avec son collègue Infarctus. La poisse ! Celle qui me collerait à la peau comme une tique à la bite après une baignade dans le Lac Léman. En me faisant adopter, j’avais cramé tout mon potentiel bol d’un seul coup. Adios la destinée d’un va-nu-pieds somali, dont l’ambition quotidienne rime avec l’obtention d’un shilling. Je vivrai comme un Européen, en revanche je serai foutrement malchanceux. Je vous épargnerai le détail des complexes issus de l’absence d’un paternel, des conséquences néfastes aux rapports sociaux et à la découverte d’une sexualité infailliblement tourmentée. Mais Maman a fait de l’excellent boulot, se faisant pousser une paire de couilles en vue de pourvoir simultanément aux deux rôles parentaux. Elle m’a éduqué avec une ferme tendresse, une indulgente exigence. Elle est décédée à mes 16 ans, la crise d’asthme de trop. Sans Papa ni Maman, mes perspectives d’avenir semblaient nouvellement rythmées par le bruit répété d’une caisse enregistreuse. Heureusement, j’ai pu gratter non pas une, mais deux rentes de l’assurance sociale, en dédommagement du fait que mes deux darons avaient passé l’arme à gauche avant ma majorité. Je peux pas me plaindre, la Suisse s’est montrée généreuse à mon égard, l’avantage de n’avoir que 8 millions de bouches à nourrir. Et pour recevoir un max de pognon (farniente d’ado oblige), j’ai décidé d’étudier pour toucher la rente jusqu’à 25 piges. Après une éducation de premier cycle (bien que de seconde qualité), ma rémunération post- mortem a servi à me payer la fac. J'ai rejoint à 18 ans les bancs universitaires de l’UNIGE (Université de Genève). Comme filière, j’ai choisi Physique, en hommage à une adolescence gaspillée au panthéon du geekisme. C’est aussi à cet âge que je me suis improvisé une carrière online d’écrivain graphiste de science fantasy. Les Héros du Diable, La Quête du Skroll, L’Âge d’Attilea, que des pointures signées de mon clavier (non sans une certaine honte). Ces aventures laborieusement éblouissantes avaient toujours pour héros des substituts de ma propre personne. J’y ajoutais parfois une pointe de Luke Skywalker, un soupçon de Lorenzo Lamas (dont j’étais d'ailleurs le dernier grand fan). Avant, il y avait des mecs comme Asimov, Lovecraft ou Barjavel et puis après, il y a eu Archibald Texaco, en lien rouge sur Wikipédia. Mon gendelettrisme conduisait à un néant encyclopédique, de même que la boîte à vitesse de mon présupposé talent peinait à passer la 2ème. Dans ces conditions, j'ai décidé de me consacrer davantage à mes études. Sur le chemin de l’École de Physique, prêt à me donner à fond avec un zèle fayot de premier de classe, j'ai fait la rencontre de Marlène. Avec ses yeux de merlan frit, fraîche comme un gardon, il a pas fallu longtemps avant qu’elle morde à l’hameçon. Elle était mignonne sans être belle, vive sans être intelligente, pas tout à fait le portrait que je m’étais fait de ma première relation sérieuse. Mais c’est à 19 ans qu’on ravale nos rêves d’âme sœur et qu’on revend nos idéaux romantiques pour s’acheter une résignation garantie à vie. C’était la pénurie affective après le décès de Maman, il me fallait troquer l’amour d’une mère contre celui d’une femme. Étonnant que je n’aie pas fini par me percer les yeux. 5 mois d’idylle, d’illusions à contresens, et Marlène tombait enceinte. On s’est rangés bien sagement dans le 5% des malchanceux contraceptifs, sans tunes ni papier universitaire d'aucune sorte. Je n’accuserai pas l’infortune, cette grossesse est la meilleure chose qui me soit arrivée dans ma vie. On a gardé le bébé et emménagé dans un deux-pièces à deux et demi. Logement cosy, amour inconditionnel, un peu d’eau fraîche pour faire santé et on était partis pour le canon de la jeune famille unitaire et contre tous. Trois semaines plus tard, notre mélodrame se jouait au théâtre des Engueulades Quotidiennes. Ont suivi 9 mois d’horreur où
  • 4. j’ai souvent pensé à rédiger un manuel de gestion pour compagnon de jeune fécondée chiatique. Je me ravisais, décidé à ne pas revenir sur mes pas d’écrivain raté, rongeant mon frein et attendant de pied ferme la sacro-sainte maternité. Ma récompense m'était décernée à l’instant exact où naissait ma fille, mon Annabelle. 20 secondes dans mes bras et c’était déjà ma personne préférée. 30 et Marlène décidait de se barrer. Marlène, si tu lis ces lignes (ce qui est hautement improbable considérant ta capacité de babouin dyslexique à aligner les trois premières pages d’un bouquin lambda), ce n’est pas grave. J’ai bien tenté de te traiter de morue, de pétocharde nombriliste, mais la vérité c’est qu’entre ma fille et moi, il n’y a jamais eu de place pour toi. Et puis je t’accorde que notre concubinage avait furieusement périclité, manifestement trop pour qu’il soit préservé de quelque manière qu’il soit. J’ai jeté la bague que tu m’avais offerte à la poubelle, tes sélecs Itunes dans la Corbeille. Tant pis pour toi, Marlène. Ma rente suffisait à payer une partie du loyer et les compotes d’Annabelle. Pour joindre les deux bouts, j'ai décroché un job à l’université, histoire de me sentir plus intelligent. La cafétéria, c’était moi ! Pas très glorieux je sais, mais Maman me disait toujours qu’il n’y avait pas de sot métier. Et études de physique = perspective d’emploi 0. Le genre de truc auquel on ne songe pas à 18 ans, quand c'est les hobbys qui déterminent le cursus universitaire. Les années suivantes, je passais TOUT le reste de mon temps avec ma fille, m’inscrivant de plein gré aux abonnés absents de l’amitié et de l’accouplement, préférant m’abreuver de chaque petit coup de pelle qu’Annabelle creusait dans l’âge. Plus constructif et clairement plus enrichissant que de passer mes samedis soirs sur 2500fuckfriends.org. *** Baste ! Vous avez une vision d’ensemble là. J’espère que c’était pas trop chiant. Somme toute, jusqu’à 23 ans il ne m’est fondamentalement rien arrivé de bien fascinant (mise à part la naissance d’Annabelle). Le premier bouleversement qui me distingua du commun des mortels survint le soir du 26 septembre 2018. Marcelle, une amie plaintive de mon manque de rapport humain, me traînait de force à un gala de charité comme on en compte des dizaines chaque année à Genève. Entouré du gratin financier dépêché sur place pour se sentir généreux le temps d’une soirée, je me sentais plutôt mal dans mes pompes en cuir de chevreau. En terrain radicalement mono-éthnique, ma couleur de peau faisait tache noire prolétaire sur feuille blanche bourgeoise. J’avais laissé Annabelle (âgée maintenant de 4 ans) avec Cerise, la petite sœur de mon pote Marc. Elle avait pour désagréable habitude de mâcher disgracieusement ses chewing-gums la bouche ouverte, mais je dois lui accorder qu’elle était consciencieuse. À peine attablé, je contemplais ma fourchette avec une fascination certaine : son seul prix aurait suffi à nous payer un week- end à Disneyland Paris, à Annabelle et moi. Les discours philanthropiques s’enchaînaient, agrémentés par les pointes d’un humour harassé par le capital chutant de notre société en perdition. Quatre heures de charlatanisme humanitaire ! Et enfin, je pouvais aller rejoindre Annabelle. Tel le Nordic Walker, j’arpentais les rues genevoises en direction de mon petit appart de Plainpalais. J’ascensionnai ensuite les cinq étages (sans ascenseur) jusqu’à ma porte, que je retrouvai entrouverte. Un vacarme mugissait de l’intérieur. Ma mécanique de pensée spontanément rationnelle m’a d'abord amené à croire qu’Annabelle devait chercher des noises à sa gardienne. Puis, j’ai ouvert la porte sur le corps sans vie de Cerise. Elle avait été
  • 5. flanquée vulgairement au sol, son bras gauche en lambeaux, lacéré jusqu’à l’os. Bordel ! Mais quelle arme avait bien pu lui faire ça ? Une foreuse ? Avec fonction Leatherface ? Foutaises, j’ai même pas eu le temps de me les poser, ces questions. J’ai foncé droit vers la chambre d’Annabelle, d’où s’échappaient ses cris de détresse. La porte était ouverte, je me souviens avoir senti un courant d’air me balayer la gueule. C’est là que je l’ai vu, le cochon cosmonaute. Une tête de pourceau sur un corps humanoïde, habillé d’une combinaison spatiale inconnue au bercail. Il portait ma fille, morte ou inconsciente, au creux de l’un de ses gros bras. Et il me fixait avec ses deux petits yeux jaunes, cadençant ses expirations grogneuses. J’avais rien pu faire pour empêcher le collègue Infarctus d’emmener Papa en voyage, rien contre l’asthme chronique de Maman, contre la couardise encore plus chronique de Marlène. Je les avais tous perdus, sans même me battre pour essayer de les garder. Pas Annabelle, pas le fruit de mes entrailles ! J'ai couru vers lui, vers elle, sans chercher à savoir si je faisais le poids. Je l’ai même pas frappée, sa sale gueule de porc, j’ai simplement saisi le bras d’Annabelle et j’ai tiré. J’ai tiré si fort. Tellement fort. J’ai donné tout ce que j’avais pour ne pas qu’on m’enlève tout ce que j’avais. Le cochon ne s’est pas montré si civil. Il m’a cogné, une seule fois, et j’ai perdu connaissance. *** Les keufs sont restés jusqu’à deux heures du mat’. Des heures et des heures d’interrogatoire intempestif. Vous êtes africain ? Vos papiers, siouplait ! Où est la mère de la petite ? Vous vous êtes fait des ennemis récemment ? Vous aimez le Hip-Hop ? Vous fréquentez le milieu mafieux ? Anarchiste ? Si je vous dis la Secte du Mouton Noir, ça vous dit quelque chose ? Un cochon cosmonaute vous dites ! Tout ça pour finir au poste. Le rapport de police était clair, le prochain arrêt pour moi serait la clinique psychiatrique de Belle-Idée, en attendant la comparution. Le fait que mon pote Marc me pense l’auteur du charcutage de sa sœur n’a pas joué en ma faveur. À l'asile, j'étais soumis à un traitement intensif procuré par les soins d'une équipe dynamique et dévouée. -Archibald, vous reprendrez bien un peu de notre neuroleptique débilitant ? -Sans façon, merci ! Comme je suis déjà bien gavé là… -Voyooooonnnns ! Vous avez bien encore un tout petit peu de place, non ? -Nan, vraiment... -Vous êtes un menteur compulsif, Monsieur Texaco ! Qu’est-ce qui me pousse à vous croire ? Allez, petit arracheur de dents, juste un peu de sodium barbiturique en cas d’inclination kamikaze. -Baaaah, d’accord... Mais alors juste un chouia… Lectrices, Lecteurs, je vous le jure ! C’était un cochon extra-terrestre, au pire un démon... Bon ! Puisqu’il faut faire montre d’autothérapie, d’un minimum de cartésianisme, je suis même prêt à aller jusqu’à admettre qu’il s’agissait d’une extrapolation préschizophrénique de mon esprit borderline ! Soit, mais dans ce cas-là, elle était où, mon Annabelle ? Elle avait jamais existé, c’est ça ? Laissez-moi en paix bande de médicastres, avec vos blouses blanches et vos gueules enfarinées. Belle-Idée, faute de preuves suffisantes de ma psychopathologie, n’a pas pu me garder bien longtemps en ses murs ; le Tribunal criminel de Genève, faute de preuves suffisantes de ma
  • 6. culpabilité, n’a pu m’imputer la faute. J’étais libre mais enchaîné à la douleur. L’affaire Annabelle Texaco a été classée aux abandonnés de Sherlock, le visage de ma fille n’aura même pas été jusqu’à figurer sur la brique de lait. Rien ! Le néant ! À ce stade, je vous aurais bien permis de vous morfondre un peu. J’aurais pris n’importe quoi pour aller mieux, même une douche au torrent de larmes d’un lectorat anonyme. Mais j’ai opté pour une autre solution, à première vue, beaucoup plus viable : réunir tous les deniers qu’il me restait et partir pour Londres. Le fameux truc où l’on quitte les lieux du drame, dans l’idée de boire le verre de la réconciliation à la terrasse du Nouvel Horizon. Hélas, la douleur n’est pas à valeur géographique. Je reprenais mes études à la Royal Holloway University de Londres. Comme mon bagage intellectuel mention passable était insuffisant pour un établissement d'une telle renommée, j’ai joué la carte « pitié et compassion ». Le dirlo a kiffé mon histoire de tragédie grecque et la résultante cicatrice invisible qui balafrait ma gueule d’ange cassé. Et ça a marché, j'étais admis en Doctorat de Physique. J'intitulais ma thèse Multiverses and their Mothership (les Multivers et leur Vaisseau Mère). Grosso merdo, en me fondant sur les travaux d’Hugh Everett et de John Wheeler, j’étudiais (à ma sauce) la théorie des univers multiples. Imaginez un instant que notre univers ne soit pas issu du néant, que le Big Bang ne soit que le moment où il se serait séparé d’un autre univers. Il n’y aurait donc pas un, ni deux, mais une multitude d’univers possibles, tous placés sous l’égide d’un Univers Mère, incommensurablement grand, que j’appelais Mothership. Pour étoffer ma théorie, je posais des problématiques telles que l’inexpliquée parfaite synchro des lois de la physique qui a permis la création de vide, d’étoiles, de planètes et de vie. Des questions sur le « grand loto de la vie », expression complètement naze faisant référence à la somme des probabilités de tous les événements nécessaires à l’apparition de vie. Pour simplifier, on a gagné au bingo et notre univers aussi. Pris à la gorge par la soudaine réalisation de mon équivalence à la larve de mouche que j’avais jusque-là considérée comme parfaitement futile, mon système de croyances se vit un peu chambarder. Avec mon pauvre 1m92, sur une étendue de 45 milliards d’années-lumière, il fallait maintenant que je me convainque d'avoir une utilité quelconque sur d’autres dizaines, centaines, milliers, voire millions de milliards d’années qui séparaient mon appart de Brixton des autres univers et du Mothership. Ben merde ! Subitement, le concept même d’un Dieu à notre écoute me paraissait incroyablement creux. Quel bougre d’idiot aurait-il choisi de s’occuper de nous sur une telle latitude ? Ma seule consolation était de me délecter devant la défaite de l'égocentrisme humain face aux victorieux progrès de l'astrophysique. J’achevais mon papier un peu à la der. Parce que fumer les pétards d’un deuil mal digéré et rédiger un théorème mystico-spéculatif de physique en anglais, ça fait pas toujours bon ménage. Mon directeur d’étude, Monsieur Reginald Farthing, qui n’était pas un grand fan de l’e-mail, insista à ce que je lui apporte la copie de mon devoir en mains propres. On était le 23 juin 2020, date limite pour rendre le papelard, il était 19h45 et j’étais bien à la bourre. Brixton et Staines-Upon-Thames (santé !), c'est vraiment pas la porte à côté. Papier sous le bras et couteau suisse porte-bonheur dans la poche de ma veste de costard, je me magnais le derche jusqu’à la Waterloo Station. C’était l’un de ces jours étranges où j’avais l’impression que tout le monde me regardait. Peut-être l’émanation d’un taux de phéromones plus élevé qu’à l’accoutumée ? Ou plus vraisemblablement la quête désespérée d’échanges de regards, navrant résultat du spleen de mon âme esseulée. Je me souviens d'avoir vu sur les écrans TV de Waterloo Station une info de la BBC concernant un OVNI qui avait été aperçu dans le ciel somalien. Bizarre, mais je n’y ai pas prêté plus attention. 45 minutes plus tard, j’arrivais
  • 7. à Egham. Il commençait à pleuvoir, pas une rareté pour la Perfide Albion. Dans le bus, je sentais par la fenêtre l’odeur estivale du bitume chaud et humide. You have reached your final destination. Egham Hill, Royal Holloway, 21h48, plus d’une heure de retard. Si Farthing avait déserté, c’était la merde. Recalé ! Ou pire, viré de la fac pour laxisme. À cet instant, Wilford Bailey, au volant de sa Ford Fiesta, roulait en zigzaguant à une vitesse implorant le retrait de permis. Wilford avait passé une excellente soirée, Manchester United avait gagné ! Ça valait bien les 9 pintes de Doombar qu’il s’était envoyées. Il huait à tuer des têtes : Your gonna see us all from far and wide, Your gonna hear the masses sing with pride. Raté ! Je ne l’ai ni vu ni entendu. Le second bouleversement, c’est à ce moment précis que je l’ai connu. Lorsque le capot rincé de Wilford Bailey est venu caramboler mon corps suintant de transpiration. J’avais jamais volé aussi haut, j'étais jamais tombé aussi raide. Ma nuque a fait crac. Et je suis mort. Pour lire la suite : http://www.amazon.fr/Citizen-Vita-ARCHIE-NO-ARCHETYPE- ebook/dp/B00JS8NP8O/ref=sr_1_1?ie=UTF8&qid=1398174407&sr=8- 1&keywords=citizen+vita Site internet : http://citizenvita.com Facebook : https://www.facebook.com/profile.php?id=100008192047606